vendredi 2 octobre 2009

Bourdieu, reviens : ils sont devenus fous! La gauche et les luttes minoritaires


A propos de Walter Benn Michaels, La Diversité contre l’égalité
Par Jérôme Vidal
(article paru dans La Revue Internationale des Livres et des Idées (RiLi, www.revuedeslivres.net), n°13 (sept.-oct. 2009))

La diversité contre l’égalité, les luttes « culturelles » ou « sociétales » contre la lutte des classes : vieille rengaine de la gauche anti-soixantehuitarde. Un livre de Walter Benn Michaels traduit par les éditions Raisons d’agir réactualise aujourd’hui ces poncifs. Ceux à qui importent la relance, le développement et l’intensification des luttes pour l’émancipation, et plus particulièrement contre l’exploitation, devraient y regarder à deux fois avant d’entonner à leur tour cette ritournelle, affirme Jérôme Vidal.

Bien que ce qui nous importe soit au fond davantage le sens de la traduction et de la diffusion en France de
La Diversité contre l’Égalité de Walter Benn Michaels que le contenu même de ce livre (qui se contente de variations sur les lieux communs que différents polémistes reprennent ad nauseam depuis les années 19901), il est nécessaire d’en exposer ici les grandes lignes et les leitmotive. Quelle petite histoire nous raconte donc W. B. Michaels, après d’autres, dans ce livre manifestement écrit à la va-vite et publié récemment (février 2009) aux éditions Raisons d’agir ? Voici l’essentiel du livre résumé en quelques thèses, organisées selon cinq rubriques :

1. La gauche, la diversité et les inégalités économiques :
1.1 La gauche s’est détournée depuis les années 1980 du combat contre les inégalités économiques pour se préoccuper
exclusivement de la promotion de la « diversité » (culturelle).
1.2 La gauche «
s’attache à attribuer aux pauvres des identités : elle en fait des Noirs, des Latino-Américains, des femmes, les considère comme des victimes de la discrimination » (p. 72).
1.3 La gauche n’a plus d’autre objectif que de «
garantir des privilèges identiques aux femmes et aux hommes de l’upper middle class » (p. 114).
1.4 La différence entre la droite et la gauche est que la première considère que l’objectif de respect de la diversité a été atteint, alors que la seconde considère qu’il est encore à atteindre. Mais la droite et la gauche s’accordent fondamentalement sur le caractère « normal » des inégalités économiques.

2. La réalité des inégalités aujourd’hui :
2.1 Le racisme et le sexisme n’ont aujourd’hui (aux États-Unis) qu’une existence résiduelle, marginale ; ils n’ont plus de réalité structurelle, ou institutionnelle, et ont été « privatisés » (le racisme n’est plus qu’une «
tare individuelle » (p. 81)).
2.2 Les politiques de promotion de la diversité et de « discrimination positive » rencontrent «
une approbation massive » (p. 84).
2.3 Les discriminations subsistantes sont négligeables et disparaîtraient si étaient fortement réduites ou supprimées les inégalités économiques croissantes.

3. La fonction idéologique du combat pour la diversité :
3.1 La conception de la justice sociale qui sous-tend le combat pour la diversité est «
que nos problèmes sociaux fondamentaux proviendraient de la discrimination et de l’intolérance plutôt que de l’exploitation » (p. 9) ; cette conception est néolibérale.
3.2 La promotion de la diversité n’est qu’un leurre qui doit permettre d’ignorer les inégalités économiques : c’est une «
méthode de gestion de l’inégalité ». La fonction essentielle des identités « est de permettre aux gens de se faire une image d’eux-mêmes qui ait le moins possible à voir avec leur situation matérielle ou leurs opinions politiques » (p. 45).
3.3 La pauvreté est aujourd’hui traitée comme une différence culturelle : il ne s’agit plus de l’éradiquer, mais de « respecter » les pauvres.

4. Considérations sur les idéologies, les identités, la diversité et les discriminations :
4.1 Les identités et la diversité « culturelles » n’ont en soi aucune valeur et ne méritent pas d’être valorisées.
4.2 Les identités culturelles sont fictives et instables ; la « clôture » identitaire est impossible : «
toute tentative visant à « définir des différences groupales suffisamment formalisées pour permettre l’établissement d’une liste de traits distinctifs » est vouée à l’échec » (p. 62).
4.3 Il faut distinguer les « idéologies » et les « identités » : les idéologies, ou systèmes d’idées politiques, comme le socialisme ou le libéralisme, interpellent les individus comme êtres rationnels et libres, doués du sens de la justice, susceptibles de changer de système d’idées pour le meilleur ; les identités sont fondamentalement conservatrices ; elles enferment les individus en les attachant de manière exclusive à des formes culturelles fétichisées.
4.4 La notion de « culture », ou d’identité culturelle, est aujourd’hui le masque de l’idée de race, et l’idée de race sert de schème à toutes les identités culturelles qui peuvent donc être dites « racistes » : « [
L]‘idée de race étant passée du statut de fait biologique à celui de fait social, on s’est mis à concevoir la diversité raciale comme une diversité culturelle » (p. 53) ; « Le mot « culture » est devenu un quasi-synonyme d’« identité raciale » » (p. 61).
4.5 Les inégalités raciales et sexuelles reposent sur des préjugés, le racisme et le sexisme, qu’il est aisé d’éliminer (le racisme comme problème ne nécessite pour être résolu «
que de renoncer à nos préjugés» (p. 90)).

5. Le point de vue des « pauvres », du point de vue du ventriloque W. B. Michaels :
5.1 Les « pauvres » ne veulent pas de « respect », et le racisme ou le sexisme ne sont pas des questions essentielles pour eux ; «
ce qu’ils veulent, c’est simplement cesser d’être pauvres » (p. 29).

Ce qui fait problème dans toutes ces propositions, ce n’est certes pas l’affirmation selon laquelle la « gauche », la gauche « de gouvernement », a renoncé ou a trahi sur le terrain économique. Ce qui fait problème, ce n’est nullement le fait de pointer le fétichisme et le consensus relatif dont la « diversité » fait l’objet dans certains réseaux médiatiques ou politiques, de pointer la circulation apparente de cette catégorie dans de nombreux discours tenus à droite comme à gauche ; ce n’est pas non plus le souci affiché d’analyser son rôle dans les opérations de légitimation de la transformation néolibérale du capitalisme. Que la « diversité » occupe bien souvent la place d’un fétiche, d’une valeur indiscutable, d’un présupposé qui s’impose à nous comme une évidence et qui exige et emporte notre approbation immédiate, que cette valeur soit mobilisée à des fins de légitimation de la transformation néolibérale des sociétés, tout ceci paraît, si l’on en reste au niveau des généralités, assez bien établi, et n’a pas attendu ce livre pour l’être. Le problème est que W. B. Michaels entreprend de faire passer ces éléments de la situation pour le tout du tableau – comme si, ayant souligné ces aspects, ont avait épuisé la question des politiques de la diversité et de la représentation, et, surtout, épuisé les termes de l’analyse de la faillite de la gauche aujourd’hui.

Le problème est que W. B. Michaels ne mène pas même l’analyse qu’il prétend conduire : sur la nature du néolibéralisme, sur les dispositifs institutionnels mis en place au nom de la « diversité », sur les problèmes de légitimation dans les nations de l’économie-monde capitaliste aujourd’hui, le lecteur un tant soit peu exigeant ne trouvera rien de bien consistant dans
La Diversité contre l’Égalité. C’est que ces questions ne l’intéressent sans doute nullement. Ce qui intéresse bien plutôt W. B. Michaels, semble-t-il, c’est de donner un habillage et un cachet « de gauche » aux remâchements néoconservateurs contre les luttes minoritaires pour l’égalité et aux turlutaines de la pensée anti-68.

W. B. Michaels aurait pourtant pu trouver de précieux outils, si l’analyse de la gestion néolibérale de la « diversité » l’avait véritablement intéressé, chez de nombreux auteurs. Il aurait notamment pu en découvrir de particulièrement utiles chez – surprise ! – les penseurs phares des luttes minoritaires que furent Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari et Michel de Certeau.

Un auteur comme Maurizio Lazzarato – dont je suis l’éditeur – a déployé, après d’autres, avec vigueur les intuitions de ces analystes dans
Le Gouvernement des inégalités. Critique de l’insécurité néolibérale. Que l’on en juge par ces quelques lignes :

À la « segmentarité dure » du capitalisme industriel, se structurant selon la dichotomie de l’ou bien… ou bien… (les disjonctions exclusives entre le travail et le chômage, le masculin et le féminin, l’intellectuel et le manuel, le travail et le loisir, l’hétérosexuel et l’homosexuel, etc.) qui strie d’avance la perception, l’affectivité et la pensée, enfermant l’expérience dans des formes toutes faites, se superpose une segmentarité plus « souple » qui semble multiplier les possibilités, les différences et les groupes sociaux. Production de dualismes et gestion des différences se superposent et s’agencent au gré des rapports de forces, des stratégies et des objectifs d’une situation politique chaque fois spécifique.

Alain Badiou et Slavoj Žižek n’ont rien découvert de nouveau lorsqu’ils affirment que la logique des « minorités » (les femmes, les homosexuels, les intermittents, les Arabes, etc.) est en complète adéquation avec la logique du Capital, puisque ces « différences » et ces « communautés » peuvent très bien constituer de nouveaux marchés d’investissement pour les entreprises.
[« La problématique moléculaire est totalement en connexion – tant au niveau de sa modélisation répressive qu’au niveau de ses potentialités libératrices – avec le nouveau type de marché international qui s’est instauré », ajoute en note de son texte Maurizio Lazzarato en citant Félix Guattari2.]

Non seulement, comme le suggère Foucault, l’organisation de la société « tolère » des territoires subjectifs qui échappent à son emprise, mais « elle s’est employée elle-même à produire ses marges » et « elle a équipé de nouveaux territoires subjectifs, les individus, les familles, les groupes sociaux, les minorités ». Si la logique capitaliste multiplie les formes d’intervention en faisant surgir de partout des « ministères de la Culture, des ministères des Femmes, des Noirs, des Fous, etc., c’est pour encourager des formes de culture particularisées, afin que les personnes se sentent en quelque sorte dans une espèce de territoire et ne se trouvent pas perdues dans un monde abstrait. »

Mais il convient ici de ne pas tout confondre, notamment ce qui distingue la différence entre les minorités comme « états », comme « communautés », dont les contours identitaires configurent effectivement de nouvelles niches de marché, et la politique minoritaire, les « devenirs minoritaires » qui sont tout à fait autre chose. L’ouvrier comme sujet révolutionnaire, porteur de l’universel, par lequel Badiou et Žižek pensent dépasser la question des minorités, une fois bloqué son « devenir révolutionnaire » (minoritaire), a été d’ailleurs, bien avant les « minorités », le premier grand marché de consommation de masse.


Il y a formulé ici en moins de cinq cents mots, particulièrement denses – qui ne sont d’ailleurs pas à prendre ou à laisser, qui méritent discussion –, beaucoup plus sur la promotion contemporaine de la « diversité » dans le cadre de la révolution néolibérale que n’en trouvera le lecteur le plus charitable et bienveillant dans l’ensemble du livre de Michaels. On y trouve notamment la marque d’un effort pour ressaisir l’histoire, la complexité, les contradictions et l’ambivalence de la réalité considérée – préoccupation qui fait totalement défaut au livre de W. B. Michaels, pour la simple raison que celui-ci a justement congédié d’emblée la réalité et l’histoire : jamais Michaels ne fait référence, ne serait-ce que de façon indicative, aux débats, pourtant élaborés – quand ils parviennent à s’extirper des eaux troubles du néoconservatisme –, soulevés par l’
affirmative action; jamais il ne décrit l’histoire et la réalité juridiques et pratiques de l’affirmative action ; jamais il ne discute ni même n’évoque les auteurs qui ont problématisé contradictoirement la « diversité » et ses liens avec le néolibéralisme ; jamais d’ailleurs il n’avance une définition descriptive du néolibéralisme (au-delà de la constatation, triviale, du fait qu’un nouveau rapport de forces a depuis trente ans permis aux riches de s’enrichir davantage au détriment des pauvres).

La seule injection de réalité dans son discours consiste dans la présentation de statistiques censées démontrer que racisme et sexisme auraient disparu aux États-Unis – rien de moins ! – et que les « discriminations » seraient de nature exclusivement économique. On notera d’ailleurs au passage que le racisme ou le sexisme ne s’analysent chez Walter Benn Michaels qu’en termes de « discriminations », comme si racisme et sexisme n’avaient pour seule réalité que de priver leurs victimes de « chances » ou de « rétributions » égales. Le lecteur ayant une connaissance même assez superficielle ou lointaine de la réalité sociale des États-Unis pourra en tout cas avec raison se demander s’il arrive à W. B. Michaels de sortir du campus de l’université de l’Illinois à Chicago pour se confronter à la réalité qui l’entoure.

L’affirmation de Michaels selon laquelle le racisme n’a aujourd’hui (aux États-Unis) qu’une existence résiduelle, marginale, selon laquelle il n’a plus de réalité structurelle, ou institutionnelle, et a été « privatisé », devrait apparaître obscène à toute personne gardant en mémoire les circonstances et les suites de la dévastation occasionnée par le passage du cyclone Katrina à la Nouvelle-Orléans. Mais pointer cette obscénité ne suffit pas.

En affirmant que le racisme est aujourd’hui aux États-Unis « marginalisé » et « privatisé », en affirmant que la « discrimination positive » rencontre «
une approbation massive », Michaels, bien qu’il falsifie la réalité, « enregistre » pour ainsi dire dans son discours les effets bien réels, c’est-à-dire à la fois le succès et l’échec, du mouvement pour les droits civiques des Noirs américains. Succès, parce que la ségrégation institutionnelle, légale, a bien été démantelée, parce que le racisme ouvert fait aujourd’hui encore largement l’objet d’une disqualification symbolique. Échec, parce que la déségrégation a eu pour effet paradoxal, parallèlement à la mise en oeuvre de dispositifs d’affirmative action, l’invisibilisation d’un racisme structurel persistant, et a ainsi rendu possible le violent backlash des années Reagan et Clinton sur les questions minoritaires, backlash sur lequel W. B. Michaels, loin de briser un consensus, fait fond, backlash dont les formulations idéologiques ont été élaborées et diffusées par les Nouveaux Démocrates clintoniens dans des termes très proches de ceux de Michaels, backlash dont on imagine bien que le lecteur français moyen de La Diversité contre l’Égalité, relativement ignorant de l’histoire politique et idéologique récente des États-Unis, ne sait pas grand-chose.

Un même mépris à l’égard de tout ancrage empirique se manifeste dans la façon dont W. B. Michaels construit son adversaire, cette « gauche » à qui il reproche d’avoir renoncé à lutter contre l’inégalité. La compréhension du mot « gauche » dans le discours de W. B. Michaels reste remarquablement indéterminée. Il paraît le plus souvent désigner l’intelligentsia. Parfois, il semble prendre un sens beaucoup plus large, englobant toutes les personnes, tous les groupes, toutes les organisations, des
radicals à la majorité du Parti démocrate. Parfois encore, il ne paraît renvoyer qu’à ce que nous appellerions en France la gauche « de gouvernement », la gauche qui a accès aux lieux de pouvoir. Cette indétermination a une fonction stratégique dans le discours de Michaels : elle lui permet de caractériser globalement la gauche, comme si cette généralisation n’était pas abusive, ne reposait pas sur une abstraction sans consistance, particulièrement dans le contexte états-unien. Il peut ainsi affirmer de toutes les composantes de « la » gauche ce qui à la rigueur pourrait être dit de telle ou telle de ces composantes. La gauche est dans le discours de W. B. Michaels une réalité toujours anonyme. Jamais Michaels n’en propose de tableau composite ; jamais il ne nomme ni ne caractérise, même de façon imprécise, les mouvements, les organisations, les personnes, ou leurs discours et interventions. La gauche selon Michaels n’est pas diversité ! Son discours est donc « dans l’air », ce qui lui permet bien sûr d’éviter toute discussion un tant soit peu précise et informée au cours de laquelle l’examen de cas risquerait de lui apporter un démenti. Et quand exceptionnellement il abandonne cette posture aérienne, c’est pour traiter les faits avec une telle désinvolture et une telle mauvaise foi que toute discussion est rendue impossible3.

Une invraisemblable théorie des identités

Mais venons-en à l’essentiel. La toile de fond du livre de W. B. Michaels est empruntée à Samuel Huntington, l’auteur du
Choc des civilisations4 : « Selon Huntington, la chute de l’Union soviétique a donné naissance à un monde où l’affrontement idéologique entre socialisme et capitalisme libéral (la guerre froide) a cédé la place à un conflit entre civilisations » (p. 40). Ce tableau ne fera l’objet d’aucune critique, d’aucune prise de distance dans la suite du livre. Michaels ne se séparera de Huntington (p. 42) que sur les conséquences à tirer de ce constat. Contrairement à ce dernier, il refuse en effet, heureusement, de considérer que la défense de « l’américanité » puisse constituer un objectif politique valable. Une telle défense est selon lui à mettre sur le même plan, par exemple, que la défense de l’« indianité » des indiens Aymaras (comme Evo Morales), condamnée également par Michaels sans autre forme de procès. C’est que dans le monde de Michaels tous les chats sont gris : toutes les identités se valent, c’est-à-dire qu’elles ne valent rien, parce qu’elles sont fondamentalement, sinon réactionnaires, du moins conservatrices.

Impossible dans ce monde, donc, de chercher à distinguer entre différentes politiques de l’identité. Impossible de distinguer entre les politiques de l’identité des dominés et celles des dominants. Impossible de distinguer entre les identités forgées à des fins de résistance à l’oppression, dans une logique de solidarité, et les identités régressives et oppressives. Impossible de distinguer entre les identités minoritaires et les identités majoritaires, les identités « ouvertes » et les identités « fermées » et exclusives. Impossible d’imaginer des politiques identitaires anti-essentialistes, dont pourtant les mouvements ouvriers (la « non-classe » des prolétaires), féministes et gays ont proposé des formulations concrètes, même si ces mouvements ont aussi pu avoir leur moment ou leur tentation « séparatiste » ou « essentialiste ». Impossible, enfin, on vient de le voir à propos d’Evo Morales, de distinguer entre les politiques de l’identité des mouvements anti-impérialistes et le nationalisme des puissances impériales.

L’examen empirique des différentes politiques de l’identité et de leurs évolutions est donc par définition inutile. Car W. B. Michaels aime les définitions
a priori et les équations simples ; il s’autorise en conséquence à congédier l’histoire et l’empirie. Voici donc le dernier mot de W. B. Michaels : « Dans un monde idéal, la diversité ne ferait l’objet d’aucune célébration, quelle qu’elle soit – d’aucun soutien non plus » (p. 35).

On rétorquera à W. B. Michaels que nous ne vivons justement pas dans un monde idéal, mais dans un monde dans lequel racisme et sexisme sont des réalités sociales qui nous précèdent, qui s’imposent à nous et nous constituent, des réalités sociales qui sont inscrites non seulement dans les institutions, mais dans nos corps, ou, comme aurait dit Pierre Bourdieu, dans nos habitus (« l’histoire faite corps ») – des réalités sociales qui ne découlent pas d’identités que d’aucuns auraient eu la mauvaise idée de mettre en circulation et que l’on pourrait faire disparaître par une simple prise de conscience ou par la déclaration de leur insignifiance ! Dans un tel monde, on comprend que la fierté homosexuelle (
gay pride) ou la fierté noire (« Black is beautiful »), par exemple, n’ont rien à voir avec un quelconque conservatisme identitaire, mais tout à voir, en revanche, avec le retournement d’un stigmate, retournement qui, loin d’enfermer dans une identité, vient au contraire défaire les identités, ouvrir la possibilité, pour tous, Blancs comme Noirs, hétéros comme pédés, d’habiter autrement les identités existantes, de se bricoler des identités aussi peu oppressives que possible. Contrairement à l’opération centrale du dispositif argumentatif de W. B. Michaels, qui vise à rabattre les luttes minoritaires sur la seule question de la représentation sociale de la « diversité », les politiques minoritaires n’ont pas grand-chose à voir avec la célébration abstraite de la diversité et des identités, mais tout à voir avec des formes concrètes de domination et de violence sociale, avec le traitement de torts spécifiques faits à l’égalité.

Dans un monde « idéal », pourrait-on par ailleurs argumenter, il y aurait place non pas pour la célébration de la « diversité » (cette différence normalisée, conformée, standardisée, cette différence sans différence), mais pour le souci de la « différence », de la maximisation de la possibilité de maintenir ou d’élaborer des formes de vie divergentes, qui échappent aux processus de normalisation et d’homogénéisation liés à l’État national/social, au consumérisme et, plus généralement, à l’inscription dans le système capitaliste. Préoccupé exclusivement par la question de l’exploitation (ou, plus exactement, dans la perspective « travailliste » qui est la sienne, par la répartition des revenus ou des « chances »), Michaels évacue purement et simplement la question de l’aliénation, des formes de normalisation, de dépossession culturelle et d’homogénéisation de nos vies.

Il devient dès lors impossible à W. B. Michaels de penser qu’il existe un lien profond entre colonisation culturelle et impérialisme économique, et par conséquent de penser ensemble la promotion et la défense de la diversité linguistique et le combat contre l’exploitation et l’impérialisme économique ; leur synthèse dans tel ou tel mouvement est pour lui simplement accidentelle, et elle n’invalide pas le fait qu’elles sont inspirées fondamentalement par des visions contradictoires et exclusives. «
Si votre volonté est de préserver votre identité, certaines choses, comme continuer à parler votre langue natale, seront cruciales à vos yeux […]. Si en revanche, votre volonté est de promouvoir le socialisme, la langue dans laquelle vous le ferez n’aura pas grande importance » (p. 38). Il y a fort à parier que les rédacteurs et les lecteurs du Monde diplomatique qui ont travaillé depuis des années à nouer la critique des formes nouvelles du capitalisme et celle de l’impérialisme linguistique auront été stupéfiés de voir que leur journal fait aujourd’hui la promotion d’un auteur qui défend des idées aussi contraires aux leurs5.

Ce qui transparaît ici aussi, c’est que le point de vue de W. B. Michaels est profondément centré : c’est un point de vue défendu depuis le centre de l’économie-monde, dans une ignorance parfaite de son caractère borné et situé. La pauvreté dont il se préoccupe est exclusivement la pauvreté née de la « crise » dudit
welfare state dans les nations riches qui dominaient dans la division internationale du travail à l’époque des Trente Glorieuses. Que les conditions qui rendaient possibles cette division internationale du travail appartiennent à un passé révolu et que les conditions de la politique dans les nations du centre comme d’ailleurs ont donc été profondément bouleversées depuis les années 1950-1960, W. B. Michaels ne semble pas s’en être aperçu.

Selon lui – sans qu’il apporte le moindre élément à l’appui de l’affirmation de ce lien causal, sinon l’évocation vague et discutable d’une consécution sur le plan chronologique –, les défaites successives de la gauche et la régression du
welfare state seraient l’effet de son égarement du côté des politiques de l’identité et de la diversité. Le programme de W. B. Michaels consiste donc à déplacer radicalement les priorités de la gauche (du combat pour la « diversité » à celui contre les inégalités économiques) afin d’inverser le rapport de forces qui s’est imposé dans les années 1980. Le programme de W. B. Michaels est ainsi un programme de restauration du welfare state à la mode desdites Trentes Glorieuses. Où est le leurre, pourra-t-on se demander ? Dans les politiques de l’identité qui se déploient dans le monde, dont l’orientation anticapitaliste est parfois nette – repensons à Evo Morales –, ou dans un discours anachronique de restauration des privilèges des économies du vieux centre de l’économie-monde (l’Europe et l’Amérique du Nord) qui fait l’impasse sur la catastrophe économique et écologique mondiale qui se déroule sous nos yeux ?

On ne s’étonnera guère qu’un des principaux représentants du néoconservatisme étatsunien, Dinesh D’Souza, dont le « passeur » en France n’est autre qu’Alain Finkielkraut, juge qu’avec ce livre W. B. Michaels est sur la bonne voie («
He is on the right track6 »). Il y a tout lieu de penser, en effet, que, loin de renforcer tous ceux qui luttent aujourd’hui contre les « inégalités économiques » et, plus profondément, contre « les monstrueuses iniquités inhérentes à la structure capitaliste » (selon une formule particulièrement inspirée du camarade André Breton), un livre comme La Diversité contre l’Égalité ne servira qu’à affaiblir l’ensemble des luttes dont le développement conjoint et la multiplication sont absolument nécessaires à la remise en cause des formes contemporaines de la domination.

Deux ou trois choses que nous savons d’elles
(les luttes minoritaires)


Il importe d’ailleurs de rappeler deux ou trois choses à propos de ces luttes. S’il n’y a pas d’harmonie préétablie des luttes, si luttes et mouvements entretiennent en leur sein et entre eux tensions et contradictions, si leur articulation ne peut être que problématique (notamment parce qu’ils sont régulièrement confrontés à des problèmes nouveaux, qui ne peuvent être adéquatement formulés dans les langages de l’émancipation préalablement établis), il n’en reste pas moins que jouer les uns contre les autres, comme le fait justement W. B. Michaels tout en en faisant le reproche à ses adversaires, ne peut qu’avoir des effets désastreux. Un tel jeu a toutes les chances d’être « perdant-perdant ». Tout l’enjeu est pour nous au contraire, précisément, de favoriser la problématisation polémique et la critique mutuelle des mouvements,
dans le sens de leur renforcement collectif, et de faire en sorte que tensions et contradictions soient productives. C’était déjà l’esprit d’une initiative comme « Nous sommes la gauche », dont les interventions de Pierre Bourdieu à la même époque – s’en souvient-on ? – participaient 7. C’était aussi celui des successifs Forums sociaux mondiaux, notamment celui de Seattle. Mais il semble que, dans le monde de Michaels, Seattle n’a pas eu lieu.

À ce propos, il faut souligner que les luttes et les mouvements politiques, tout comme d’ailleurs les identités, ne sont pas des réalités discrètes, absolument distinctes les unes des autres, mais qu’ils se chevauchent, qu’ils se recouvrent. Il n’est notamment pas possible de séparer d’un côté les luttes « économiques » et de l’autre les luttes « culturelles » ou « sociétales ».

Ainsi, le fait que le genre et la sexualité occupent une position centrale dans le fonctionnement de l’économie politique, nous le savons, pour ainsi dire, depuis au moins 1846, année de la rédaction de
L’Idéologie allemande. Les féministes matérialistes et socialistes pouvaient dans les années 1970 et 1980 en tirer toutes les conséquences, comme aujourd’hui à leur suite certains représentants de la théorie queer8. Il faut tout l’aveuglement du réductionnisme économiciste qui triomphe depuis une trentaine d’années, autant chez les économistes néoclassiques que chez W. B. Michaels et ses laudateurs, pour ne pas le comprendre.

Les luttes des travailleurs, des chômeurs et des précaires, des sans-papiers, des malades du sida, des usagers de drogue, des double-peine, etc. ne cessent, de fait, de se rencontrer, de se mêler, de se confronter et, dans le meilleur des cas, de se renforcer. Si historiquement tel ou tel processus de problématisation-politisation apparaît comme distinct («
la question gay »), c’est qu’il doit se produire sur fond d’un refoulement antérieur ou d’une participation des plus anciens mouvements d’émancipation à certaines formes de domination et à l’ordre majoritaire (le PCF a par exemple largement contribué à la production et à la reproduction du familialisme et de l’hétérosexisme de l’État national/social d’avant 1968).

W. B. Michaels contre la classe ouvrière

Ce « savoir » élémentaire sur l’« intersectionnalité » des formes de domination (et des luttes) – que l’on nous pardonnera d’avoir évoqué ici de manière un peu pesante, didactique –, W. B. Michaels en fait fi. Les conséquences de cette ignorance pour la cohérence de son propos sont importantes. La confusion entretenue par W. B. Michaels à propos des politiques identitaires devient en effet manifeste quand se pose dans son livre la question de l’identité ouvrière.

Michaels, pour qui l’histoire sociale des ouvriers et du mouvement ouvrier est selon toute apparence une réalité étrangère, ignore que les luttes pour l’émancipation ouvrière ont notamment puisé leur force et leur puissance d’agir dans la constitution d’une identité et d’une culture ouvrières, d’un véritable « communautarisme
9 » ouvrier, en rupture avec l’individualisme et l’universalisme abstrait de l’idéologie républicaine, et que cette identité et cette culture passaient par la production de récits célébrant l’histoire et la mémoire du groupe ouvrier, à la fois localement et globalement. Que le réarmement de la critique sociale passe aujourd’hui par la capacité à renouer de façon critique les fils de cette histoire et de cette mémoire, au-delà des transformations du capitalisme et du monde ouvrier, n’a heureusement pas échappé à tout le monde.

De ce point de vue, certains passages particulièrement baroques et absurdes de
La Diversité contre l’Égalité ne peuvent apparaître en France que comme une tentative de disqualification du travail entrepris voilà plusieurs années aux éditions Agone par Samuel Autexier (à l’époque où il y animait l’excellente collection Marginales) : « dès lors que l’on commence à exalter la valeur de la littérature ouvrière, à déplorer l’injustice que nous, critiques littéraires, infligeons aux pauvres parce que nous n’avons pas su apprécier leur littérature, on ne fait rien d’autre qu’ignorer l’inégalité. La classe ouvrière ou les pauvres peuvent bien entendu produire la plus haute littérature – simplement, ils n’y parviennent qu’en surmontant l’obstacle que constitue leur appartenance à la classe ouvrière ou leur pauvreté. En niant que la pauvreté soit un obstacle, on nie du même coup l’existence et l’importance de l’inégalité entre classes » (p. 145-146).

Si effectivement le fait qu’un roman se présente comme « ouvrier », « prolétarien » ou « révolutionnaire » ne saurait aucunement suffire à lui conférer une quelconque valeur littéraire, il n’en reste pas moins qu’il est nécessaire d’interroger l’histoire (sociale et politique) de nos jugements de goût en la matière, qu’il nous faut mettre en question la délégitimation et l’invisibilisation dont la littérature « prolétarienne » a fait l’objet par les institutions scolaires et universitaires. Est-il vraiment nécessaire de rappeler à W. B. Michaels et à ses éditeurs français que nos normes et nos valeurs ont une histoire et que cette histoire cristallise des refoulements et des exclusions politiques ? Est-il si aberrant à leurs yeux de suggérer que notre système de valeurs est notamment le produit de la lutte des classes et qu’il pourrait être intéressant de s’exercer à défaire cette histoire en le faisant apparaître comme telle, en s’attachant à
apprécier la littérature ouvrière, ce qui n’implique nullement de la fétichiser ? C’est tout un art politique de la mise en question de notre sensibilité et de nos valeurs, en tant qu’elles sont historiques, qui est en jeu dans la critique du canon littéraire. Penser dans une perspective historique ou historienne, considérer la réalité et nos valeurs comme essentiellement historiques ; défaire l’histoire en montrant qu’elle est le fond de toutes choses, de toutes les formes sociales, de toutes les formes de domination, et par là, en mettant à jour les forclusions sédimentées dans l’histoire, dégager des possibles pour le présent et l’avenir : n’était-ce pas là le coeur indissociablement politique et épistémologique du propos de Pierre Bourdieu, sous le patronage duquel les éditions Raisons d’agir continuent de se placer ?

On jugera peut-être qu’il s’agit d’un développement marginal dans
La Diversité contre l’Égalité. Nous y voyons plutôt un aveu en négatif, le point où les contradictions du discours de W. B. Michaels deviennent incontournables, le point où son argumentation se mord la queue : le point où les positions défendues par W. B. Michaels viennent nier la réalité concrète de la politique ouvrière dans l’histoire. Se confirme alors qu’il s’agit moins pour lui de penser les impasses réelles de la gauche et de contribuer à l’en sortir, que d’adopter, avec toute la mauvaise foi requise, une pose, autrement dit de défendre une position payante dans les stratégies de distinction propres au petit monde de la gauche et au champ médiatique – le dispositif rhétorique du livre de Michaels réunit tous les éléments d’un « coup » médiatique et commercial. Autrement dit encore, de cultiver le narcissisme d’une partie de la gauche en rupture avec le mouvement réel des luttes : une fuite en avant visant à conforter son identité fragilisée – bref, un « communautarisme ».

Le livre de Michaels est doublement consensuel. Il contribue à la fabrique et à l’entretien du consensus qui réunit dans la haine des luttes minoritaires menaçant l’ordre symbolique petit-bourgeois des composantes de la gauche que tout devrait séparer : « libertaires », nostalgiques du PCF des grandes années, « sociaux-démocrates » incapables de penser la crise de la société du travail à la mode des Trente Glorieuses… Mais il fait aussi écho au consensus que cette même haine, ce même ressentiment, cette même panique morale, alimente, bien au-delà de la gauche, dans l’ensemble de l’espace public
10. De ce point de vue, la façon dont Michaels dresse son propre portrait en pourfendeur héroïque et solitaire d’une opinion « totalitaire », universellement partagée et soutenue, tient de la farce. En témoigne la réception favorable, sinon très favorable, dont a bénéficié le plus souvent La Diversité contre l’Égalité dans les médias mainstream, toutes sensibilités confondues, en France comme aux États-Unis. La chose ne doit pas étonner : le consensus a évidemment tout intérêt à revêtir les habits du dissensus, comme l’idéologie à proclamer la fin des idéologies.

*

Mais qu’est-ce que Raisons d’agir est donc allé faire dans cette galère ?

La question que soulève le déploiement du dispositif rhétorique grossier, mais, semble-t-il, efficace, du moins auprès d’un certain public, mis en oeuvre dans
La Diversité contre l’Égalité est celle de savoir s’il y a une valeur politique à la simplification, au déni de la réalité, à la falsification et à l’outrance. Une chose est sûre : ce dispositif entre en contradiction avec l’exigence qui était celle des fondateurs des éditions Raisons d’agir. On voit mal en effet en quoi le pamphlet de W. B. Michaels satisfait, même minimalement, la volonté d’allier l’énergie polémique du militantisme aux résultats d’une recherche rigoureuse et informée orientée par un souci critique. Alors que Pierre Bourdieu et les membres fondateurs de Raisons d’agir travaillaient, du moins était-ce leur intention, à l’époque, à la construction d’un espace public critique, dont les normes exigeantes devaient permettre une politisation des savoirs en rupture avec la logique d’abêtissement qui serait la caractéristique exclusive des grands médias, La Diversité contre l’Égalité s’inscrit au contraire très exactement dans cette dernière logique – construction de pseudo-alternatives, simplification à l’extrême des questions, privilège accordé aux idées choc et toc, indifférence à l’histoire des problèmes et aux savoirs militants et savants accumulés à leur propos –, logique qui depuis trente ans a merveilleusement servi les idéologues néolibéraux et néoconservateurs.

Parce que les éditions Raisons d’agir ont joué un rôle indiscutable, décisif, dans le réarmement de la critique depuis 1995, parce que nous avons besoin plus que jamais de travailler collectivement à la constitution d’un espace public critique et positivement polémique – où déterminer que penser et que faire, dans une perspective de transformation démocratique radicale, de la transformation néolibérale du capitalisme, de la « crise » de l’État social et de la société salariale, de l’état d’urgence écologique –, il est à espérer que la publication de
La Diversité contre l’égalité ne représente pas l’affirmation d’un programme politique et éditorial, mais seulement l’effet d’un relâchement momentané de l’esprit critique. Le mouvement social aurait sinon perdu l’un de ses atouts les plus précieux.

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1. Pour une mise en perspective historique et politique, on lira avec intérêt, de Philippe Mangeot, « Bonnes conduites ? Petite histoire du « politiquement correct » » (Vacarme 1 et 2, hiver 1997 et printemps 1997, www.vacarme.org).

2.Félix Guattari et Suely Rolnik,
Micropolitiques, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2006, p. 174. Les autres citations présentes dans le texte de M. Lazzarato sont extraites de Michel Foucault, « La sécurité et l’État », in Dits et Écrits, tome II. Le texte du Gouvernement des inégalités. Critique de l’insécurité néolibérale (Paris, éditions Amsterdam, 2008) a été repris dans le plus vaste Expérimentations politiques (Paris, éditions Amsterdam, à paraître à l’automne 2009).

3.Dans son introduction à l’édition française de son livre, W. B. Michaels fait ainsi absurdement équivaloir par un procédé de décontextualisation des discours la « politique de la diversité » du Mouvement des Indigènes de la République et celle de Nicolas Sarkozy.

4.Samuel Huntingon,
Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997 [1996].

5.
Le Monde diplomatique (février 2009, p. 22 et 23) a ainsi publié, en guise de « bonnes pages », l’avant propos de Walter Benn Michaels à l’édition française de La Diversité contre l’égalité, avant-propos qui porte l’art de l’amalgame idéologique à son sommet.

6. Propos rapporté par Christopher Shea dans un compte rendu du livre de W. B. Michaels (« Colorblinded »,
The Boston Globe, 3 sept. 2006).

7. Sur « Nous sommes la gauche », on pourra lire, de Jérôme Vidal,
La Fabrique de l’impuissance. 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire (Éditions Amsterdam, Paris, 2008), p. 118-122. De Pierre Bourdieu, sur les luttes minoritaires, on pourra lire « Quelques questions sur la question gay et lesbienne », in Didier Eribon (éd.), Les Études gay et lesbiennes, Paris, Centre Pompidou, 1998.

8. Sur ces questions, on pourra lire les remarques de Judith Butler dans « Merely Cultural », in
Social Text, n° 52-53, automne-hiver 1997, p. 265-277.

9.
Les Ouvriers dans la société française (xix-xxe siècle) de Gérard Noiriel (Paris, Seuil, « Points », 1986) est sans doute toujours la meilleure synthèse sur le sujet pour ce qui concerne la France. Sur le communautarisme et ses critiques, on pourra lire avec profit, de Philippe Mangeot, « « Communautés » et « communautarisme ». La rhétorique « anti-communautariste » à l’épreuve des « communautés homosexuelles » » (lmsi.net, Les Mots Sont Importants, mai 2004), ou encore, de Laurent Lévy, Le Spectre du communautarisme (éditions Amsterdam, Paris, 2005).

10. Sur l’imposture intellectuelle que représente d’un point de vue historique la « pensée anti-68 » (notamment dans sa variante « de gauche »), sur son occultation de l’insubordination ouvrière « soixante-huitarde » des années 1970, je me permets de renvoyer de nouveau à mon livre
La Fabrique de l’impuissance , op. cit., p. 79-101.


Pour citer cet article : "Bourdieu, reviens : ils sont devenus fous ! La gauche et les luttes minoritaires", in La Revue Internationale des Livres et des Idées, 11/09/2009, url:http:www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=412

jeudi 5 mars 2009

Le NPA, un parti « travailliste » ?


par Jérôme Vidal


(une version légèrement abrégée de cet article a paru dans l'édition du 7 février 2009 du Monde)



Tous ceux qui déplorent depuis des années non seulement l'autisme du Parti socialiste, son incapacité à servir de catalyseur et de relais institutionnel aux revendications démocratiques, mais aussi, surtout, son rôle plus ou moins avoué de promoteur de la transformation néolibérale et sécuritaire des institutions, devraient se réjouir de la création d'un Nouveau Parti Anticapitaliste. Et cela, quels que soient les réserves, les doutes et les interrogations que ce parti en formation peut déjà susciter. La création du NPA, en ouvrant la perspective d'une fin de la domination exclusive du PS à gauche, avec un Parti communiste et des Verts « satellisés », dégage en effet des marges d'action pour toutes les gauches, pour tous ceux à qui il importe encore de relancer un mouvement de transformation démocratique radicale de la société. Disons-le fortement : ceux qui au sein de la gauche de gauche font aujourd'hui les fines bouches, ceux qui s'engagent dans des chicanes dilatoires pour mettre en doute l'intérêt de la création du NPA, alors même que le sens de cette création n'est pas fixé, tous ceux-là se trompent gravement. Il ne saurait pour autant être question de « verrouiller » les débats, de taire nos réserves, nos doutes, nos interrogations, voire nos désaccords. Personne n'y a intérêt, et surtout pas le NPA.


La présence probable au sein des instances dirigeantes du nouveau parti de l'un des manipulateurs politico-médiatiques qui ont fabriqué de toutes pièces la dernière et désastreuse « affaire » du foulard – ce merveilleux cadeau fait à la droite alors au pouvoir – n'augure rien de bon quant à sa capacité à aborder les questions posées par les populations issues de l'immigration (post-)coloniale. Peu de doute sur le fait qu'une telle incompréhension de la question postcoloniale, si elle se confirme, réduira le NPA à être un parti tout aussi « blanc » que ses voisins moins à gauche. Le NPA, comme l'ensemble de la gauche, doit sur ce point entreprendre un véritable aggiornamento s'il souhaite sortir de l'impasse intellectuelle et politique actuelle.


Peut-être cette difficulté à se saisir de la question postcoloniale n'est-elle pas sans rapport avec le prisme « anticapitaliste » exclusif adopté jusqu'à la création du NPA. Peut-on encore, en 2009, après des décennies de critique postcoloniale, féministe et gay, suggérer que l'hétérosexisme ou le racisme sont réductibles au capitalisme, ou qu'ils peuvent en être « déduits », et qu'anticapitalisme, antisexisme et antiracisme se confondent ou sont nécessairement liés ? Si le capitalisme articule en son sein toutes les formes de domination, celles-ci n'en subsistent pas moins, pour ainsi dire, indépendamment de lui. L'articulation entre les résistances aux différentes formes d'oppression ne peut dès lors qu'être problématique. On voit mal comment une gauche digne de ce nom pourrait se redéployer sans enfin tirer les conséquences de ce fait. Il est vrai que les idéologues petits-bourgeois de la réaction anti-68 à gauche – qui affirment, selon une perspective téléologique qui est un véritable déni de l'histoire, que les luttes des minorités pour l'égalité et les luttes contre les formes contemporaines de l'aliénation des années 68, disqualifiées en tant que « critique artiste », ont sapé la « critique sociale » et servi de terreau à l'offensive néolibérale – n'ont pas peu contribué à entretenir la plus grande confusion sur ces questions. Si le NPA doit être autre chose qu'un parti au discours ouvriériste, s'efforçant de reprendre la fonction tribunitienne qui était celle du PCF, il devra faire les comptes des effets délétères de la « pensée » anti-68. C'est là la condition sine qua non de la mise en œuvre d'une stratégie contre-hégémonique véritable.


L'ouvriérisme et le « travaillisme » sont certainement, de ce point de vue, l'écueil principal auquel est exposé le NPA. Que l'effacement de la figure ouvrière, le refoulement de la condition ouvrière hors du discours politique légitime, l'abandon de la critique de l'exploitation et du prisme de la lutte de classe aient contribué à défaire la gauche depuis au moins une trentaine d'années ne fait aucun doute. Mais mettre un terme à cet effacement, à ce refoulement et à cet abandon n'implique nullement de réactiver le dispositif rhétorique qui était celui du PCF, lequel combinait un anticapitalisme verbal et une pratique « travailliste » de cogestion du compromis social desdites Trente Glorieuses. C'est ce compromis qui a volé en éclat avec l'insubordination ouvrière et les luttes « minoritaires » des années 1968, ainsi qu'avec l'offensive néolibérale contemporaine. Si l'anticapitalisme du NPA avait pour contenu réel l'agitation d'un retour impossible à ce compromis dont les conditions historiques sont révolues – comme si la question n'était que d'inverser les rapports de forces et ainsi de remonter le cours de l'histoire –, il se préparerait des lendemains qui déchantent. Force est malheureusement de constater que ce qui domine le plus souvent aujourd'hui dans les prises de position de son porte-parole, Olivier Besancenot, c'est précisément cet ouvriérisme et ce travaillisme, qui semblent n'avoir pour perspective concrète, à court terme, que la défense de l'emploi et, à plus long terme, le retour au plein-emploi et à la société salariale des Trente Glorieuses.


Cette perspective est-elle réaliste, et est-elle même souhaitable ? Elle ne tient en tout cas aucun compte de la critique du salariat et de la réouverture de la question de la libération du travail, que, de l'insubordination ouvrière des années 1968 aux mouvements des précaires et des chômeurs plus récents, avec la critique que ces mouvements ont développée du néolibéralisme et du précariat généralisé, et avec l'émergence de la revendication d'un revenu optimal garanti universel, de nombreuses luttes ont contribué à entretenir et à remettre à l'ordre du jour. Quel que soit le caractère problématique de ces mouvements ou de cette revendication, qui font écho aux conditions réelles d'existence d'une majorité de nos contemporains, le NPA ferait fausse route s'il les ignorait et les écartait du cœur de son projet, en promouvant la fiction du retour à un âge révolu du mouvement ouvrier. Le NPA doit choisir entre anticapitalisme et « travaillisme ».


Quoi qu'il advienne, il est d'ores et déjà certain que sa création sera l'occasion de la réouverture de questions essentielles qui n'avaient plus droit de cité depuis les années 1980. Ne serait-ce que pour cela, il importe de saluer sa naissance.


A lire également, sur le site de La Revue internationale des livres et des idées,