tag:blogger.com,1999:blog-14664204991067416572024-02-19T06:52:44.240+01:00Jérôme VidalLe blog de... Jérôme Vidal : articles, entretiens, traductions et autres trucsJerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comBlogger24125tag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-65843314080679374912010-07-06T19:05:00.004+02:002010-07-06T19:17:14.058+02:00La question de l’agency : puissance et impuisance d’agir et de penser en des temps obscurs<div style="text-align: justify;"> Il est probable que la paralysie de la gauche ait quelque lien avec sa difficulté à percevoir et à penser la question de l’<span style="font-style: italic;">agency</span> et d’en prendre toute la mesure. Il est d’ailleurs remarquable qu’il soit si difficile de rendre en français le mot « <span style="font-style: italic;">agency</span> ». Comment traduire en effet « <span style="font-style: italic;">agency</span> » ? Faut-il parler d’« agence », d’agir, de puissance, d’autonomie, d’effectivité, de capacité, de capacité d’agir, de puissance d’agir, d’« agencéité » ou d’« agentivité » ? Ne faut-il pas plutôt renoncer à traduire <span style="font-style: italic;">agency</span> ? Et comment traduire le mot « <span style="font-style: italic;">empowerment</span> », avec lequel il fait la paire ? « Empuissancement » ? « Empouvoirement » ? « Encapacitation » ? Autonomisation ? Maximisation de la puissance d’agir ? « Agence », bien qu’assez neutre, brusquerait trop notre conservatisme lexical, tout comme « agentivité » ou « agencéité », qui ont de plus pour défaut un certain pédantisme « scientifique », bien fait pour empêcher toute réappropriation politique ou critique du terme. « Capacité d’agir » aurait l’intérêt de dresser une passerelle entre la problématique de l’<span style="font-style: italic;">agency</span> et les sociologies de la domination qui, comme celle de Pierre Bourdieu, posent que la capacité statutaire (légitime, reconnue, officielle) conditionne (le développement de) la capacité (affective, psychique, intellectuelle, physique…) effective, – mais ce serait rabattre la problématique de l’<span style="font-style: italic;">empowerment</span> sur celle, institutionnelle, de l’habilitation. « Puissance d’agir » aurait le grand mérite de faire référence au fond spinoziste auquel reconduit comme par nécessité la notion, Spinoza étant assurément le grand penseur de la puissance d’agir (<span style="font-style: italic;">potentia agendi</span>), et ses héritiers actuels (par le biais d’un certain marxisme, de Deleuze, de Foucault) étant à peu près les seuls à porter cette question dans l’Hexagone. Que penser donc du fait que le vocabulaire théorique et politique français ne fournit pas d’équivalent évident aux termes <span style="font-style: italic;">agency</span> et <span style="font-style: italic;">empowerment</span> ? Comment se fait-il que nous, locuteurs du français, n’ayons jamais éprouvé la nécessité de nous bricoler des mots recouvrant des significations semblables ? Est-ce le signe que les logiques d’<span style="font-style: italic;">empowerment</span> sont largement ignorées par la culture et les traditions politiques et militantes françaises, ces dernières étant généralement rétives au pragmatisme, appariées à l’État, ancrées dans des logiques d’expertise étatique et de victimisation ? Est-ce l’effet de la prégnance durable dans les esprits des habitudes de penser propres aux sociologies de la domination et de l’aliénation, dont le point aveugle, constitutif, est justement la question de l’<span style="font-style: italic;">agency</span> ? Les questions de traduction rejoignent ici les questions politiques et théoriques les plus brûlantes.<br /><br />Mais quels problèmes, quelle manière d’être, de sentir et d’agir résume ou signale donc le mot <span style="font-style: italic;">agency</span> ? À quoi pourrait-il bien nous aider ? À suspendre l’opposition métaphysique et scolastique entre liberté et nécessité, à sortir du face à face entre les sociologies du déterminisme et les philosophies du « miracle », de l’« acte » ou de l’« événement ». À refuser de voir dans la liberté l’autre du pouvoir ou de la domination. À ne pas présupposer que la liberté trouve sa source dans un sujet absolument souverain. À penser la liberté comme production et comme relation, et, indissociablement, à penser la liberté comme productivité : comme capacité pratique d’être affecté et de produire des effets. À orienter la pensée vers une approche empirique, pragmatique de la question de l’émancipation : un art de l’<span style="font-style: italic;">agency</span>. À s’astreindre à partir de là où se trouvent les gens, là où nous nous trouvons, ici et maintenant. À cesser de s’abandonner à la déploration – qui est surtout la marque de l’aliénation des « intellectuels » et des militants – de l’aliénation des « masses ».<br /><br />L’exemple contrasté de deux approches développées au sein de la mouvance féministe, celles de Christine Delphy et de Judith Butler, nous aidera à mieux saisir le sens théorique et les conséquences pratiques d’une sortie du paradigme de la domination. Christine Delphy, dont la contribution politique et théorique a été l’une des plus déterminantes pour les féministes françaises, insiste sur le caractère structurel et massif du sexisme. Judith Butler, quant à elle, insiste davantage sur ses ratés et ses échecs. Ces deux perspectives induisent et reposent sur des logiques politiques différentes, voire opposées. Christine Delphy semble mue par le souci de rendre visible l’étendue et l’intensité de la domination, et c’est dans cette mise au jour qu’elle pense puiser, et puise sans doute effectivement, sa puissance d’agir. Du point de vue de Judith Butler, il ne s’agit certainement pas de nier l’existence de la domination masculine et de l’hétérosexisme (hiérarchies de genre et violence hétérosexiste constituent la toile de fond de toute son œuvre), mais une perspective comme celle de Christine Delphy a le défaut majeur de présenter les relations de domination comme des relations saturées, sans failles, sans ambiguïté et sans réversibilité, et ainsi d’ôter en théorie, mais aussi peut-être dans une certaine mesure en pratique, leur puissance d’agir aux individus. Si Christine Delphy défend en pratique une logique d’<span style="font-style: italic;">empowerment</span> (elle tient ferme aujourd’hui comme hier sur la logique fondamentale de l’<span style="font-style: italic;">empowerment</span> et du refus de la victimisation, qui pose que l’émancipation des femmes ne peut être que l’œuvre des femmes elles-mêmes, qu’elle ne peut leur être imposée de l’extérieur, fussent-elles prostituées ou musulmanes, et que le point de départ de toute politique féministe est la parole des femmes et le souci de maximiser les possibilités concrètes qui s’offrent à elles), sa description du monde social ne permet pas de comprendre comment les mécanismes de la production et de la reproduction peuvent produire des sujets sociaux doués d’une <span style="font-style: italic;">agency</span> susceptible d’en dévier le cours et d’ouvrir la perspective de leur transformation. De ce point de vue, la possibilité de la résistance à la domination masculine (ou au patriarcat) ne peut chez elle, comme chez Pierre Bourdieu, apparaître que comme un « miracle » sociologique : où l’on voit que les sociologies de la domination et les philosophies de l’événement comme celle d’Alain Badiou sont les deux faces d’une même médaille. C’est cette impasse qui conduit Judith Butler à se demander dans <span style="font-style: italic;">Trouble dans le genre</span> (p. 70) : « Si le genre est construit, pourrait-il être construit autrement, ou son caractère construit implique-t-il une forme de déterminisme social qui exclut la capacité d’agir et la possibilité de toute transformation? » ; et dans <span style="font-style: italic;">Bodies that Matter</span> (Introduction, p. x) : « Comment peut-on dériver la puissance d’agir d’une conception du genre qui fait de lui l’effet d’une contrainte productive ? » (On remarquera que, selon Judith Butler, si le concept d’<span style="font-style: italic;">agency</span> comprend l’idée d’une capacité à produire des effets, il n’associe pas cette idée à celle d’une maîtrise (du futur) ; c’est que, chez l’auteure de <span style="font-style: italic;">Vie précaire</span>, l’<span style="font-style: italic;">agency</span>, loin d’être la caractéristique d’un sujet éminemment souverain, est indissociable de la vulnérabilité et de l’interdépendance des individus, ainsi que de l’imprévisibilité relative des effets de leurs actions et des réactions qu’elles suscitent.) C’est à de semblables questions, éminemment politiques, dont la portée dépasse largement le seul problème du genre et des sexualités, que s’efforce de répondre toute enquête empirique et théorique sur l’<span style="font-style: italic;">agency</span>.<br /><br />Au sein de la gauche de gauche, le succès du beau livre de Howard Zinn, U<span style="font-style: italic;">ne histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours</span>, dont la traduction française a paru chez Agone (trad. de Frédéric Cotton, Agone, coll. Des Amériques, Marseille, 2003), est emblématique de l’appréhension spontanée habituelle de ces questions. Contrairement à ce qu’annonce son titre, ce livre n’est pas un livre d’histoire, mais une chronique : la chronique de l’insurrection toujours renaissante, mais toujours défaite, du « peuple » américain. Que l’« Amérique » ait connu des transformations radicales des origines à nos jours n’intéresse que peu Zinn ; qu’être « Américain » ne signifie pas la même chose hier et aujourd’hui, qu’il ne s’agisse pas au départ et à l’arrivée de la même réalité sociale, n’entre au fond pas en compte dans son récit de l’éternel retour de la révolte et de l’écrasement des dominés. C’est qu’il s’agit pour lui de mobiliser, dans un geste typique du « (contre-)patriotisme » de la gauche américaine, un mythe (celui de l’Amérique trahie et bafouée) contre un autre mythe (celui de l’Amérique comme success story). Pour Zinn, d’un bout à l’autre de l’histoire, la nature, les structures et les ressorts de la domination restent fondamentalement les mêmes. De ce point de vue, les Américains d’aujourd’hui vivent dans le même monde historique que les premiers colons. L’intérêt de son <span style="font-style: italic;">Histoire populaire</span> est bien sûr, en une précieuse synthèse de recherches éparses, de rendre visible pour le plus grand nombre (c’est là aussi le sens de « populaire » dans le titre du livre) ce qu’une histoire plus « officielle » tend à négliger, voire à ignorer tout à fait (on remarquera cependant que Zinn trouve principalement ses sources d’information dans les travaux d’universitaires) : l’histoire vue d’en bas, l’histoire des anonymes, l’histoire du peuple, l’histoire des hommes et des femmes « infâmes », de leurs prises de parole et de leurs luttes. Cette volonté, qui va à l’encontre de l’invisibilisation des subalternes, de leur effacement de l’histoire, a une valeur politique inestimable. Mais la rhétorique à l’œuvre et la représentation de l’histoire ici sous-jacente sont ambiguës. Elles ont très clairement une visée édifiante : exalter l’esprit de résistance de nos contemporains. Comme s’il s’agissait de trouver dans le spectacle mélancolique des vaincus de l’histoire et dans le deuil impossible de leurs défaites, la colère et les ressources affectives nécessaires aux révoltes du temps présent. Reste qu’en tant que chronique, l’<span style="font-style: italic;">Histoire populaire </span>de Zinn n’est pas différente de ce que l’on a coutume de critiquer sous l’appellation d’histoire événementielle. Ce qui est perdu quand l’histoire se réduit ainsi à la chronique anhistorique, c’est ce qui en fait toute la valeur du point de vue d’une politique d’émancipation : la « dénaturalisation » du monde social et des formes historiques de la domination que permet la compréhension de leur historicité, autrement dit la manifestation de leur contingence et de leur arbitraire, la manifestation du fait que le monde tel qu’il est ne va pas de soi et qui est une condition nécessaire pour que la politique ait un sens, qui est la condition nécessaire du déploiement d’une <span style="font-style: italic;">agency</span>, d’une puissance d’agir collective démocratique.<br /><br />Faut-il préférer à cette dépression mélancolique la surcompensation d’un Antonio Negri qui pose que la classe ouvrière – ou la multitude – est le moteur de l’histoire, suivant en cela la pente d’une représentation qui a dominé l’histoire du marxisme (bien qu’elle diffère de la lettre de Marx) selon laquelle la lutte des classes est le moteur de l’histoire, lettre que vient d’ailleurs compliquer l’insistance de Marx sur l’existence et l’importance d’autres « moteurs » ? On pourra juger que la phénoménologie de la multitude à l’époque moderne que proposent Hardt et Negri dans <span style="font-style: italic;">Empire</span> opère par raccourcis et écrasement de plans (celui de l’ontologie, qui pose l’affirmativité absolue de l’être, et celui de la psychologie humaine, relative, pour laquelle seule se pose la question de l’optimisme ou du pessimisme), d’une manière que n’implique nullement l’immanentisme et qui rend difficile d’appréhender la question du devenir fasciste toujours possible des multitudes. Mais la meilleure façon, la façon la plus productive et la plus féconde, de recevoir <span style="font-style: italic;">Empire</span> et <span style="font-style: italic;">Multitude </span>n’est sans doute pas d’entrer dans ces chicanes avec leurs auteurs, mais d’aborder ces livres dans une perspective rhétorique, pragmatique : à partir du désir, de la subjectivité et des affects qui les travaillent et les informent, à partir du désir, de la subjectivité et des affects qu’ils peuvent contribuer à susciter et à produire. Nul credo théorique, envisagé de manière dogmatique, à adopter ici : on raterait <span style="font-style: italic;">Empire</span> et <span style="font-style: italic;">Multitude </span>à ne les aborder que du point de vue de la validité et du poids de tel ou tel de leurs arguments. Ce qu’il faut ressaisir, c’est précisément leur <span style="font-style: italic;">agency</span>, le désir qui les traverse de faire « manifeste » et de poser, au cœur de la redéfinition en cours des termes de la politique d’émancipation radicale, le problème de l’<span style="font-style: italic;">agency</span> et de la maximisation de notre puissance d’agir. De cette question, les appels à penser « stratégiquement » qui fleurissent ici et là, appels qui d’ailleurs ne satisfont pas leur propre exigence puisqu’ils ne parviennent pas eux-mêmes à formuler d’orientations stratégiques claires et convaincantes – ce qu’on ne leur reprochera pas puisqu’il semble qu’il soit aujourd’hui impossible de le faire –, sont loin de prendre la mesure et de saisir l’importance… stratégique, réduisant ce problème, au fond, à des questions programmatiques, organisationnelles ou électorales qui, sans être négligeables, ne sont pas le tout de l’affaire.<br /><br />On appréciera tout particulièrement de ce point de vue les interventions – « bricolages » théoriques et « recettes » pratiques, modestes mais suggestifs – de Miguel Benassayag et Diego Sztulwark (<span style="font-style: italic;">Du contre-pouvoir</span>, trad. d’Anne Weinfeld, La Découverte, Paris, 2003 ; véritable couteau-suisse théorique des nouvelles pratiques contestataires) et plus encore de Phillipe Pignarre et Isabelle Stengers (<span style="font-style: italic;">La Sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement</span>, préf. d’Anne Vièle, La Découverte, Paris, 2005) et de David Vercauteren (<span style="font-style: italic;">Micropolitique des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives</span>, HB éditions, coll. Politique(s), Forcalquier, 2007). À les lire, on se familiarisera avec des questions, des pratiques, des dispositifs concrets (toute une « écologie », toute une politique expérimentale) qui pourraient permettre à nombre d’entre nous d’éviter les déceptions, le sentiment d’impuissance et le ressentiment qu’engendrent souvent les expériences militantes (David Vercauteren), ainsi que les « alternatives infernales » dans lesquelles nous enferme le capitalisme, ce système dont la force pourrait bien être de ne pas être centralisé, mais bien plutôt de fonctionner par réplication et réaction, de proche en proche, à travers le travail parcellaire de milliers de « petites mains » (Philippe Pignarre et Isabelle Stengers). Ces livres sont incontestablement de ceux qui ont introduit avec le plus d’acuité la question de l’<span style="font-style: italic;">agency</span> et de l’<span style="font-style: italic;">empowerment</span> dans le contexte français. On mesurera en les lisant combien la démocratie, comme pratique en situation de l’égalité, est inséparable d’un savoir et d’un savoir-faire de l’<span style="font-style: italic;">agency</span>, qu’elle vise nécessairement à la maximisation de notre puissance d’agir et de penser individuelle et collective – contre toutes les forces qui tendent à la diminuer ou à la capturer.<br /><br />(Extrait de <span style="font-style: italic;">La Fabrique de l'impuissance. 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire</span>, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 17-23)</div>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-49944904207954378032010-02-23T15:47:00.002+01:002010-02-23T15:50:17.486+01:00Mai 68 et la crise de l'Etat socialUn extrait de <span style="font-style: italic;">La Fabrique de l'impuissance. 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire</span> (Paris, Éditions Amsterdam, 2008) à lire <a href="https://docs.google.com/fileview?id=0B3cF8AEfB_3KMDM1MDkwMDctYWU3MS00ZDFkLWJkMGQtODM3MzkxZDhkNTQz&hl=en"><span style="font-weight: bold;">ici</span></a>.Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-22598187258074372922010-02-23T15:44:00.001+01:002010-02-23T15:47:00.838+01:00Comment peut-on être bourdieusien ?Un extrait de <span style="font-style: italic;">La Fabrique de l'impuissance. 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire</span> (Éditions Amsterdam, Paris, 2008) à lire <a href="https://docs.google.com/fileview?id=0B3cF8AEfB_3KMTY4YjJlZjQtYjEwNS00NDIwLTkzZjQtZjI1OGZkMGIwNzM0&hl=en"><span style="font-weight: bold;">ici</span></a>.Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-68285826459265460862009-10-02T20:09:00.005+02:002009-10-02T20:19:10.100+02:00Bourdieu, reviens : ils sont devenus fous! La gauche et les luttes minoritaires<div class="BlocArticles"><div class="BlocArticleSurTitre"><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br /></span></div><div class="BlocArticleSousTitre"><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">A propos de Walter Benn Michaels, </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">La Diversité contre l’égalité</span></i></div><div class="BlocArticleTitre"><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Par Jérôme Vidal</span></div><div class="BlocArticleTitre"><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">(article paru dans <i>La Revue Internationale des Livres et des Idées</i> (RiLi, <a href="http://www.revuedeslivres.net">www.revuedeslivres.net</a>), n°13 (sept.-oct. 2009))</span></div><div class="BlocArticleTitre"><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br /></span></div><div class="BlocArticleTexte"><b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">La diversité contre l’égalité, les luttes « culturelles » ou « sociétales » contre la lutte des classes : vieille rengaine de la gauche anti-soixantehuitarde. Un livre de Walter Benn Michaels traduit par les éditions Raisons d’agir réactualise aujourd’hui ces poncifs. Ceux à qui importent la relance, le développement et l’intensification des luttes pour l’émancipation, et plus particulièrement contre l’exploitation, devraient y regarder à deux fois avant d’entonner à leur tour cette ritournelle, affirme Jérôme Vidal.</span></b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br /><br />Bien que ce qui nous importe soit au fond davantage le sens de la traduction et de la diffusion en France de </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">La Diversité contre l’Égalité</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> de Walter Benn Michaels que le contenu même de ce livre (qui se contente de variations sur les lieux communs que différents polémistes reprennent </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">ad nauseam</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> depuis les années 1990</span><sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">1</span></sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">), il est nécessaire d’en exposer ici les grandes lignes et les leitmotive. Quelle petite histoire nous raconte donc W. B. Michaels, après d’autres, dans ce livre manifestement écrit à la va-vite et publié récemment (février 2009) aux éditions Raisons d’agir ? Voici l’essentiel du livre résumé en quelques thèses, organisées selon cinq rubriques :<br /><br /></span> <b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">1. La gauche, la diversité et les inégalités économiques :</span></b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br />1.1 La gauche s’est détournée depuis les années 1980 du combat contre les inégalités économiques pour se préoccuper </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">exclusivement</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> de la promotion de la « diversité » (culturelle).<br />1.2 La gauche « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">s’attache à attribuer aux pauvres des identités : elle en fait des Noirs, des Latino-Américains, des femmes, les considère comme des victimes de la discrimination</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (p. 72).<br />1.3 La gauche n’a plus d’autre objectif que de « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">garantir des privilèges identiques aux femmes et aux hommes de l’</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">upper middle class » (p. 114).<br />1.4 La différence entre la droite et la gauche est que la première considère que l’objectif de respect de la diversité a été atteint, alors que la seconde considère qu’il est encore à atteindre. Mais la droite et la gauche s’accordent fondamentalement sur le caractère « normal » des inégalités économiques.<br /><br /></span> <b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">2. La réalité des inégalités aujourd’hui :</span></b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br />2.1 Le racisme et le sexisme n’ont aujourd’hui (aux États-Unis) qu’une existence résiduelle, marginale ; ils n’ont plus de réalité structurelle, ou institutionnelle, et ont été « privatisés » (le racisme n’est plus qu’une « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">tare individuelle</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (p. 81)).<br />2.2 Les politiques de promotion de la diversité et de « discrimination positive » rencontrent « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">une approbation massive</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (p. 84).<br />2.3 Les discriminations subsistantes sont négligeables et disparaîtraient si étaient fortement réduites ou supprimées les inégalités économiques croissantes.<br /><br /></span> <b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">3. La fonction idéologique du combat pour la diversité :</span></b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br />3.1 La conception de la justice sociale qui sous-tend le combat pour la diversité est « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">que nos problèmes sociaux fondamentaux proviendraient de la discrimination et de l’intolérance plutôt que de l’exploitation</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (p. 9) ; cette conception est néolibérale.<br />3.2 La promotion de la diversité n’est qu’un leurre qui doit permettre d’ignorer les inégalités économiques : c’est une « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">méthode de gestion de l’inégalité</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> ». La fonction essentielle des identités « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">est de permettre aux gens de se faire une image d’eux-mêmes qui ait le moins possible à voir avec leur situation matérielle ou leurs opinions politiques</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (p. 45).<br />3.3 La pauvreté est aujourd’hui traitée comme une différence culturelle : il ne s’agit plus de l’éradiquer, mais de « respecter » les pauvres.<br /><br /></span> <b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">4. Considérations sur les idéologies, les identités, la diversité et les discriminations :</span></b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br />4.1 Les identités et la diversité « culturelles » n’ont en soi aucune valeur et ne méritent pas d’être valorisées.<br />4.2 Les identités culturelles sont fictives et instables ; la « clôture » identitaire est impossible : « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">toute tentative visant à « définir des différences groupales suffisamment formalisées pour permettre l’établissement d’une liste de traits distinctifs » est vouée à l’échec</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (p. 62).<br />4.3 Il faut distinguer les « idéologies » et les « identités » : les idéologies, ou systèmes d’idées politiques, comme le socialisme ou le libéralisme, interpellent les individus comme êtres rationnels et libres, doués du sens de la justice, susceptibles de changer de système d’idées pour le meilleur ; les identités sont fondamentalement conservatrices ; elles enferment les individus en les attachant de manière exclusive à des formes culturelles fétichisées.<br />4.4 La notion de « culture », ou d’identité culturelle, est aujourd’hui le masque de l’idée de race, et l’idée de race sert de schème à toutes les identités culturelles qui peuvent donc être dites « racistes » : « [</span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">L</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">]</span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">‘idée de race étant passée du statut de fait biologique à celui de fait social, on s’est mis à concevoir la diversité raciale comme une diversité culturelle</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (p. 53) ; « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Le mot « culture » est devenu un quasi-synonyme d’« identité raciale »</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (p. 61).<br />4.5 Les inégalités raciales et sexuelles reposent sur des préjugés, le racisme et le sexisme, qu’il est aisé d’éliminer (le racisme comme problème ne nécessite pour être résolu « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">que de renoncer à nos préjugés</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">» (p. 90)).<br /><br /></span> <b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">5. Le point de vue des « pauvres », du point de vue du ventriloque W. B. Michaels :</span></b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br />5.1 Les « pauvres » ne veulent pas de « respect », et le racisme ou le sexisme ne sont pas des questions essentielles pour eux ; « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">ce qu’ils veulent, c’est simplement cesser d’être pauvres</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (p. 29).<br /><br />Ce qui fait problème dans toutes ces propositions, ce n’est certes pas l’affirmation selon laquelle la « gauche », la gauche « de gouvernement », a renoncé ou a trahi sur le terrain économique. Ce qui fait problème, ce n’est nullement le fait de pointer le fétichisme et le consensus relatif dont la « diversité » fait l’objet dans certains réseaux médiatiques ou politiques, de pointer la circulation apparente de cette catégorie dans de nombreux discours tenus à droite comme à gauche ; ce n’est pas non plus le souci affiché d’analyser son rôle dans les opérations de légitimation de la transformation néolibérale du capitalisme. Que la « diversité » occupe bien souvent la place d’un fétiche, d’une valeur indiscutable, d’un présupposé qui s’impose à nous comme une évidence et qui exige et emporte notre approbation immédiate, que cette valeur soit mobilisée à des fins de légitimation de la transformation néolibérale des sociétés, tout ceci paraît, si l’on en reste au niveau des généralités, assez bien établi, et n’a pas attendu ce livre pour l’être. Le problème est que W. B. Michaels entreprend de faire passer ces éléments de la situation pour le tout du tableau – comme si, ayant souligné ces aspects, ont avait épuisé la question des politiques de la diversité et de la représentation, et, surtout, épuisé les termes de l’analyse de la faillite de la gauche aujourd’hui.<br /><br />Le problème est que W. B. Michaels ne mène pas même l’analyse qu’il prétend conduire : sur la nature du néolibéralisme, sur les dispositifs institutionnels mis en place au nom de la « diversité », sur les problèmes de légitimation dans les nations de l’économie-monde capitaliste aujourd’hui, le lecteur un tant soit peu exigeant ne trouvera rien de bien consistant dans </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">La Diversité contre l’Égalité</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">. C’est que ces questions ne l’intéressent sans doute nullement. Ce qui intéresse bien plutôt W. B. Michaels, semble-t-il, c’est de donner un habillage et un cachet « de gauche » aux remâchements néoconservateurs contre les luttes minoritaires pour l’égalité et aux turlutaines de la pensée anti-68.<br /><br />W. B. Michaels aurait pourtant pu trouver de précieux outils, si l’analyse de la gestion néolibérale de la « diversité » l’avait véritablement intéressé, chez de nombreux auteurs. Il aurait notamment pu en découvrir de particulièrement utiles chez – surprise ! – les penseurs phares des luttes minoritaires que furent Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari et Michel de Certeau.<br /><br />Un auteur comme Maurizio Lazzarato – dont je suis l’éditeur – a déployé, après d’autres, avec vigueur les intuitions de ces analystes dans </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Le Gouvernement des inégalités. Critique de l’insécurité néolibérale</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">. Que l’on en juge par ces quelques lignes :</span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br /><br />À la « segmentarité dure » du capitalisme industriel, se structurant selon la dichotomie de l’ou bien… ou bien… (les disjonctions exclusives entre le travail et le chômage, le masculin et le féminin, l’intellectuel et le manuel, le travail et le loisir, l’hétérosexuel et l’homosexuel, etc.) qui strie d’avance la perception, l’affectivité et la pensée, enfermant l’expérience dans des formes toutes faites, se superpose une segmentarité plus « souple » qui semble multiplier les possibilités, les différences et les groupes sociaux. Production de dualismes et gestion des différences se superposent et s’agencent au gré des rapports de forces, des stratégies et des objectifs d’une situation politique chaque fois spécifique.<br /><br />Alain Badiou et Slavoj Žižek n’ont rien découvert de nouveau lorsqu’ils affirment que la logique des « minorités » (les femmes, les homosexuels, les intermittents, les Arabes, etc.) est en complète adéquation avec la logique du Capital, puisque ces « différences » et ces « communautés » peuvent très bien constituer de nouveaux marchés d’investissement pour les entreprises.</span> </i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> [</span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">« La problématique moléculaire est totalement en connexion – tant au niveau de sa modélisation répressive qu’au niveau de ses potentialités libératrices – avec le nouveau type de marché international qui s’est instauré »</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">, ajoute en note de son texte Maurizio Lazzarato en citant Félix Guattari</span><sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">2</span></sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">.]<br /><br /></span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Non seulement, comme le suggère Foucault, l’organisation de la société « tolère » des territoires subjectifs qui échappent à son emprise, mais « elle s’est employée elle-même à produire ses marges » et « elle a équipé de nouveaux territoires subjectifs, les individus, les familles, les groupes sociaux, les minorités ». Si la logique capitaliste multiplie les formes d’intervention en faisant surgir de partout des « ministères de la Culture, des ministères des Femmes, des Noirs, des Fous, etc., c’est pour encourager des formes de culture particularisées, afin que les personnes se sentent en quelque sorte dans une espèce de territoire et ne se trouvent pas perdues dans un monde abstrait. »<br /><br />Mais il convient ici de ne pas tout confondre, notamment ce qui distingue la différence entre les minorités comme « états », comme « communautés », dont les contours identitaires configurent effectivement de nouvelles niches de marché, et la politique minoritaire, les « devenirs minoritaires » qui sont tout à fait autre chose. L’ouvrier comme sujet révolutionnaire, porteur de l’universel, par lequel Badiou et Žižek pensent dépasser la question des minorités, une fois bloqué son « devenir révolutionnaire » (minoritaire), a été d’ailleurs, bien avant les « minorités », le premier grand marché de consommation de masse.</span> </i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br /><br />Il y a formulé ici en moins de cinq cents mots, particulièrement denses – qui ne sont d’ailleurs pas à prendre ou à laisser, qui méritent discussion –, beaucoup plus sur la promotion contemporaine de la « diversité » dans le cadre de la révolution néolibérale que n’en trouvera le lecteur le plus charitable et bienveillant dans l’ensemble du livre de Michaels. On y trouve notamment la marque d’un effort pour ressaisir l’histoire, la complexité, les contradictions et l’ambivalence de la réalité considérée – préoccupation qui fait totalement défaut au livre de W. B. Michaels, pour la simple raison que celui-ci a justement congédié d’emblée la réalité et l’histoire : jamais Michaels ne fait référence, ne serait-ce que de façon indicative, aux débats, pourtant élaborés – quand ils parviennent à s’extirper des eaux troubles du néoconservatisme –, soulevés par l’</span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">affirmative action</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">; jamais il ne décrit l’histoire et la réalité juridiques et pratiques de l’</span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">affirmative action</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> ; jamais il ne discute ni même n’évoque les auteurs qui ont problématisé contradictoirement la « diversité » et ses liens avec le néolibéralisme ; jamais d’ailleurs il n’avance une définition descriptive du néolibéralisme (au-delà de la constatation, triviale, du fait qu’un nouveau rapport de forces a depuis trente ans permis aux riches de s’enrichir davantage au détriment des pauvres).<br /><br />La seule injection de réalité dans son discours consiste dans la présentation de statistiques censées démontrer que racisme et sexisme auraient disparu aux États-Unis – rien de moins ! – et que les « discriminations » seraient de nature exclusivement économique. On notera d’ailleurs au passage que le racisme ou le sexisme ne s’analysent chez Walter Benn Michaels qu’en termes de « discriminations », comme si racisme et sexisme n’avaient pour seule réalité que de priver leurs victimes de « chances » ou de « rétributions » égales. Le lecteur ayant une connaissance même assez superficielle ou lointaine de la réalité sociale des États-Unis pourra en tout cas avec raison se demander s’il arrive à W. B. Michaels de sortir du campus de l’université de l’Illinois à Chicago pour se confronter à la réalité qui l’entoure.<br /><br />L’affirmation de Michaels selon laquelle le racisme n’a aujourd’hui (aux États-Unis) qu’une existence résiduelle, marginale, selon laquelle il n’a plus de réalité structurelle, ou institutionnelle, et a été « privatisé », devrait apparaître obscène à toute personne gardant en mémoire les circonstances et les suites de la dévastation occasionnée par le passage du cyclone Katrina à la Nouvelle-Orléans. Mais pointer cette obscénité ne suffit pas.<br /><br />En affirmant que le racisme est aujourd’hui aux États-Unis « marginalisé » et « privatisé », en affirmant que la « discrimination positive » rencontre « </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">une approbation massive</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> », Michaels, bien qu’il falsifie la réalité, « enregistre » pour ainsi dire dans son discours les effets bien réels, c’est-à-dire à la fois le succès et l’échec, du mouvement pour les droits civiques des Noirs américains. Succès, parce que la ségrégation institutionnelle, légale, a bien été démantelée, parce que le racisme ouvert fait aujourd’hui encore largement l’objet d’une disqualification symbolique. Échec, parce que la déségrégation a eu pour effet paradoxal, parallèlement à la mise en oeuvre de dispositifs d’</span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">affirmative action</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">, l’invisibilisation d’un racisme structurel persistant, et a ainsi rendu possible le violent </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">backlash</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> des années Reagan et Clinton sur les questions minoritaires, </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">backlash</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> sur lequel W. B. Michaels, loin de briser un consensus, fait fond, </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">backlash</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> dont les formulations idéologiques ont été élaborées et diffusées par les Nouveaux Démocrates clintoniens dans des termes très proches de ceux de Michaels, </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">backlash</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> dont on imagine bien que le lecteur français moyen de </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">La Diversité contre l’Égalité</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">, relativement ignorant de l’histoire politique et idéologique récente des États-Unis, ne sait pas grand-chose.<br /><br />Un même mépris à l’égard de tout ancrage empirique se manifeste dans la façon dont W. B. Michaels construit son adversaire, cette « gauche » à qui il reproche d’avoir renoncé à lutter contre l’inégalité. La compréhension du mot « gauche » dans le discours de W. B. Michaels reste remarquablement indéterminée. Il paraît le plus souvent désigner l’intelligentsia. Parfois, il semble prendre un sens beaucoup plus large, englobant toutes les personnes, tous les groupes, toutes les organisations, des </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">radicals</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> à la majorité du Parti démocrate. Parfois encore, il ne paraît renvoyer qu’à ce que nous appellerions en France la gauche « de gouvernement », la gauche qui a accès aux lieux de pouvoir. Cette indétermination a une fonction stratégique dans le discours de Michaels : elle lui permet de caractériser globalement la gauche, comme si cette généralisation n’était pas abusive, ne reposait pas sur une abstraction sans consistance, particulièrement dans le contexte états-unien. Il peut ainsi affirmer de toutes les composantes de « la » gauche ce qui à la rigueur pourrait être dit de telle ou telle de ces composantes. La gauche est dans le discours de W. B. Michaels une réalité toujours anonyme. Jamais Michaels n’en propose de tableau composite ; jamais il ne nomme ni ne caractérise, même de façon imprécise, les mouvements, les organisations, les personnes, ou leurs discours et interventions. La gauche selon Michaels n’est pas diversité ! Son discours est donc « dans l’air », ce qui lui permet bien sûr d’éviter toute discussion un tant soit peu précise et informée au cours de laquelle l’examen de cas risquerait de lui apporter un démenti. Et quand exceptionnellement il abandonne cette posture aérienne, c’est pour traiter les faits avec une telle désinvolture et une telle mauvaise foi que toute discussion est rendue impossible</span><sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">3</span></sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">.<br /><br /></span> <b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Une invraisemblable théorie des identités</span></b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br /><br />Mais venons-en à l’essentiel. La toile de fond du livre de W. B. Michaels est empruntée à Samuel Huntington, l’auteur du </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Choc des civilisations</span></i><sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">4</span></sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> : « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Selon Huntington, la chute de l’Union soviétique a donné naissance à un monde où l’affrontement idéologique entre socialisme et capitalisme libéral (la guerre froide) a cédé la place à un conflit entre civilisations</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (p. 40). Ce tableau ne fera l’objet d’aucune critique, d’aucune prise de distance dans la suite du livre. Michaels ne se séparera de Huntington (p. 42) que sur les conséquences à tirer de ce constat. Contrairement à ce dernier, il refuse en effet, heureusement, de considérer que la défense de « l’américanité » puisse constituer un objectif politique valable. Une telle défense est selon lui à mettre </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">sur le même plan</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">, par exemple, que la défense de l’« indianité » des indiens Aymaras (comme Evo Morales), condamnée également par Michaels sans autre forme de procès. C’est que dans le monde de Michaels tous les chats sont gris : toutes les identités se valent, c’est-à-dire qu’elles ne valent rien, parce qu’elles sont fondamentalement, sinon réactionnaires, du moins conservatrices.<br /><br />Impossible dans ce monde, donc, de chercher à distinguer entre différentes politiques de l’identité. Impossible de distinguer entre les politiques de l’identité des dominés et celles des dominants. Impossible de distinguer entre les identités forgées à des fins de résistance à l’oppression, dans une logique de solidarité, et les identités régressives et oppressives. Impossible de distinguer entre les identités minoritaires et les identités majoritaires, les identités « ouvertes » et les identités « fermées » et exclusives. Impossible d’imaginer des politiques identitaires anti-essentialistes, dont pourtant les mouvements ouvriers (la « non-classe » des prolétaires), féministes et gays ont proposé des formulations concrètes, même si ces mouvements ont aussi pu avoir leur moment ou leur tentation « séparatiste » ou « essentialiste ». Impossible, enfin, on vient de le voir à propos d’Evo Morales, de distinguer entre les politiques de l’identité des mouvements anti-impérialistes et le nationalisme des puissances impériales.<br /><br />L’examen empirique des différentes politiques de l’identité et de leurs évolutions est donc par définition inutile. Car W. B. Michaels aime les définitions </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">a priori</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> et les équations simples ; il s’autorise en conséquence à congédier l’histoire et l’empirie. Voici donc le dernier mot de W. B. Michaels : « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Dans un monde idéal, la diversité ne ferait l’objet d’aucune célébration, quelle qu’elle soit – d’aucun soutien non plus</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (p. 35).<br /><br />On rétorquera à W. B. Michaels que nous ne vivons justement pas dans un monde idéal, mais dans un monde dans lequel racisme et sexisme sont des réalités sociales qui nous précèdent, qui s’imposent à nous et nous constituent, des réalités sociales qui sont inscrites non seulement dans les institutions, mais dans nos corps, ou, comme aurait dit Pierre Bourdieu, dans nos habitus (« l’histoire faite corps ») – des réalités sociales qui ne découlent pas d’identités que d’aucuns auraient eu la mauvaise idée de mettre en circulation et que l’on pourrait faire disparaître par une simple prise de conscience ou par la déclaration de leur insignifiance ! Dans un tel monde, on comprend que la fierté homosexuelle (</span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">gay pride</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">) ou la fierté noire (« </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Black is beautiful</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> »), par exemple, n’ont rien à voir avec un quelconque conservatisme identitaire, mais tout à voir, en revanche, avec le retournement d’un stigmate, retournement qui, loin d’enfermer dans une identité, vient au contraire défaire les identités, ouvrir la possibilité, pour tous, Blancs comme Noirs, hétéros comme pédés, d’habiter autrement les identités existantes, de se bricoler des identités aussi peu oppressives que possible. Contrairement à l’opération centrale du dispositif argumentatif de W. B. Michaels, qui vise à rabattre les luttes minoritaires sur la seule question de la représentation sociale de la « diversité », les politiques minoritaires n’ont pas grand-chose à voir avec la célébration abstraite de la diversité et des identités, mais tout à voir avec des formes concrètes de domination et de violence sociale, avec le traitement de torts spécifiques faits à l’égalité.<br /><br />Dans un monde « idéal », pourrait-on par ailleurs argumenter, il y aurait place non pas pour la célébration de la « diversité » (cette différence normalisée, conformée, standardisée, cette différence sans différence), mais pour le souci de la « différence », de la maximisation de la possibilité de maintenir ou d’élaborer des formes de vie divergentes, qui échappent aux processus de normalisation et d’homogénéisation liés à l’État national/social, au consumérisme et, plus généralement, à l’inscription dans le système capitaliste. Préoccupé exclusivement par la question de l’exploitation (ou, plus exactement, dans la perspective « travailliste » qui est la sienne, par la répartition des revenus ou des « chances »), Michaels évacue purement et simplement la question de l’aliénation, des formes de normalisation, de dépossession culturelle et d’homogénéisation de nos vies.<br /><br />Il devient dès lors impossible à W. B. Michaels de penser qu’il existe un lien profond entre colonisation culturelle et impérialisme économique, et par conséquent de penser ensemble la promotion et la défense de la diversité linguistique et le combat contre l’exploitation et l’impérialisme économique ; leur synthèse dans tel ou tel mouvement est pour lui simplement accidentelle, et elle n’invalide pas le fait qu’elles sont inspirées fondamentalement par des visions contradictoires et exclusives. « </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Si votre volonté est de préserver votre identité, certaines choses, comme continuer à parler votre langue natale, seront cruciales à vos yeux</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> […]. </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Si en revanche, votre volonté est de promouvoir le socialisme, la langue dans laquelle vous le ferez n’aura pas grande importance</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (p. 38). Il y a fort à parier que les rédacteurs et les lecteurs du </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Monde diplomatique</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> qui ont travaillé depuis des années à nouer la critique des formes nouvelles du capitalisme et celle de l’impérialisme linguistique auront été stupéfiés de voir que leur journal fait aujourd’hui la promotion d’un auteur qui défend des idées aussi contraires aux leurs</span><sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">5</span></sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">.<br /><br />Ce qui transparaît ici aussi, c’est que le point de vue de W. B. Michaels est profondément centré : c’est un point de vue défendu depuis le centre de l’économie-monde, dans une ignorance parfaite de son caractère borné et situé. La pauvreté dont il se préoccupe est exclusivement la pauvreté née de la « crise » dudit </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">welfare state</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> dans les nations riches qui dominaient dans la division internationale du travail à l’époque des Trente Glorieuses. Que les conditions qui rendaient possibles cette division internationale du travail appartiennent à un passé révolu et que les conditions de la politique dans les nations du centre comme d’ailleurs ont donc été profondément bouleversées depuis les années 1950-1960, W. B. Michaels ne semble pas s’en être aperçu.<br /><br />Selon lui – sans qu’il apporte le moindre élément à l’appui de l’affirmation de ce lien causal, sinon l’évocation vague et discutable d’une consécution sur le plan chronologique –, les défaites successives de la gauche et la régression du </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">welfare state</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> seraient l’effet de son égarement du côté des politiques de l’identité et de la diversité. Le programme de W. B. Michaels consiste donc à déplacer radicalement les priorités de la gauche (du combat pour la « diversité » à celui contre les inégalités économiques) afin d’inverser le rapport de forces qui s’est imposé dans les années 1980. Le programme de W. B. Michaels est ainsi un programme de restauration du </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">welfare state</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> à la mode desdites Trentes Glorieuses. Où est le leurre, pourra-t-on se demander ? Dans les politiques de l’identité qui se déploient dans le monde, dont l’orientation anticapitaliste est parfois nette – repensons à Evo Morales –, ou dans un discours anachronique de restauration des privilèges des économies du vieux centre de l’économie-monde (l’Europe et l’Amérique du Nord) qui fait l’impasse sur la catastrophe économique et écologique </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">mondiale</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> qui se déroule sous nos yeux ?<br /><br />On ne s’étonnera guère qu’un des principaux représentants du néoconservatisme étatsunien, Dinesh D’Souza, dont le « passeur » en France n’est autre qu’Alain Finkielkraut, juge qu’avec ce livre W. B. Michaels est sur la bonne voie (« </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">He is on the right track</span></i><sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">6</span></sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> »). Il y a tout lieu de penser, en effet, que, loin de renforcer tous ceux qui luttent aujourd’hui contre les « inégalités économiques » et, plus profondément, contre « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">les monstrueuses iniquités inhérentes à la structure capitaliste</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (selon une formule particulièrement inspirée du camarade André Breton), un livre comme </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">La Diversité contre l’Égalité</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> ne servira qu’à affaiblir l’ensemble des luttes dont le développement conjoint et la multiplication sont absolument nécessaires à la remise en cause des formes contemporaines de la domination.<br /><br /></span> <b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Deux ou trois choses que nous savons d’elles<br />(les luttes minoritaires)</span></b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br /><br />Il importe d’ailleurs de rappeler deux ou trois choses à propos de ces luttes. S’il n’y a pas d’harmonie préétablie des luttes, si luttes et mouvements entretiennent en leur sein et entre eux tensions et contradictions, si leur articulation ne peut être que problématique (notamment parce qu’ils sont régulièrement confrontés à des problèmes nouveaux, qui ne peuvent être adéquatement formulés dans les langages de l’émancipation préalablement établis), il n’en reste pas moins que jouer les uns contre les autres, comme le fait justement W. B. Michaels tout en en faisant le reproche à ses adversaires, ne peut qu’avoir des effets désastreux. Un tel jeu a toutes les chances d’être « perdant-perdant ». Tout l’enjeu est pour nous au contraire, précisément, de favoriser la problématisation polémique et la critique mutuelle des mouvements, </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">dans le sens de leur renforcement collectif</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">, et de faire en sorte que tensions et contradictions soient productives. C’était déjà l’esprit d’une initiative comme « Nous sommes la gauche », dont les interventions de Pierre Bourdieu à la même époque – s’en souvient-on ? – participaient 7. C’était aussi celui des successifs Forums sociaux mondiaux, notamment celui de Seattle. Mais il semble que, dans le monde de Michaels, Seattle n’a pas eu lieu.<br /><br />À ce propos, il faut souligner que les luttes et les mouvements politiques, tout comme d’ailleurs les identités, ne sont pas des réalités discrètes, absolument distinctes les unes des autres, mais qu’ils se chevauchent, qu’ils se recouvrent. Il n’est notamment pas possible de séparer d’un côté les luttes « économiques » et de l’autre les luttes « culturelles » ou « sociétales ».<br /><br />Ainsi, le fait que le genre et la sexualité occupent une position centrale dans le fonctionnement de l’économie politique, nous le savons, pour ainsi dire, depuis au moins 1846, année de la rédaction de </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">L’Idéologie allemande</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">. Les féministes matérialistes et socialistes pouvaient dans les années 1970 et 1980 en tirer toutes les conséquences, comme aujourd’hui à leur suite certains représentants de la théorie </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">queer</span></i><sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">8</span></sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">. Il faut tout l’aveuglement du réductionnisme économiciste qui triomphe depuis une trentaine d’années, autant chez les économistes néoclassiques que chez W. B. Michaels et ses laudateurs, pour ne pas le comprendre.<br /><br />Les luttes des travailleurs, des chômeurs et des précaires, des sans-papiers, des malades du sida, des usagers de drogue, des double-peine, etc. ne cessent, de fait, de se rencontrer, de se mêler, de se confronter et, dans le meilleur des cas, de se renforcer. Si historiquement tel ou tel processus de problématisation-politisation apparaît comme distinct (« </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">la</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> question gay »), c’est qu’il doit se produire sur fond d’un refoulement antérieur ou d’une participation des plus anciens mouvements d’émancipation à certaines formes de domination et à l’ordre majoritaire (le PCF a par exemple largement contribué à la production et à la reproduction du familialisme et de l’hétérosexisme de l’État national/social d’avant 1968).<br /><br /></span> <b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">W. B. Michaels contre la classe ouvrière</span></b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br /><br />Ce « savoir » élémentaire sur l’« intersectionnalité » des formes de domination (et des luttes) – que l’on nous pardonnera d’avoir évoqué ici de manière un peu pesante, didactique –, W. B. Michaels en fait fi. Les conséquences de cette ignorance pour la cohérence de son propos sont importantes. La confusion entretenue par W. B. Michaels à propos des politiques identitaires devient en effet manifeste quand se pose dans son livre la question de l’identité ouvrière.<br /><br />Michaels, pour qui l’histoire sociale des ouvriers et du mouvement ouvrier est selon toute apparence une réalité étrangère, ignore que les luttes pour l’émancipation ouvrière ont notamment puisé leur force et leur puissance d’agir dans la constitution d’une identité et d’une culture ouvrières, d’un véritable « communautarisme</span> <sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">9</span></sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » ouvrier, en rupture avec l’individualisme et l’universalisme abstrait de l’idéologie républicaine, et que cette identité et cette culture passaient par la production de récits célébrant l’histoire et la mémoire du groupe ouvrier, à la fois localement et globalement. Que le réarmement de la critique sociale passe aujourd’hui par la capacité à renouer de façon critique les fils de cette histoire et de cette mémoire, au-delà des transformations du capitalisme et du monde ouvrier, n’a heureusement pas échappé à tout le monde.<br /><br />De ce point de vue, certains passages particulièrement baroques et absurdes de </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">La Diversité contre l’Égalité</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> ne peuvent apparaître en France que comme une tentative de disqualification du travail entrepris voilà plusieurs années aux éditions Agone par Samuel Autexier (à l’époque où il y animait l’excellente collection Marginales) : « </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">dès lors que l’on commence à exalter la valeur de la littérature ouvrière, à déplorer l’injustice que nous, critiques littéraires, infligeons aux pauvres parce que nous n’avons pas su apprécier leur littérature, on ne fait rien d’autre qu’ignorer l’inégalité. La classe ouvrière ou les pauvres peuvent bien entendu produire la plus haute littérature – simplement, ils n’y parviennent qu’en surmontant l’obstacle que constitue leur appartenance à la classe ouvrière ou leur pauvreté. En niant que la pauvreté soit un obstacle, on nie du même coup l’existence et l’importance de l’inégalité entre classes</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> » (p. 145-146).<br /><br />Si effectivement le fait qu’un roman se présente comme « ouvrier », « prolétarien » ou « révolutionnaire » ne saurait aucunement suffire à lui conférer une quelconque valeur littéraire, il n’en reste pas moins qu’il est nécessaire d’interroger l’histoire (sociale et politique) de nos jugements de goût en la matière, qu’il nous faut mettre en question la délégitimation et l’invisibilisation dont la littérature « prolétarienne » a fait l’objet par les institutions scolaires et universitaires. Est-il vraiment nécessaire de rappeler à W. B. Michaels et à ses éditeurs français que nos normes et nos valeurs ont une histoire et que cette histoire cristallise des refoulements et des exclusions politiques ? Est-il si aberrant à leurs yeux de suggérer que notre système de valeurs est notamment le produit de la lutte des classes et qu’il pourrait être intéressant de s’exercer à défaire cette histoire en le faisant apparaître comme telle, en s’attachant à </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">apprécier</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> la littérature ouvrière, ce qui n’implique nullement de la fétichiser ? C’est tout un art politique de la mise en question de notre sensibilité et de nos valeurs, en tant qu’elles sont historiques, qui est en jeu dans la critique du canon littéraire. Penser dans une perspective historique ou historienne, considérer la réalité et nos valeurs comme essentiellement historiques ; défaire l’histoire en montrant qu’elle est le fond de toutes choses, de toutes les formes sociales, de toutes les formes de domination, et par là, en mettant à jour les forclusions sédimentées dans l’histoire, dégager des possibles pour le présent et l’avenir : n’était-ce pas là le coeur indissociablement politique et épistémologique du propos de Pierre Bourdieu, sous le patronage duquel les éditions Raisons d’agir continuent de se placer ?<br /><br />On jugera peut-être qu’il s’agit d’un développement marginal dans </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">La Diversité contre l’Égalité</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">. Nous y voyons plutôt un aveu en négatif, le point où les contradictions du discours de W. B. Michaels deviennent incontournables, le point où son argumentation se mord la queue : le point où </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">les positions défendues par W. B. Michaels viennent nier la réalité concrète de la politique ouvrière dans l’histoire</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">. Se confirme alors qu’il s’agit moins pour lui de penser les impasses réelles de la gauche et de contribuer à l’en sortir, que d’adopter, avec toute la mauvaise foi requise, une pose, autrement dit de défendre une position payante dans les stratégies de distinction propres au petit monde de la gauche et au champ médiatique – le dispositif rhétorique du livre de Michaels réunit tous les éléments d’un « coup » médiatique et commercial. Autrement dit encore, de cultiver le narcissisme d’une partie de la gauche en rupture avec le mouvement réel des luttes : une fuite en avant visant à conforter son identité fragilisée – bref, un « communautarisme ».<br /><br />Le livre de Michaels est doublement consensuel. Il contribue à la fabrique et à l’entretien du consensus qui réunit dans la haine des luttes minoritaires menaçant l’ordre symbolique petit-bourgeois des composantes de la gauche que tout devrait séparer : « libertaires », nostalgiques du PCF des grandes années, « sociaux-démocrates » incapables de penser la crise de la société du travail à la mode des Trente Glorieuses… Mais il fait aussi écho au consensus que cette même haine, ce même ressentiment, cette même panique morale, alimente, bien au-delà de la gauche, dans l’ensemble de l’espace public</span> <sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">10</span></sup><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">. De ce point de vue, la façon dont Michaels dresse son propre portrait en pourfendeur héroïque et solitaire d’une opinion « totalitaire », universellement partagée et soutenue, tient de la farce. En témoigne la réception favorable, sinon très favorable, dont a bénéficié le plus souvent </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">La Diversité contre l’Égalité</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> dans les médias </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">mainstream</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">, toutes sensibilités confondues, en France comme aux États-Unis. La chose ne doit pas étonner : le consensus a évidemment tout intérêt à revêtir les habits du dissensus, comme l’idéologie à proclamer la fin des idéologies.<br /><br /><div style="text-align: center;">*</div><br /></span> <b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">Mais qu’est-ce que Raisons d’agir est donc allé faire dans cette galère ?</span></b><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"><br /><br />La question que soulève le déploiement du dispositif rhétorique grossier, mais, semble-t-il, efficace, du moins auprès d’un certain public, mis en oeuvre dans </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">La Diversité contre l’Égalité</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> est celle de savoir s’il y a une valeur politique à la simplification, au déni de la réalité, à la falsification et à l’outrance. Une chose est sûre : ce dispositif entre en contradiction avec l’exigence qui était celle des fondateurs des éditions Raisons d’agir. On voit mal en effet en quoi le pamphlet de W. B. Michaels satisfait, même minimalement, la volonté d’allier l’énergie polémique du militantisme aux résultats d’</span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">une recherche rigoureuse et informée orientée par un souci critique</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">. Alors que Pierre Bourdieu et les membres fondateurs de Raisons d’agir travaillaient, du moins était-ce leur intention, à l’époque, à la construction d’un espace public critique, dont les normes exigeantes devaient permettre une politisation des savoirs en rupture avec la logique d’abêtissement qui serait la caractéristique exclusive des grands médias, </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">La Diversité contre l’Égalité</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> s’inscrit au contraire très exactement dans cette dernière logique – construction de pseudo-alternatives, simplification à l’extrême des questions, privilège accordé aux idées choc et toc, indifférence à l’histoire des problèmes et aux savoirs militants et savants accumulés à leur propos –, logique qui depuis trente ans a merveilleusement servi les idéologues néolibéraux et néoconservateurs.<br /><br />Parce que les éditions Raisons d’agir ont joué un rôle indiscutable, décisif, dans le réarmement de la critique depuis 1995, parce que nous avons besoin plus que jamais de travailler collectivement à la constitution d’un espace public critique et positivement polémique – où déterminer que penser et que faire, dans une perspective de transformation démocratique radicale, de la transformation néolibérale du capitalisme, de la « crise » de l’État social et de la société salariale, de l’état d’urgence écologique –, il est à espérer que la publication de </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;">La Diversité contre l’égalité</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: medium;"> ne représente pas l’affirmation d’un programme politique et éditorial, mais seulement l’effet d’un relâchement momentané de l’esprit critique. Le mouvement social aurait sinon perdu l’un de ses atouts les plus précieux.</span> <br /><br />____________________<br /><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"> 1. Pour une mise en perspective historique et politique, on lira avec intérêt, de Philippe Mangeot, « Bonnes conduites ? Petite histoire du « politiquement correct » » (</span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">Vacarme</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"> 1 et 2, hiver 1997 et printemps 1997, www.vacarme.org).<br /><br />2.Félix Guattari et Suely Rolnik, </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">Micropolitiques</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2006, p. 174. Les autres citations présentes dans le texte de M. Lazzarato sont extraites de Michel Foucault, « La sécurité et l’État », in </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">Dits et Écrits</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">, tome II. Le texte du </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">Gouvernement des inégalités. Critique de l’insécurité néolibérale</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"> (Paris, éditions Amsterdam, 2008) a été repris dans le plus vaste </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">Expérimentations politiques</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"> (Paris, éditions Amsterdam, à paraître à l’automne 2009).<br /><br />3.Dans son introduction à l’édition française de son livre, W. B. Michaels fait ainsi absurdement équivaloir par un procédé de décontextualisation des discours la « politique de la diversité » du Mouvement des Indigènes de la République et celle de Nicolas Sarkozy.<br /><br />4.Samuel Huntingon, </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">Le Choc des civilisations</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">, Paris, Odile Jacob, 1997 [1996].<br /><br />5.</span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">Le Monde diplomatique</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"> (février 2009, p. 22 et 23) a ainsi publié, en guise de « bonnes pages », l’avant propos de Walter Benn Michaels à l’édition française de </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">La Diversité contre l’égalité</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">, avant-propos qui porte l’art de l’amalgame idéologique à son sommet.<br /><br />6. Propos rapporté par Christopher Shea dans un compte rendu du livre de W. B. Michaels (« Colorblinded », </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">The Boston Globe</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">, 3 sept. 2006).<br /><br />7. Sur « Nous sommes la gauche », on pourra lire, de Jérôme Vidal, </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">La Fabrique de l’impuissance. 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"> (Éditions Amsterdam, Paris, 2008), p. 118-122. De Pierre Bourdieu, sur les luttes minoritaires, on pourra lire « Quelques questions sur la question gay et lesbienne », in Didier Eribon (éd.),</span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"> Les Études gay et lesbiennes</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">, Paris, Centre Pompidou, 1998.<br /><br />8. Sur ces questions, on pourra lire les remarques de Judith Butler dans « Merely Cultural », in </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">Social Text</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">, n° 52-53, automne-hiver 1997, p. 265-277.<br /><br />9. </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">Les Ouvriers dans la société française</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"> (xix-xxe siècle) de Gérard Noiriel (Paris, Seuil, « Points », 1986) est sans doute toujours la meilleure synthèse sur le sujet pour ce qui concerne la France. Sur le communautarisme et ses critiques, on pourra lire avec profit, de Philippe Mangeot, « « Communautés » et « communautarisme ». La rhétorique « anti-communautariste » à l’épreuve des « communautés homosexuelles » » (lmsi.net, Les Mots Sont Importants, mai 2004), ou encore, de Laurent Lévy, </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">Le Spectre du communautarisme</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"> (éditions Amsterdam, Paris, 2005).<br /><br />10. Sur l’imposture intellectuelle que représente d’un point de vue historique la « pensée anti-68 » (notamment dans sa variante « de gauche »), sur son occultation de l’insubordination ouvrière « soixante-huitarde » des années 1970, je me permets de renvoyer de nouveau à mon livre </span> <i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"> </span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">La Fabrique de l’impuissance</span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"> </span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;">, op. cit., p. 79-101.</span><br /><br /><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"><b><br /></b></span> </div><div class="BlocArticleSurTitre"></div><div class="BlocArticleTexte"></div><div class="BlocArticleCiter"><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"><b>Pour citer cet article : "Bourdieu, reviens : ils sont devenus fous ! La gauche et les luttes minoritaires", in </b></span><i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"><b>La Revue Internationale des Livres et des Idées</b></span></i><span class="Apple-style-span" style="font-size: small;"><b>, 11/09/2009, url:http:www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=412</b></span></div></div>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-9162638615749233052009-03-05T14:13:00.003+01:002009-03-05T14:35:00.673+01:00Le NPA, un parti « travailliste » ?<!--[if gte mso 9]><xml> <w:worddocument> <w:view>Normal</w:View> <w:zoom>0</w:Zoom> <w:hyphenationzone>21</w:HyphenationZone> <w:punctuationkerning/> <w:validateagainstschemas/> <w:saveifxmlinvalid>false</w:SaveIfXMLInvalid> <w:ignoremixedcontent>false</w:IgnoreMixedContent> <w:alwaysshowplaceholdertext>false</w:AlwaysShowPlaceholderText> <w:compatibility> <w:breakwrappedtables/> <w:snaptogridincell/> <w:wraptextwithpunct/> <w:useasianbreakrules/> <w:dontgrowautofit/> </w:Compatibility> <w:browserlevel>MicrosoftInternetExplorer4</w:BrowserLevel> </w:WordDocument> </xml><![endif]--><!--[if gte mso 9]><xml> <w:latentstyles deflockedstate="false" latentstylecount="156"> </w:LatentStyles> </xml><![endif]--><style> <!-- /* Style Definitions */ p.MsoNormal, li.MsoNormal, div.MsoNormal {mso-style-parent:""; margin:4.3pt; mso-pagination:none; mso-layout-grid-align:none; text-autospace:none; font-size:12.0pt; font-family:"Times New Roman"; mso-fareast-font-family:"Times New Roman"; mso-ansi-language:EN-US; mso-fareast-language:#00FF;} p.MsoBodyText, li.MsoBodyText, div.MsoBodyText {margin:0cm; margin-bottom:.0001pt; mso-pagination:none; mso-layout-grid-align:none; text-autospace:none; font-size:12.0pt; font-family:"Times New Roman"; mso-fareast-font-family:"Times New Roman"; mso-ansi-language:EN-US; mso-fareast-language:#00FF;} @page Section1 {size:612.0pt 792.0pt; margin:1.0cm 1.0cm 1.0cm 2.0cm; mso-header-margin:36.0pt; mso-footer-margin:36.0pt; mso-paper-source:0;} div.Section1 {page:Section1;} --> </style><!--[if gte mso 10]> <style> /* Style Definitions */ table.MsoNormalTable {mso-style-name:"Tableau Normal"; mso-tstyle-rowband-size:0; mso-tstyle-colband-size:0; mso-style-noshow:yes; mso-style-parent:""; mso-padding-alt:0cm 5.4pt 0cm 5.4pt; mso-para-margin:0cm; mso-para-margin-bottom:.0001pt; mso-pagination:widow-orphan; font-size:10.0pt; font-family:"Times New Roman"; mso-ansi-language:#0400; mso-fareast-language:#0400; mso-bidi-language:#0400;} </style> <![endif]--> <p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><span style=""><o:p></o:p><br /></span></span></p><p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><span style="">par Jérôme Vidal</span></span></p><p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><span style=""><br /></span></span></p><p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;">(une version légèrement abrégée de cet article a paru dans l'édition du 7 février 2009 du <span style="font-style: italic;">Monde</span>)</span></p><p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><br /><br /><span style=""><o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><span style="">Tous ceux qui déplorent depuis des années non seulement l'autisme du Parti socialiste, son incapacité à servir de catalyseur et de relais institutionnel aux revendications démocratiques, mais aussi, surtout, son rôle plus ou moins avoué de promoteur de la transformation néolibérale et sécuritaire des institutions, devraient se réjouir de la création d'un Nouveau Parti Anticapitaliste. Et cela, quels que soient les réserves, les doutes et les interrogations que ce parti en formation peut déjà susciter. La création du NPA, en ouvrant la perspective d'une fin de la domination exclusive du PS à gauche, avec un Parti communiste et des Verts « satellisés », dégage en effet des marges d'action pour <i style="">toutes</i> les gauches, pour tous ceux à qui il importe encore de relancer un mouvement de transformation démocratique radicale de la société. Disons-le fortement : ceux qui au sein de la gauche de gauche font aujourd'hui les fines bouches, ceux qui s'engagent dans des chicanes dilatoires pour mettre en doute l'intérêt de la création du NPA, alors même que le sens de cette création n'est pas fixé, tous ceux-là se trompent gravement. Il ne saurait pour autant être question de « verrouiller » les débats, de taire nos réserves, nos doutes, nos interrogations, voire nos désaccords. Personne n'y a intérêt, et surtout pas le NPA.</span></span></p><p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><br /><span style=""><o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><span style="">La présence probable au sein des instances dirigeantes du nouveau parti de l'un des manipulateurs politico-médiatiques qui ont fabriqué de toutes pièces la dernière et désastreuse « affaire » du foulard – ce merveilleux cadeau fait à la droite alors au pouvoir – n'augure rien de bon quant à sa capacité à aborder les questions posées par les populations issues de l'immigration (post-)coloniale. Peu de doute sur le fait qu'une telle incompréhension de la question postcoloniale, si elle se confirme, réduira le NPA à être un parti tout aussi « blanc » que ses voisins moins à gauche. Le NPA, comme l'ensemble de la gauche, doit sur ce point entreprendre un véritable aggiornamento s'il souhaite sortir de l'impasse intellectuelle et politique actuelle.</span></span></p><p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><br /><span style=""><o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><span style="">Peut-être cette difficulté à se saisir de la question postcoloniale n'est-elle pas sans rapport avec le prisme « anticapitaliste » exclusif adopté jusqu'à la création du NPA. Peut-on encore, en 2009, après des décennies de critique postcoloniale, féministe et <i style="">gay</i>, suggérer que l'hétérosexisme ou le racisme sont réductibles au capitalisme, ou qu'ils peuvent en être « déduits », et qu'anticapitalisme, antisexisme et antiracisme se confondent ou sont nécessairement liés ? Si le capitalisme articule en son sein toutes les formes de domination, celles-ci n'en subsistent pas moins, pour ainsi dire, indépendamment de lui. L'articulation entre les résistances aux différentes formes d'oppression ne peut dès lors qu'être problématique. On voit mal comment une gauche digne de ce nom pourrait se redéployer sans enfin tirer les conséquences de ce fait. Il est vrai que les idéologues petits-bourgeois de la réaction anti-68 à gauche – qui affirment, selon une perspective téléologique qui est un véritable déni de l'histoire, que les luttes des minorités pour l'égalité et les luttes contre les formes contemporaines de l'aliénation des années 68, disqualifiées en tant que « critique artiste », ont sapé la « critique sociale » et servi de terreau à l'offensive néolibérale – n'ont pas peu contribué à entretenir la plus grande confusion sur ces questions. Si le NPA doit être autre chose qu'un parti au discours ouvriériste, s'efforçant de reprendre la fonction tribunitienne qui était celle du PCF, il devra faire les comptes des effets délétères de la « pensée » anti-68. C'est là la condition <i style="">sine qua non</i> de la mise en œuvre d'une stratégie contre-hégémonique véritable.</span></span></p><p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><br /><span style=""><o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><span style="">L'ouvriérisme et le « travaillisme » sont certainement, de ce point de vue, l'écueil principal auquel est exposé le NPA. Que l'effacement de la figure ouvrière, le refoulement de la condition ouvrière hors du discours politique légitime, l'abandon de la critique de l'exploitation et du prisme de la lutte de classe aient contribué à défaire la gauche depuis au moins une trentaine d'années ne fait aucun doute. Mais mettre un terme à cet effacement, à ce refoulement et à cet abandon n'implique nullement de réactiver le dispositif rhétorique qui était celui du PCF, lequel combinait un anticapitalisme verbal et une pratique « travailliste » de cogestion du compromis social desdites Trente Glorieuses. C'est ce compromis qui a volé en éclat avec l'insubordination ouvrière et les luttes « minoritaires » des années 1968, ainsi qu'avec l'offensive néolibérale contemporaine. Si l'anticapitalisme du NPA avait pour contenu réel l'agitation d'un retour impossible à ce compromis dont les conditions historiques sont révolues – comme si la question n'était que d'inverser les rapports de forces et ainsi de remonter le cours de l'histoire –, il se préparerait des lendemains qui déchantent. Force est malheureusement de constater que ce qui domine le plus souvent aujourd'hui dans les prises de position de son porte-parole, Olivier Besancenot, c'est précisément cet ouvriérisme et ce travaillisme, qui semblent n'avoir pour perspective concrète, à court terme, que la défense de l'emploi et, à plus long terme, le retour au plein-emploi et à la société salariale des Trente Glorieuses.</span></span></p><p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><br /><span style=""><o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><span style="">Cette perspective est-elle réaliste, et est-elle même souhaitable ? Elle ne tient en tout cas aucun compte de la critique du salariat et de la réouverture de la question de la libération du travail, que, de l'insubordination ouvrière des années 1968 aux mouvements des précaires et des chômeurs plus récents, avec la critique que ces mouvements ont développée du néolibéralisme et du précariat généralisé, et avec l'émergence de la revendication d'un revenu optimal garanti universel, de nombreuses luttes ont contribué à entretenir et à remettre à l'ordre du jour. Quel que soit le caractère problématique de ces mouvements ou de cette revendication, qui font écho aux conditions réelles d'existence d'une majorité de nos contemporains, le NPA ferait fausse route s'il les ignorait et les écartait du cœur de son projet, en promouvant la fiction du retour à un âge révolu du mouvement ouvrier. Le NPA doit choisir entre anticapitalisme et « travaillisme ».</span></span></p><p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><br /><span style=""><o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><span style="">Quoi qu'il advienne, il est d'ores et déjà certain que sa création sera l'occasion de la réouverture de questions essentielles qui n'avaient plus droit de cité depuis les années 1980. Ne serait-ce que pour cela, il importe de saluer sa naissance.</span></span></p><ul style="font-family:verdana;"><li><span style="font-size:85%;"><br /></span><span style="font-size:85%;"><span style=""><o:p></o:p></span></span></li></ul> <p class="MsoBodyText" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;"><span style=""><o:p>A lire également, sur le site de <span style="font-style: italic;">La Revue internationale des livres et des idées</span>, </o:p></span><br /></span></p><div class="BlocArticleSousTitre" style="font-family:verdana;"><span style="font-size:85%;">"<a href="http://revuedeslivres.net/articles.php?id=312">Le Nouveau Parti Anticapitaliste, un Nouveau Parti Socialiste ? Questions à Daniel Bensaïd à la veille de la fondation du NPA.</a><i>"</i></span></div>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-50326029404957945972008-09-21T13:55:00.003+02:002008-09-21T14:08:17.240+02:00Sur Mai 68<span style="font-size:100%;">Les remarques qui suivent sont extraites d'un entretien croisé réalisé par Eric Aeschimann avec Jean-Pierre Le Goff. Seules figures ici mes (Jérôme Vidal) réponses. Cet entretien a été publié dans le journal <span style="font-style: italic;">Libération </span>du 24 février 2008.<br /></span><ul><li><span style="font-family:Times New Roman;font-size:100%;">Pour commencer, juste une remarque un peu ironique sur les célébrations de 68: leur calendrier reflète d'abord les intérêts d'un certain nombre de professionnels, journalistes, éditeurs - dont je suis -, acteurs de la mémoire de 68... Chacun obéît à son propre agenda. Mais bon, ces commémorations n'en restent pas moins l'occasion d'un véritable travail de réflexion et de réappropriation. La production devient plus intéressante, et surtout la recherche acquiert en subtilité, complexité, modestie. On sent davantage le souci de ne pas avancer des énoncés définitifs, de montrer le morcellement de l'événement, d'éviter la starisation, de s'intéresser à ce qui s'est passé en province, etc. Une histoire souterraine de Mai 68 et de « ses vies ultérieures », comme dit Kristin Ross, est peu à peu mise au jour. Ce travail se diffuse dans la société et, que ce soit chez les chercheurs ou chez les individus lambda, il me semble que le mythe est en train de régresser, au profit de l'événement pris dans sa complexité. Il est plus rare aujourd'hui de voir brandir 68 comme un fétiche sacré qu'il faudrait défendre contre l'ennemi, fut-il Sarkzoy.<br /></span></li></ul><ul><li><span style="font-family:Times New Roman;font-size:100%;">Les choses sont plus compliquées. Je crois que son discours s'adressait peut-être moins aux "revanchards" de droite - ce qui, du reste, serait un comble au vu de ce que sa vie privée dévoile de son rapport à la tradition - qu'à un certain électorat de gauche qui, depuis quelques années, charge 68 de tous les maux existants, y compris et surtout le triomphe du néolibéralisme. Les thèses de l'américain Christopher Lash, pour qui 68 serait le terreau de l'individualisme narcissique et du libéralisme triomphant, ont joué un rôle important dans la montée en puissance de cette "haine de 68" version "de gauche". On en retrouve la marque du côté de la gauche souverainiste, républicaniste ou de certains secteurs de la mouvance anti-libérale, y compris dans les milieux libertaires... Le livre de Jean-Claude Michéa paru à la rentrée, dont la critique du libéralisme s'accompagne d'une critique du supposé individualisme de 68 et des luttes des minorités (ethniques, sexuelles, etc..) qui en seraient la continuation, en constitue un bon exemple. Cela m'amène à définir à ma façon ce qui relève ou ne relève pas de 68. Jean-Pierre Le Goff a raison de dire que 68, comme événement circonscrit aux mois de mai et juin, ne saurait être qualifié de féministe ou d'écologiste. Mais il y a eu alors la remise en cause d'un certain type de "domination", une libération de la parole, et c'est cette rupture qui a produit ses effets plus tard sur des questions diverses : les immigrés, les prisons, le féminisme… Ce fut un peu comme un jeu domino, avec des conséquences à retardement.</span></li></ul><ul><li><span style="font-family:Times New Roman;font-size:100%;">68 est un événement et le propre d'un événement, c'est de ne pas être porteur d'un projet politique figé, mais au contraire, de venir modifier les grilles politiques préétablies, d'être imprévu et de rester, même après-coup, en partie indéterminable. Au fond, de 68, nous ne connaissons que les effets. C'est pourquoi, dès le départ et pour probablement encore un petit bout de temps, la signification de 68 a été inséparable de ses usages et des interprétations qui en ont été proposées. Bien sûr, il faut prendre garde à la tentation d'en faire le pivot de toutes les explications, d'y fondre des transformations sociales qui, rappelons-le, ont aussi lieu dans des pays qui n'ont pas eu de 68... On peut cependant parler d'un héritage, et même, pour reprendre le titre du livre de Jean-Pierre Le Goff, d'un héritage impossible, mais au sens où l'on dit d'un mot qu'il est "impossible" à traduire, "intraduisible". De même que « l'impossibilité » d'une traduction indique l'existence d'une difficulté persistante, intéressante à creuser, de même l'impossibilité de l'héritage ne signale pas sa péremption, mais l'effort de traduction, d'historisication, de problématisation qu'il appelle. En 68, certains acteurs ont interprété l'événement dans les termes qu'ils avaient à leur disposition - pour dire vite: la vulgate marxiste-léniniste. Or, 68 est précisément venu ruiner ce vocabulaire et aucune langue de substitution n'est venu le remplacer. Il y a là une zone d'incertitude qui est aussi une zone d'exploration, de construction possible. C'est ainsi que s'est engagé, autour de l'altermondialisme et des travaux de Négri, Rancière, Bensaïd, Badiou et d'autres, une vaste réflexion sur ce que 68 avait échoué à penser: le rapport de la politique à l'Etat, au parlementarisme, à la démocratie représentative. Si l'on peut parler d'une actualité politique de 68, c'est dans cette discussion politique en cours, qui reprend le problème là où les années 70 l'avaient laissé. De ce point de vue, l'on peut dire que « Mai 68 » est aujourd'hui un des noms de la politique, c'est-à-dire du dissensus, de la critique et de la dénaturalisation des normes et de la domination - et ceux qu'irrite Mai 68 sont précisément ceux qui voudraient aujourd'hui renaturaliser la domination, dépolitiser la société.</span></li></ul><ul><li><span style="font-family:Times New Roman;font-size:100%;">Sur le problème précis de l'Etat et du rapport aux institutions, si nous héritons quelque chose de 68, c'est sous la forme d'une interrogation, d'une discussion critique qui a repris de l'intensité depuis 1995. Jean-Pierre Le Goff considère que le débat devrait être derrière nous; pour ma part, je le trouve intéressant, y compris quand l'anti-autoritarisme issu de 68 va jusqu'à « diaboliser » le pouvoir (« changer le monde sans prendre le pouvoir », pour reprendre la formule de John Holloway). Et je dois dire que je suis assez rétif à la distinction tranchée entre révolte culturelle et révolte ouvrière qu'opèrent ceux qui voudraient réduire la mise en cause du pouvoir à une simple poussée d'urticaire générationnelle. Comme le montre un récent et important livre de Xavier Vigna, il y a eu autant d'insurbordination dans les grèves ouvrières que dans les manifestations étudiantes, et aujourd'hui, dans un contexte très différent, on sent que circule dans la société une aspiration de même nature: une insurbordination qui n'a pas encore trouvé sa forme, ses relais et son langage.</span></li></ul><ul><li><span style="font-family:Times New Roman;font-size:100%;">Pour moi, les revendications sexuelles des années 1990-2000 - ce qu'Eric Fassin appelle "les politiques de la sexualité" - ne sont ni "communautaires" ni "victimaires". Et elles restent liées à 68, malgré des différences évidentes : par exemple, si à l'époque les revendications du mouvement gay insistaient sur le droit à l'invention et à l'expérimentation « privée », la demande actuelle d'une égalité juridique - droit au mariage et à l'adoption - montre que le travail critique engagé à l'époque s'est poursuivi et appréhende maintenant de façon beaucoup plus complexe la question des institutions et des normes. Il y avait certes un certain rousseauïsme naïf à l'œuvre dans les discours de l'époque. Mais il faut appréhender l'événement dans sa dynamique contradictoire. Foucault, Bourdieu, Lacan, tous les penseurs que Luc Ferry et Alain Renault ont réuni sous le label de "pensée 68", sont ceux-là mêmes qui justement ont très vite critiqué les naïvetés des manifestants et de leurs continuateurs. A mes yeux, 68, c'est autant la critique du pouvoir et de l'aliénation formulée au plus chaud de l'événement que la critique de cette critique telle qu'elle s'est élaborée tout de suite après.</span></li></ul><ul><li><span style="font-family:Times New Roman;font-size:100%;">Le rapprochement entre mai 68 et un certain usage des médias est lié au parcours de leaders de groupuscules qui, confrontés à leurs propres impasses politiques, ont été conduit à investir les médias comme substitut - un phénomène dont le journal <i>Libération</i> est emblématique. Partant de ce constat, la gauche radicale, à laquelle j'appartiens, se contente trop souvent d'une dénonciation hâtive des médias. Mais les médias sont le bain où nous circulons et on voit mal comment toute action politique pourrait en faire abstraction. Il n'est donc pas question de dénoncer en soi un activisme qui prendrait les médias comme cible ou instrument. Une association comme Act Up-Paris s'est effectivement fait connaître du grand public par ses interventions dans les médias. Mais peut-on l'accuser de démagogie, elle qui a mené en profondeur un travail de contre-expertise, dans le sillage notamment de l'investigation sur le terrain prôné juste après 68 par Michel Foucault à propos des prisons? Si Act Up a tiré quelque chose de 68, c'est cette capacité de prise de parole, de mise à distance sans diabolisation de la politique gouvernementale, de remise en cause des savoirs autorisés, d'attention aux savoirs produits par les intéressés, de problématisation publique et collective d'une question - et non d'on ne sait quelle posture victimaire.</span> <span style="font-size:100%;"><br /></span></li></ul><ul><li><span style="font-family:Times New Roman;font-size:100%;">Il s'est effectivement développé, depuis les années 1980, au PS une représentation largement fantasmatique des classes populaires, identifiées en bloc comme racistes, rétives à la modernisation, etc. Peut-on pour autant rattacher SOS-Racisme à 68? Daniel Cohn-Bendit, qui incarne cette gauche de "valeurs", ne cesse de répéter que "68, c'est fini", et situe son engagement actuel dans un horizon qui n'est pas celui de 68. Si on parle d'un héritage vivant, actif, ce n'est pas de ce côté qu'il faut chercher. Il faut admettre que 68 a permis de problématiser notre rappport à l'Etat et aux institutions représentatives et qu'il a ouvert une brèche entre la question sociale et des questions dites sociétales ou minoritaires. Mais son héritage, pour moi, consiste justement à ne pas fuir la difficulté et à penser ensemble ces questions et à les articuler.</span></li></ul>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-61369080717651262172008-02-06T18:24:00.001+01:002008-03-10T10:52:00.755+01:00Les formes obscures de la politique, retour sur les émeutes de novembre 2005<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhDtDGX_tN9tyKYvyEknWF9h-d6TY81ZzyY1R-Sc_cuqS_HITFAzhpwUpYwcr6bwfY4lYfi4aTm6fF7MbeVLihP8mBoN67bloO66uD3sB9EZMOyYV3_Yl4MGaU8_IQ3vaEMMZyul5KU0zs/s1600-h/rili+3.jpg"><img style="margin: 0pt 0pt 10px 10px; float: right; cursor: pointer;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhDtDGX_tN9tyKYvyEknWF9h-d6TY81ZzyY1R-Sc_cuqS_HITFAzhpwUpYwcr6bwfY4lYfi4aTm6fF7MbeVLihP8mBoN67bloO66uD3sB9EZMOyYV3_Yl4MGaU8_IQ3vaEMMZyul5KU0zs/s400/rili+3.jpg" alt="" id="BLOGGER_PHOTO_ID_5176048546424029682" border="0" /></a><br />A propos de Gérard Mauger, <em>L’Émeute de novembre 2005 : une révolte protopolitique</em> (Editions du croquant, 2006)<br />par Jérôme Vidal<br />(Article publié dans <em><a href="http://www.revuedeslivres.net/">La Revue internationale des livres et des idées</a></em>, n°3, janvier-février 2008.)<br /><br />Aucune discipline ne peut mettre à jour, d’elle-même, ses points aveugles et ses biais. Il faut pour cela de l’« indiscipline «. Quelque chose comme un choc ou une confrontation avec la réalité. Et il n’est pas sûr, s’agissant de la sociologie, que les petits caporaux de la « science « de la société soit les vecteurs les plus sûrs d’une telle indiscipline. L’ignorer, c’est s’exposer à substituer subrepticement à l’effort pour comprendre la réalité sociale, pour saisir ce qui se passe et advient en elle, le désir de « faire science «, c’est-à-dire le désir d’imposer la prééminence arbitraire de son autorité au moyen de la mise en scène, formelle, de la « scientificité « de son propre discours.<br /><br />Le livre de Gérard Mauger intitulé <em>L’Émeute de novembre 2005 : une révolte protopolitique</em> constitue un bon exemple de ce type de dérive. Lisons le texte de sa quatrième de couverture, qui résume assez bien son contenu : «Novembre 2005 : parallèlement à l’émeute où s’affrontent « jeunes des cités « et policiers, se déroule une « émeute de papier « où se confrontent représentations hostiles ou favorables aux émeutiers : reportages et éditoriaux des journalistes, déclarations des hommes politiques, interprétations contradictoires des intellectuels. Cette émeute de papier fait évidemment partie de l’émeute. Pour rendre compte de l’événement, il s’agit donc d’établir à la fois une version contrôlée des faits – ce qui s’est passé dans les banlieues –, un répertoire raisonné des prises de position – ce qui s’est passé sur les scènes médiatique, politique, intellectuelle –, et de confronter les interprétations proposées aux faits établis. Si l’on renonce à des énoncés plus proches de l’exhortation ou de la dénonciation que de la description, force est de constater qu’au regard du répertoire d’action politique institutionnalisé, l’émeute de novembre 2005 s’apparente évidemment plus à une révolte « protopolitique « qu’à un mouvement social organisé.«<br /><br />Ce qui fait problème ici, au premier abord, du point de vue qui nous intéresse, ce n’est pas tant la méthodologie de ce programme ou sa mise en oeuvre, bien que l’une et l’autre mériteraient d’être discutées (peut-on vraiment comprendre quelque chose à la révolte des banlieues de novembre 2005 en ne s’attachant qu’aux « faits « et aux réactions et interprétations qu’ils ont suscitées sur le moment ?). Non, ce qui fait d’abord problème, c’est le résultat de cette docte recherche : « force est de constater qu’au regard du répertoire d’action politique institutionnalisé, l’émeute de novembre 2005 s’apparente évidemment plus à une révolte « protopolitique « qu’à un mouvement social organisé. « Il n’y a, superficiellement, rien à redire à une telle formulation, et c’est précisément ce qui fait problème. Le sociologue nous assène comme une révélation ce qu’aucun interprète sérieux de l’événement ne songerait à contester : la révolte des banlieues ne ressemblait effectivement pas à une soirée électorale, une grève de cheminots ou une manifestation unitaire pour la défense des services publics, et elle n’annonçait certainement pas des lendemains qui chantent. Ainsi, entre la formulation de son projet par le sociologue et sa réalisation, il n’y a à première vue rien que le vide de la rhétorique de la scientificité, de la scientificité réduite à une rhétorique. À travers son livre, Gérard Mauger ne nous dit donc rien d’autre que : « Je suis celui qui sait, je suis un sociologue – j’aurai le dernier mot. « Au passage, le patient travail de collecte d’informations du sociologue aura simplement confirmé au lecteur ce qu’il supputait déjà s’il n’avait pas été trop inattentif lors des émeutes et s’il avait pour son propre compte réalisé plus ou moins exhaustivement ce travail de recoupement.<br /><br />Cependant, dans le vide ouvert par le déploiement de cette rhétorique, qui sans cela ne mériterait qu’un sourire amusé (« Encore une de ces cuistreries de sociologue ! «), intervient une opération de dépolitisation de l’événement dont l’opérateur est un « gros « mot qui fleure bon la « science « : « protopolitique «. La démission du ministre de l’Intérieur et les « excuses « demandées de façon répétée par les émeutiers, ainsi que l’exigence de « respect « qu’ils ont formulée de manière on ne peut plus articulée (!) – exigence qui renvoie aux circonstances du déclenchement de l’émeute, mais aussi, plus généralement, aux harcèlements et aux diverses formes de stigmatisation dont les jeunes des banlieues populaires, tout particulièrement s’ils sont issus de l’immigration (post)coloniale, font constamment l’objet de la part de la police –, ne suffisent pas, selon Gérard Mauger, bien que leur registre soit celui d’une revendication de justice et d’égalité, à qualifier ces émeutes de politiques.<br /><br />« [T]out porte à croire, nous dit-il, que ces pratiques obéissaient, en fait, à la logique agonistique du monde des bandes (logique du défi, logique de l’exploit guerrier) et à celle, pratique, du « combat de rue «, qui conduisent à « faire feu de tout bois « sans choisir ses cibles […]. Par ailleurs, la participation à l’émeute était sans doute aussi un moyen de « faire la une « des journaux, un mode d’accès à la notoriété promue par la télévision au rang de fin en soi, quel qu’en soit le motif . « On remarquera dans ces formules, alors même qu’aucune objection – ou faisceau d’objections – absolument dirimante n’a été apportée, le passage subreptice du registre hypothétique à celui de la certitude (« tout porte à croire«, « en fait «, « sans doute «), qui permet d’exclure purement et simplement la validité, ne serait-ce que relative, de toute autre interprétation que celle avancée par l’auteur, et d’ôter tout caractère ambivalent aux faits appréhendés et à leur signification. Le sociologue, ce « professionnel de l’interprétation «, ne considère étonnamment pas la possibilité que la signification des pratiques repérées puisse changer en fonction des différents contextes dans lesquels elles interviennent (d’une part, « incivilités « ponctuelles et répétées, pour ainsi dire routinières, et, d’autre part, émeute prolongée et étendue, déclenchée par un incident médiatisé et amplifié par les propos du ministre de l’Intérieur et candidat à la magistrature suprême). Il lui faut absolument réduire l’inconnu (l’événement) au connu et exclure que quelque chose d’inédit ait pu advenir et s’articuler confusément dans la situation, y compris en puisant dans une grammaire et un lexique anciens. Le sociologue s’assure ainsi qu’il retrouvera dans la réalité sociale ce qu’il y a lui-même introduit.<br /><br />Le fond du problème est en effet que la disqualification politique de l’émeute à laquelle se livre Gérard Mauger n’est pas le fruit d’une enquête empirique, mais qu’elle est principielle : pour lui, comme pour Pierre Bourdieu, comme pour Gérard Noiriel dans <em>Les Fils maudits de la République</em>, les « dominés « ne pensent pas et ne parlent pas, ils sont parlés et pensés – il est donc parfaitement inutile de prêter attention à « leur « parole. Qu’un énoncé aussi massif et qu’une catégorie non moins massive que celle de « dominés « soient d’une généralité et d’une abstraction extrême, qu’il y ait donc toutes les chances pour qu’ils fassent violence à la réalité empirique et aux contextes historiques, n’effraie pas le sociologue et ne le conduit pas à faire preuve d’un minimum de prudence. Qu’une multitude d’enquêtes et de travaux anthropologiques, ethnographiques, sociologiques et historiques, d’inspirations diverses, ait depuis plus de quarante ans abouti à considérablement nuancer, relativiser, complexifier et contredire une telle formule et ses présupposés, le laisse de marbre. Que, de plus, cet énoncé soit assez homogène dans l’usage qu’il en fait aux hauts cris poussés par les hérauts du national-républicanisme à propos des « sauvageons «, rejetés hors de l’humanité pensante et civilisée, que cette rhétorique ne soit pas sans faire écho à celle des réactionnaires qui appelaient autrefois à la mobilisation contre « les classes dangereuses « et à celle des bons apôtres de la domination coloniale, voilà pourtant qui aurait dû alerter le sociologue « critique «. Il est donc assez tentant de retourner au « sujet de sa propre vérité « qu’est Gérard Mauger son compliment : au moment même où il décrit « les jeunes des cités « (catégorie d’amalgame) comme, « sans doute [sic] «, « l’exemple par excellence de « la classe objet « «, il est parlé plus qu’il ne parle, il est pensé plus qu’il ne pense – et, ce faisant, il contribue à produire exactement ce qu’il prétendait dénoncer, l’aliénation de « la classe-objet « des « jeunes des cités «. Ce qui est en cause ici, ce n’est pas, en elle-même, la crainte exprimée par Gérard Mauger de voir l’émeute de novembre 2005 faire l’objet d’une représentation romantique et populiste, représentation qui viendrait idéaliser la spontanéité et les illégalismes populaires, ce n’est pas non plus son refus de voir dans cette émeute « les prémices d’une révolte des jeunes des cités devenue plus consciente d’elle-même «, mais c’est le procédé par lequel il réduit toute affirmation du caractère politique de la révolte des banlieues de 2005 à ce genre de prophétisme ou de populisme. Une telle réduction est fallacieuse, et les exemples supposés de telles interprétations avancés par Gérard Mauger ne permettent pas tous, loin de là, de justifier pareil raccourci.<br /><br />Du moins, le constat du caractère abusif de cette réduction permet-il de repérer l’un des enjeux de cette émeute et des conflits d’interprétation auxquelles elle a donné lieu (conflits d’interprétation dont Gérard Mauger est partie prenante, sans pouvoir prétendre occuper la position d’arbitre ou de juge suprême de ces conflits) : la définition même, symbolique et pratique, des frontières de la politique. Dans cette perspective, deux points doivent être soulignés : premièrement, Gérard Mauger ne justifie pas sa réduction de l’espace de la politique à celui de la politique organisée et institutionnelle, et il exclut que puissent être qualifiés de politique les événements ou mouvements « politiques « qui seraient aux marges ou en extériorité par rapport à elle (quelles que soient les modalités de cette extériorité) – c’est ce qui explique que, pour lui, la demande d’excuses, l’exigence de respect et la revendication formulée par les émeutiers d’une démission du ministre de l’Intérieur ne puissent pas être qualifiées de « politiques « ; deuxièmement, il ignore purement et simplement, ou passe sous silence, les aléas de l’histoire politique des banlieues et de l’immigration postcoloniale en France, toile de fond sans laquelle, du moins n’est-il pas déraisonnable de le penser, on ne peut rien comprendre non seulement à la révolte des banlieues de 2005, mais aussi au développement en banlieue d’un islam réactionnaire et d’un islam « intégré «, rigoriste et progressiste (cela dit avec toutes les réserves que cette dernière qualification exige), ou encore l’émergence d’un mouvement comme celui des Indigènes de la République. L’absence dans le texte et la bibliographie de L’Émeute de novembre 2005 de référence à des livres comme ceux de Saïd Bouamama (<em>Dix ans de marche des Beurs. Chronique d’un mouvement avorté</em>, Desclée De Brouwer, Paris, 1991) et de <em>Mogniss H. Abdallah</em> (J’y suis, j’y reste ! Les luttes de l’immigration depuis les années soixante, Reflex, Paris 2000), outre qu’elle signale un manquement aux exigences du métier de sociologue, manquement assez peu acceptable de la part d’un sociologue qui insiste sur la « scientificité « de son discours, signale l’incapacité de son auteur à véritablement historiciser son objet, donc son incapacité à se donner les moyens de le comprendre sociologiquement. Le contexte historique de l’émeute de novembre 2005 ne peut en effet être réduit au seul déclin des «formes organisées de pression sur l’État «, au « dérèglementpuis à lapannedes instruments traditionnels de représentations politiques desclasses populaires «. Il inclut la dépolitisation active de l’immigration postcoloniale et des banlieues par l’État et par lesdits « instruments traditionnels de représentations politiques «, non seulement à travers le refus de traiter et de prendre en charge comme tel le tort spécifique fait aux populations issues de l’immigration postcoloniale, mais aussi à travers les efforts délibérés pour défaire toutes les formes d’organisations politiques autonomes de l’immigration, pour transformer en problème « social « la question politique posée en son temps par un mouvement comme celui de « La marche pour l’égalité et contre le racisme «. A-t-on vraiment oublié l’instrumentalisation dont une association comme SOS Racisme a fait l’objet par le Parti socialiste et François Mitterrand, parallèlement à l’instrumentalisation de la montée électorale du Front national ? Le résultat de cette entreprise réussie de dépolitisation, que prolonge aujourd’hui la dépolitisation-déshistoricisation à la mode sociologique entreprise par Gérard Mauger, est précisément le retour, prévisible, du refoulé : l’apparition de formes de politisation obscures ou hétérodoxes. Que ces formes soient obscures – que leur sens ne soit pas évident et, surtout, qu’il ne soit pas fixé – et qu’elles soient hétérodoxes – qu’elles diffèrent des formes attendues et établies de la politique – ne permet pas de les disqualifier sans autre forme de procès. Si ces formes sont problématiques, le fait de réserver à la gestion étatique de la situation le nom de « politique « l’est bien davantage, et cela tout particulièrement quand cette gestion fonctionne, massivement, comme c’est le cas aujourd’hui, à la dépolitisation – puisque la gestion étatique se présente, précisément, comme gestion, c’est-à-dire comme soumission à la nécessité « économique « et comme réduction des « passions « politiques. Si par politique on entend, comme c’est le cas de l’auteur du présent article, et, semble-t-il, de la plupart des interprètes de gauche de la révolte des banlieues de 2005 que conspue Gérard Mauger, la problématisation d’un tort fait à l’égalité, quelles que soient les formes de cette problématisation, plus ou moins « pures «, c’est-à-dire plus ou moins élaborées, plus ou moins contradictoires, plus ou moins détournées et plus ou moins conformes aux formes instituées et légitimes de la revendication égalitaire et du débat public,il n’est en tout cas pas possible de confondre politique et gestion étatique, et il n’est pas non plus possible de refuser toute dimension politique à la révolte des banlieues de 2005. Cela dit sans idéaliser cette émeute, sans refuser d’en reconnaître le cas échéant les aspects « nihilistes « et sans préjuger de son avenir et de ses conséquences.<br /><br />Une telle approche ne pouvait bien sûr pas être celle d’une « conscience « comme celle de Gérard Mauger : armé du principe selon lequel les dominés ne pensent et ne parlent pas, selon lequel ils sont pensés et parlés, le sociologue martèle que la politique ne peut être qu’une affaire entre les « savants «, l’État et les formes instituées de pression sur celui-ci. Pensée d’État et illusion scolastique se fondent et se confondent ici, au point de devenir indiscernables.Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-30524369405516049902007-11-30T09:00:00.000+01:002007-11-30T11:45:52.860+01:00Gérard Noiriel et la République des "intellectuels"<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="http://www.revuedeslivres.net/"><img style="margin: 0pt 0pt 10px 10px; float: right; cursor: pointer;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhcVcm_4vDzmU5ArLkOf1N7EFrVn6PmvHzRjzUzYXBHekFQ_5T_ZB3JkZZQUCNFIuSoaqj9OPwbkXbg-Z04rS-AY2n2H1ulSB96PSrX295LlafXv9Ggjrh5JY-cmY03rcMeZsMXf4ehi48/s400/Noiriel+Fils+maudits.jpg" alt="" id="BLOGGER_PHOTO_ID_5138550224288583602" border="0" /></a>(Article publié dans le n° 2 (nov-déc 2007) de <a href="http://www.revuedeslivres.net/"><span style="font-style: italic;">La Revue internationale des livres et des idées</span></a>)<br /><br /><br /><div class="BlocArticles"><div class="BlocArticleSousTitre">A propos du livre de Gérard Noiriel, <span style="font-style: italic;">Les Fils maudits de la République. L’avenir des intellectuels en France<br /><br /></span></div><div class="BlocArticleTitre"><br /></div><div class="BlocArticleTexte">Gérard Noiriel est, sans conteste, pour autant que nous puissions en juger, l’un des historiens qui ont contribué de la façon la plus décisive qui soit à l’histoire de la France contemporaine, à l’histoire de la constitution nationale/sociale de la société, tant à travers les recherches originales qu’il a menées (<i>Longwy. Immigrés et prolétaires (1880-1980)</i>; <i>La Tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe (1793-1993)</i>; <i>Les</i> <i>Origines républicaines de Vichy</i>) qu’à travers ses fortes synthèses, non moins originales, de ses propres travaux et des travaux de nombreux historiens et sociologues (<i>Les Ouvriers dans la société française (XIXe-XXe siècle)</i>; <i>Le Creuset français. Histoire de l’immigration (XIXe-XXe siècle)</i> . Il ne s’agit certes pas d’affirmer que ces livres contiennent des vues définitives et indiscutables, qu’ils ont épuisé leurs objets ou qu’ils avancent un modèle de compréhension ou d’explication sans reste. <i>Le Creuset français</i> a ainsi ses points aveugles : l’histoire de la forme-nation et de l’immigration y est à peu près totalement déconnectée de l’histoire du genre et des sexualités et de l’histoire coloniale, comme si ces histoires pouvaient être dissociées, comme si elles n’étaient pas intimement mêlées, et ce dès avant le développement de l’immigration (post)coloniale en direction de la métropole. Mais ces manques eux-mêmes permettent de faire ressortir toute la force et l’intérêt de l’entreprise conduite par Gérard Noiriel : proposer l’intégration d’histoires analytiquement disjointes (l’histoire de l’immigration, l’histoire de l’industrialisation, l’histoire ouvrière, l’histoire de l’État et de sa démocratisation relative, l’histoire de la nationalisation de la société) afin de ressaisir le processus d’intégration qui a abouti à la constitution nationale/sociale de la société française. Autrement dit, il s’agissait pour l’historien de proposer un modèle du processus d’intégration de la société – modèle qui n’est pas l’expression d’une passion totalisatrice, mais la traduction d’un effort pour décrire les processus qui ont effectivement produit la société française comme réalité intégrée et, avec elle, de nécessité, son cortège de "problèmes d’intégration".<br /><br />Cette démarche ne pouvait qu’aller contre le refus des grandes synthèses dont font souvent montre les historiens professionnels en France. Ce refus, qui peut être méthodologiquement justifié s’agissant d’histoires qui, étant donné les objets qui sont les leurs et les contraintes matérielles qui s’imposent à elles, rendent de telles synthèses toujours prématurées, ne pouvait plus tenir s’agissant de l’histoire de la France contemporaine, une fois reconnu, à la suite d’Émile Durkheim, que la caractéristique fondamentale de celle-ci est précisément le processus d’intégration nationale/sociale de la société. À la primauté de l’étude des cas, il fallait donc substituer un mouvement circulaire : des études de cas et des histoires particulières aux tentatives de synthèses, et de celles-ci à celles-là. Il fallait de plus revenir, au moment où l’histoire se fait histoire de la production de la société, sur le partage disciplinaire trop net entre histoire et sociologie. Fondée en réalité, la démarche socio-historienne de Gérard Noiriel peut ainsi fonctionner comme un véritable programme de recherche visant à prolonger, compliquer et critiquer ses premiers résultats.<br /><br />Étant donné l’impressionnante cohérence et la puissance de description de ce modèle, étant donné son immense productivité potentielle en tant que programme de recherche, étant donné tout ce qu’il doit aux connaissances et aux savoirs cumulés de ses prédécesseurs et de ses contemporains (Gérard Noiriel n’est pas et ne se présente pas comme un titan de la pensée historienne, mais comme un extraordinaire accumulateur), son oeuvre semble constituer une sorte de démonstration en acte du bien-fondé de sa vision de la cité "savante". Cette vision, ainsi que la conception du rôle de l’"intellectuel" et les interventions publiques récentes de Gérard Noiriel, ont cependant de quoi susciter un certain étonnement. Examinons donc l’essai qu’il a consacré à ces questions et à l’histoire de l’intellectualité en France.<br /><br />Le titre même de cet essai devrait alerter ses lecteurs . Que suggère en effet la désignation de "fils maudits de la République", et comment peut-on l’interpréter à la lumière de l’ouvrage ? Prenons, comme il se doit, ce titre et cette métaphore au sérieux. Elle traduit en termes de filiation et donc de parenté le lien existant entre, d’une part, l’établissement du parlementarisme et du suffrage dit universel, et, d’autre part, l’autonomisation des disciplines universitaires et la promotion historique de la figure et du rôle de l’"intellectuel" – la République occupant ici le rôle de mère protectrice et à protéger. Elle fusionne les figures du poète maudit et du fils prodigue au sein de celle, romantique et idéalisée, du fils maudit. Elle genre la figure de l’intellectuel : les fils maudits de la République ne sont pas ses enfants, ne sont pas ses fils <i>et</i> ses filles ; ils sont de sexe masculin. Elle mobilise une morale de la reconnaissance familiale : la République a négligé ses fils, et ses fils, pour leur part, n’ont pas pris soin d’elle comme ils auraient dû ; les rejetons de la République doivent se préoccuper de leur génitrice, et celle-ci doit les reconnaître à leur juste valeur et leur faire la place qui leur revient dans son giron ; et, puisqu’elle y rechigne, ils doivent faire taire leurs divergences et s’unir pour forcer cette reconnaissance. Tout un programme – que Gérard Noiriel développe effectivement dans son ouvrage.<br /><br />Citons les pages conclusives de cet essai, dans lesquelles l’auteur livre la signification et les conséquences politiques de ce curieux tableau des "intellectuels" à la manière de Jean-Baptiste Greuze :<br /><br /><blockquote>La question décisive est de savoir quelles sont aujourd’hui les véritables lignes de fracture qui traversent la vie publique de ce pays, de façon à dégager les points communs autour desquels pourrait se construire une nouvelle alliance entre tous ceux qui veulent maintenir un lien entre le savant et le politique, pour défendre sur la place publique les idéaux progressistes de la République, attaqués de toute part . (p. 258) </blockquote><i></i><blockquote> […] les intellectuels ne se sont jamais interrogés sur les effets réels des discours qu’ils tiennent dans l’espace public. Pour alimenter leurs disputes, ils ont même préféré maintenir hors du champ de leur réflexion ce qui faisait leur raison d’être. Toutes les polémiques qui les ont opposés entre eux depuis un siècle reposent sur le même argument. Le héros de la pensée dit la vérité au pouvoir au nom des opprimés, en combattant les traîtres qui font le malheur du peuple. Cette logique dite "stalinienne" structure en réalité l’identité des intellectuels depuis le XIXe siècle. (p. 259) </blockquote><i></i><blockquote> De même qu’ils admettent aujourd’hui l’idée que la démocratie constitue leur seul horizon d’attente, de même les intellectuels acceptent, désormais, la séparation des fonctions et compétences. (p. 264)<br /><br />Les connaissances que les chercheurs produisent sur la société ne peuvent pas être communiquées telles quelles au grand public. Elles doivent être traduites dans un langage qui « touche « les citoyens, qui leur "parle" suffisamment pour qu’ils puissent se les approprier et les utiliser dans leur vie quotidienne. (p. 265)<br /><br />Trois fonctions, en partie contradictoires mais complémentaires, caractérisent les intellectuels : la critique, l’expertise et la compréhension. Obnubilés par leurs divergences, ils ont fini par perdre de vue le fait que, par définition, ils faisaient partie du camp progressiste. Aujourd’hui encore, ils ont donc le même adversaire. Ils s’opposent aux conservateurs, dont la fonction propre est de diffuser une vision du monde qui inverse la relation dominants-dominés, afin de présenter à l’opinion les victimes de la société capitaliste comme des agresseurs. Un intellectuel se reconnaît donc, avant tout, au fait qu’il refuse cette permutation des rôles, parce qu’elle alimente les représentations négatives qui stigmatisent des individus n’ayant pas la possibilité de s’exprimer sur la place publique. À la fin du XIXe siècle, les intellectuels français avaient réussi à tous se rassembler pour défendre la dignité des personnes qui, à l’instar du capitaine Dreyfus, étaient rejetées en raison de leur origine, de leur nationalité ou de leur religion. (p. 266)<br /><br />Nous pouvons avoir des opinions différentes sur la "mondialisation", sur la réforme de la Sécurité sociale, sur le réchauffement de la planète. Mais nous devons être capables, au-delà de ces différences de nous retrouver afin de protester et d’agir collectivement contre les formes de discrimination et de stigmatisation qui sévissent dans le monde actuel. (p. 266-267)<br /><br />La plupart des citoyens n’ont pas d’autre choix, en effet, que de nommer leurs problèmes à l’aide du langage que leur fournissent ceux qui détiennent le privilège de parler en public. (p. 267)<br /><br />Les intellectuels ont toujours combattu la xénophobie et le racisme parce qu’il s’agit là du problème par excellence où ils peuvent dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés. (p. 268) </blockquote><br /><br />Comment caractériser la rhétorique à l’oeuvre dans ces extraits ? On remarquera d’abord les généralisations hâtives et les affirmations sans nuance qui les ponctuent : "<i>les idéaux de la République [sont] attaqués de</i>toutes<i>parts</i> ", "<i>les intellectuels ne se sont</i>jamais<i>interrogés sur les effets de leurs discours</i>", "<i>la démocratie [la dimension élective de certaines fonctions au sein de l’Etat national/social en France] constitue leur</i>seul<i>horizon d’attente</i>", <span style="font-style: italic;">"</span><i>La plupart des citoyens n’ont pas</i>d’autre<i>choix</i>", "<i>Les intellectuels ont</i> toujours<i>combattu la xénophobie et le racisme</i>", généralisations et affirmations qui ont toutes les chances d’être abusives, qui le sont effectivement, et qui s’inscrivent dans une stratégie de dramatisation visant à exclure toute autre problématisation et interprétation des questions et faits considérés.<br /><br />L’effet de cette dramatisation est renforcé par le recours à des arguments <i>ad hominem</i> : "<i>Le héros de la pensée [la formule est ironique] dit la vérité au pouvoir au nom des opprimés, en combattant les traîtres qui font le malheur du peuple. Cette logique dite "stalinienne" structure en réalité l’identité des intellectuels depuis le XIXe siècle.</i>" L’adjectif "<i>dite</i>" et les guillemets qui encadrent "<i>stalinienne</i>" fonctionnent ici comme une prétérition qui permet à Gérard Noirel, sans assumer son geste, d’écraser sous une typologie grossière la multiplicité historique des pratiques et des modes d’intervention des intellectuels subsumés sous ce qualificatif infamant. Mais peut-être, au vrai, ne faut-il pas considérer cet adjectif comme une insulte dans la bouche de l’auteur puisque, sans apparemment y voir de contradiction, il endosse quelques paragraphes plus loin les habits mêmes du «<i>héros de la pensée</i>« que, croyions-nous, il fustigeait ("i<i>l s’agit là du problème par excellence où [les intellectuels] peuvent dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés</i>"), à cette différence près, non négligeable, que les "<i>traîtres</i>" ont été entre temps transmués en "<i>adversaires</i>".<br /><br />On remarquera ensuite le recours à des définitions normatives là où des définitions descriptives étaient attendues, là où la description des usages et des conflits d’usage lexicaux semblerait, de la part d’un socio-historien, plus appropriée : "par définition, [les intellectuels] <i>faisaient partie du camp progressiste. Aujourd’hui encore, ils ont</i>donc<i>le même adversaire</i>", <span style="font-style: italic;">"</span><i>Un intellectuel se reconnaît</i>donc<i>, avant tout, au fait qu’il refuse cette permutation des rôles [entre dominants et dominés]</i> <i>.</i>"<br /><br />Situons maintenant cette rhétorique dans le cadre plus général de l’argumentation de Gérard Noiriel. Sa visée est double. D’un côté, l’important est de préserver l’autonomie de l’Université, d’optimiser le caractère collaboratif et cumulatif de la recherche universitaire et de contrecarrer les forces fractionnelles et centrifuges qui viennent les miner (atomisation des chercheurs et intériorisation non critique de problématiques imposées par les champs politiques et médiatiques par l’entremise des "intellectuels" de gouvernement, qui subordonnent la logique du champ de la recherche professionnelle aux impératifs idéologiques de la gestion étatique). De l’autre, il faut assurer la circulation et la diffusion dans le monde social des résultats de la recherche universitaire afin, d’une part, de fournir aux dominés des savoirs leur permettant de résister à l’imposition de représentations aliénantes par les détenteurs du droit à la parole dans l’espace public légitime dominant ("intellectuels" de gouvernement, politiciens et journalistes) et, d’autre part, de fournir aux professionnels de la gestion étatique des instruments critiques ("scientifiques") de compréhension du monde social, qui leur permettent de se défaire des représentations biaisées qu’ils produisent eux-mêmes. L’objectif est ainsi et de permettre à la recherche universitaire de "faire science" et, son autorité et sa valeur étant de la sorte assurées, de parvenir à la démocratisation non de la production des savoirs, mais de leur diffusion dans l’espace social, tout en obtenant pour les chercheurs le statut d’informateurs éclairés du prince.<br /><br />Cette théodicée du champ "scientifique", qui prétend cumuler les bénéfices du discours descriptif et du discours prescriptif, associe un point de vue misérabiliste et victimiste sur les subalternes ("<i>La plupart des citoyens n’ont pas d’autre choix, en effet, que de nommer leurs problèmes à l’aide du langage que leur fournissent ceux qui détiennent le privilège de parler en public</i>") et une image idéalisée des "intellectuels" (<span style="font-style: italic;">"</span><i>par définition, [les intellectuels] [font] partie du camp progressiste</i>", "<i>Les intellectuels ont toujours combattu la xénophobie et le racisme</i>"). Cette association permet à Gérard Noiriel de justifier l’<i>imperium</i> qu’il réclame pour les "intellectuels" : puisque "<i>la plupart des citoyens</i>" sont privés de toute capacité intellectuelle et langagière propre, puisque la frontière entre ceux qui sont doués de la capacité de penser et de parler, les "intellectuels", et ceux qui sont pensés et parlés plus qu’ils ne pensent et parlent, la masse des gens, est si clairement délimitée et étanche, il faut que les "intellectuels", par définition vertueux, parlent et pensent pour les autres, et traduisent leur bonne parole dans un "langage" adapté, dans un langage sensible, qui les "<i>touche</i>", eux qui sont plus du corps que de l’intellect. La politique des « intellectuels «, définie par la recherche d’un plus petit commun dénominateur, par la recherche, au-delà de leurs différences ("<i>Nous pouvons avoir des opinions différentes sur la "mondialisation",</i> sur la réforme de la Sécurité sociale<i>, sur le réchauffement de la planète</i>"), d’un consensus par recoupements, aura pour objectif de <span style="font-style: italic;">"p</span><i>rotester et d’agir collectivement contre les formes de discrimination et de stigmatisation</i>" qui frappent les <i>infants</i> dominés, ces êtres non de la parole, mais du corps, ces pré-humains. Les "intellectuels" ont donc pour devoir de travailler à leur "Union sucrée" ("Intellectuels de toutes les chapelles, unissez-vous !") et de taire les divisions ouvertes en novembre-décembre 1995 par les projets de réforme de la Sécurité sociale, c’est-à-dire aussi par des politiques distinctes de la "mondialisation", qui n’ont bien entendu rien à voir avec les formes de discrimination et de stigmatisation qui doivent être combattues. Nous retrouvons là les principes qui commandent l’appel des "intellectuels et gens de culture" à voter Ségolène Royal. L’émancipation des discriminés et des stigmatisés sera l’oeuvre des "intellectuels" eux-mêmes !<br /><br />C’est là la formule vertueuse, républicaine, idéale, que propose Gérard Noiriel pour surmonter ce qu’il présente comme des dysfonctionnements dans l’économie des savoirs de la constitution nationale/sociale de la société, censément indiscutable et indépassable ("<i>la démocratie constitue leur seul horizon d’attente</i>"), formule qui pourra être résumée au moyen d’un oxymoron, celui de "police démocratique" des savoirs.<br /><br />Police démocratique des savoirs, qu’est-ce à dire ? Il s’agit pour Gérard Noiriel, en une sorte de politique aristotélicienne des savoirs et de la division du travail, que chacun reste à sa place, occupe son lieu naturel, et que la circulation des savoirs soit réglée de manière à ce que cette distribution des places et des fonctions soit respectée, pour le plus grand bien de tous. Il s’agit que le sens de la circulation des savoirs soit effectivement défini conformément à leur finalité et à la finalité de chacun des lieux de l’espace social. Les chercheurs doivent chercher, les médias médiatiser, les gestionnaires gérer et les citoyens sanctionner civiquement (sans débordements) le fonctionnement (ou les dysfonctionnements) du système. Il s’agit, en bref, que soit honorée une démocratie conservatrice et que soit comblé l’écart qui sépare la réalité présente de la démocratie de sa destination – cet écart étant bien sûr purement accidentel.<br /><br />Cette police rêvée des savoirs est redoublée d’une police lexicale. L’historien intervient ainsi publiquement pour condamner vigoureusement l’abus de langage intolérable que représenterait le nom que se sont donné les Indigènes de la République . Le temps des colonies est fini, rappelle-t-il avec bon sens. Le régime juridique de l’indigénat n’est plus. La situation des minorités discriminées et stigmatisées dans la France actuelle n’est pas celle de colonisés. Une telle confusion des lieux et des époques, insiste-t-il, repose sur la méconnaissance des acquis de la recherche "scientifique". "<i>Nous n’avons pas été consultés [nous, les intellectuels et gens de culture]</i>", proteste-t-il, non sans humour. Le tort des Indigènes de la République serait ainsi double : ils porteraient atteinte à la majesté de la République, qui ne tolère maintenant en son sein – et bien malgré elle – que des "<i>discriminations</i>", et ils étaleraient une ignorance coupable de l’autorité de la Science. Mais leur véritable tort, leur tort fondamental, serait surtout d’enfermer <span style="font-style: italic;">"l</span><i>es gens dans une forme de particularisme</i>", de leur imposer une <span style="font-style: italic;">"</span><i>assignation identitaire</i>". Ces propos, de la bouche d’un historien dont l’oeuvre a superbement ignoré l’histoire coloniale, d’un historien dont l’histoire de la colonisation n’est pas le domaine de spécialisation, qui donc n’a pas particulièrement étudié le passé colonial, c’est-à-dire aussi les formes de la présence de ce passé (bien que l’auteur des <i>Origines républicaines de Vichy</i> n’eût pas été tout à fait démuni s’il avait bien voulu s’attacher à penser dans une perspective socio-historique le passé continué du colonialisme, autrement dit les origines coloniales de la "République"), méritent d’être reçus avec circonspection. Cette circonspection devrait être d’autant plus grande que, dans ces propos et d’autres de l’auteur, sont repris tels quels, sans la moindre réserve, les leitmotive et les lieux communs du national-républicanisme aujourd’hui en vogue, républicanisme qui perçoit dans toutes les luttes minoritaires pour l’égalité des coups portés contre l’universel ("<i>les idéaux de la République sont attaqués de toutes parts</i>", " <i>[l’appel des Indigènes de la République] enferme les gens dans une forme de particularisme</i>"). Peut-on concevoir, de la part d’un historien qui affirme que son oeuvre vise à restituer aux opprimés la parole dont ils ont été dépossédés, indifférence plus grande aux stratégies langagières par lesquelles les subalternes ont toujours retourné les stigmates qui leur étaient imposés ? Peut-on imaginer ignorance plus manifeste de leur aptitude à utiliser des noms impropres, mais propres à choquer le bon goût de la bonne société "savante", pour forcer l’espace de la parole ? Que l’abus de langage dont les Indigènes de la République se sont rendus collectivement coupables ait été un abus délibéré, une provocation, et que personne n’était dupe de ce forçage de la langue, cela devait-il nécessairement échapper à l’entendement scolastique et républicain de Gérard Noiriel ? Cet entendement, d’habitude si soucieux de l’empirie, était-il condamné de plus à ignorer la réalité, composite, du mouvement des Indigènes de la République ? Drôle d’assignation identitaire, drôle d’enfermement dans un particularisme que celui-ci, qui, de manière assez improbable, réunit dans un même mouvement des descendants d’esclaves, de colonisés, de colons et de métropolitains, des athées, des juifs, des chrétiens et des musulmans, des nationaux, des étrangers et des sans-papiers, des chômeurs, des précaires et des bourgeois, des enseignants, des chercheurs et des activistes… c’est-à-dire des gens qui étaient toujours plus et autre que tout cela, des gens que réunissait la conscience d’un tort fait à l’égalité. Merveilleux communautarisme ! Le souligner ne revient du reste pas à faire l’impasse sur les ambiguïtés, les tensions et les contradictions qui traversaient et traversent encore ce mouvement, dont les membres sont d’ailleurs les premiers à débattre. La chose pourrait en revanche permettre aux esprits les plus rétifs de comprendre que l’abus de langage des Indigènes de la République n’en était pas tout à fait un.<br /><br />Mais la police lexicale préconisée par Gérard Noiriel ne se préoccupe pas seulement des usages des multitudes turbulentes ; elle a aussi pour mission de régenter les usages langagiers de ceux qui prétendent accéder au statut d’"intellectuel". Sa mission première est même justement d’arracher le mot "intellectuel" à ses usages impropres. Il faut fixer le sens de ce mot et en clore l’histoire. Que la signification en soit flottante, qu’il fasse l’objet d’un travail polémique constant de resignification en relation avec les reconfigurations confuses et conflictuelles de la politique des savoirs, que ce mot dans son indétermination marque le caractère problématique de tout <i>état</i> des savoirs, ne peut que paraître scandaleux, dès lors que l’on a accepté les présupposés scientistes et positivistes de l’épistémologie de Gérard Noiriel. Il n’est pas acceptable que le mot "intellectuel" soit un mot en trop, un mot en excès par rapport à ses significations établies. Il faut que soit sacrifiée la vie politique du mot (qui manifeste que la production, la circulation et la politique des savoirs ne sont pas l’affaire des seuls "savants" et encore moins des professionnels de la gestion étatique) pour que soit mis un terme à ses usages abusifs, à son appropriation par les faux "intellectuels", les "intellectuels" médiatiques et les "intellectuels" de gouvernement. Il n’y a d’"intellectuels" proprement "intellectuels", selon Gérard Noiriel, que spécifiques, c’est-à-dire, chez lui, spécialisés, professionnels et patentés. Seuls peuvent prétendre au titre d'"intellectuel" les universitaires en tant qu’ils interviennent dans l’espace public pour verser aux débats les résultats de leurs recherches au sein du champ réputé autonome de la "science".<br /><br />Cette opération de police lexicale et la défense conservatrice de l’ordre des savoirs qu’elle vient appuyer reposent sur la négation de la complexité de l’histoire de l’intellectualité et sur le déni du fonctionnement réel du champ universitaire et de la production des savoirs (l’Université est <i>aussi</i> le champ de bataille de toutes les ignorances, de tous les conservatismes, de toutes les réactions, de toutes les "maffias", "scientifiques" aussi bien que politiques). Elle implique de plus un abandon inavoué des expérimentations auxquelles se livrait Gérard Noiriel avant qu’il ne soit Gérard Noiriel, à l’époque où il publiait avec Benaceur Azzaoui <i>Vivre et lutter à Longwy</i> .<br /><br />Ce livre s’inscrivait en effet dans le cadre du travail de l’Association pour la préservation et l’étude du patrimoine du bassin de Longwy, née dans le prolongement de la mobilisation des sidérurgistes lorrains contre les fermetures d’usines. Cette association, qui regroupait des militants, des syndicalistes ouvriers, des employés, des étudiants et des enseignants (dont Gérard Noiriel), s’est attachée pendant une dizaine d’années au recueil de récits de vie et à la réalisation d’enquêtes sociologiques et de recherches historiques, centrés sur le travail et l’immigration, inspirée en cela par les mouvements d’histoire alternative allemand et britannique (<i>Alltagsgeschichte</i> et <i>history workshop</i>). Nous sommes loin, avec ces expériences, de la défense de la forteresse universitaire à laquelle se livre aujourd’hui Gérard Noiriel. Il rappelait pourtant encore récemment, dans un entretien accordé à Joseph Confavreux, Carine Eff et Philippe Mangeot, à l’occasion de la parution des <i>Fils maudits de la République</i>: "<i>Vous savez qu’aujourd’hui encore, la plus grande partie des recherches historiques sont réalisées au dehors de l’Université, par des "amateurs" travaillant dans un cadre associatif. C’est une façon concrète et réaliste de lutter contre la division du travail et l’enfermement des chercheurs dans leur tour d’ivoire. Mais c’est aussi un moyen de faire progresser la connaissance scientifique. L’histoire du monde ouvrier, l’histoire des femmes, l’histoire des persécutions antisémites sous Vichy ou l’histoire de l’immigration ont été d’abord développées par des militants associatifs, avant d’être prises en charge par l’historiographie officielle</i> ." S’il est regrettable que cette inspiration n’ait pas trouvé son chemin dans <i>Les Fils maudits de la République</i>, il y a à cela une explication : elle en contredit purement et simplement la logique. On voit mal en effet comment il serait possible de réconcilier l’une et l’autre perspectives.<br /><br />Là où Gérard Noiriel participait à la construction d’un intellectuel collectif qui ne réunissait pas exclusivement des "savants", qui présupposait donc que l’intellectualité n’a pas l’Université pour unique ancrage, il promeut aujourd’hui à travers sa réinterprétation de l’expression "intellectuel spécifique" une clôture de la démocratisation des savoirs, qui, symétriquement, vient transformer le sens de l’expression "intellectuel collectif" : un "intellectuel" collectif, ce n’est plus aujourd’hui pour Gérard Noiriel, si l’on s’en tient aux <i>Fils maudits de la République</i>, qu’un collectif d’"intellectuels" spécifiques, c’est-à-dire, dans son lexique, de chercheurs patentés qui interviennent dans l’espace public pour faire valoir le fruit de leurs recherches ou les intérêts de leur corporation – éventuellement avec l’appui de militants.<br /><br />Il est donc assez curieux que Gérard Noiriel invoque Michel Foucault pour légitimer sa démarche, et qu’il trace une ligne sans solution de continuité entre la politique de l’intellectualité d’Émile Durkheim et celle de l’auteur de <i>Surveiller et punir</i> (et cofondateur du Groupe d’information sur les prisons), tant son usage de l’expression "intellectuel spécifique", assez conforme en effet aux vues d’Émile Durkheim, s’affirme en rupture avec celui que promouvait Michel Foucault. S’il affirmait bien que l’Université était un des lieux stratégiques de l’intellectualité, Michel Foucault ne confondait aucunement l’"intellectuel" spécifique et l’"intellectuel" spécialisé, c’est-à-dire l’universitaire adoubé par ses pairs, spécialiste d’un domaine de la connaissance universitaire. Du reste, selon Michel Foucault, les questions que pose l’"intellectuel" spécifique à partir d’un site particulier n’ont rien d’étroitement "locales", "spécialisées". L'"intellectuel " spécifique travaille au contraire à l’articulation de lieux apparemment disjoints de politisation et de production des savoirs (en posant, par exemple, comme Éric Fassin, la question de l’articulation de telle problématisation politique élaborée par le mouvement gai et de telle autre problématisation produite par le mouvement féministe). Il n’est donc pas tel de par son statut, il l’est de par sa position d’"échangeur" et de par sa pratique, laquelle vise, premièrement, à établir des liens transversaux de savoir à savoir, notamment de savoir autorisé, légitime, à "savoir assujetti", et inversement, et, deuxièmement, à <i>participer</i> à une politisation globale des savoirs, politisation qui, à distance du mythe de la "science" pure, vient établir le caractère (inconsciemment) toujours déjà politique des savoirs, autrement dit qui vise à mettre en évidence l’imbrication radicale des savoirs et des pouvoirs .<br /><br />Ainsi, en lieu et place d’une réflexion stratégique sur l’ambivalence des pouvoirs et des savoirs, portée par le souci de leur problématisation, de leur politisation et de leur démocratisation, Gérard Noiriel voudrait réactiver la bonne vieille politique du savoir du fonctionnalisme durkheimien, sorte d’idéologie spontanée des sociologues et des historiens, bien faite pour leur renvoyer une image valorisante d’eux-mêmes : expertise institutionnalisée, organisation "démocratique" du champ universitaire, promotion d’un <i>ethos</i> désintéressé du service public "scientifique".<br /><br />Tout cela est bel et bien. Mais, préférant la déploration à la compréhension, l’appel aux bonnes volontés à la mise en oeuvre d’une Realpolitik polémique de la raison, il ne lui vient pas à l’esprit de se demander pourquoi cette vision irénique de la cité "savante" est sociologiquement vouée à être déçue par le fonctionnement réel des univers "savants".<br /><br /><br /></div></div> <!--on affiche la fiche de ou des auteurs--> <div class="TitreAuteur">Jérôme Vidal<br /><br /><br /></div><div class="TexteAuteur">Jérôme Vidal est traducteur, éditeur et fondateur d’Éditions Amsterdam. Il a publié <i>Lire et penser ensemble. Sur l’avenir de l’édition indépendante et la publicité de la pensée critique</i>.</div>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-57077472735573790072007-11-30T08:42:00.000+01:002007-11-30T11:46:48.076+01:00Silence, on vote : les «intellectuels» et le Parti socialiste<div class="BlocArticles"><div class="BlocArticleTexte">(Article publié dans le n° 1 (sept-oct 2007) de <a href="http://www.revuedeslivres.net/">La Revue internationale des livres et des idées</a>)<br /><br /><br />Le 24 avril 2002, quelques jours après le second tour de l’élection présidentielle qui vit s’affronter Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen, Serge Halimi et Loïc Wacquant publiaient dans <i>The Guardian</i> une tribune libre intitulée « The price of surrender » [La rançon de la capitulation], bientôt traduite et publiée en France sous le titre « Le prix du reniement ». Le titre de cette tribune a acquis récemment une ironie certaine : l’un de ses auteurs, Loïc Wacquant, a signé à la veille de la dernière élection présidentielle un appel à voter pour la candidate du Parti socialiste, Ségolène Royal, dont les termes représentent le reniement pur et simple de son inspiration centrale. Une capitulation en rase campagne, par laquelle le sociologue de Berkeley a rallié sans coup férir, et sans vraiment s’en expliquer, l’adversaire de naguère. Du moins n’était-il pas seul : avec lui, plusieurs dizaines d’« <i>intellectuels et gens de culture</i> », et non des moindres, qui auraient sans doute pu signer en 2002 sa tribune, faisaient acte d’allégeance à Ségolène Royal.<br /><br />Que disaient Wacquant et Halimi à leurs lecteurs dans cet article dont la publication témoignait d’une audace dont peu firent montre au lendemain du « <i>séisme prévisible</i> » de l’élection présidentielle de 2002 ? Portons-nous directement à la conclusion du texte : « <i>Tant qu’en France et en Europe, la gauche continuera à ignorer le développement de l’insécurité sociale engendrée par la dérégulation économique, elle méritera de perdre le pouvoir. Un « pouvoir » auquel elle a cessé de croire.</i> » Traduisons : ce ne sont pas ceux et celles qui s’efforcent d’élaborer les termes d’une politique de gauche de gauche , ce ne sont pas ceux et celles qui ont refusé de porter au premier tour leurs voix sur Lionel Jospin, le candidat du Parti socialiste, ce ne sont pas les abstentionnistes vilipendés par les commentateurs politiques et médiatiques qui sont responsables de la défaite ; ce sont le Parti socialiste et le gouvernement de Lionel Jospin qui, en se soumettant à la logique néolibérale de dérégulation et de privatisation, en déclarant leur impuissance à conduire une politique de gauche et en accordant dans le débat public une place centrale à « <i>la lutte contre la délinquance</i> », ont situé <i>à droite</i> le terrain sur lequel a été disputée l’élection présidentielle de 2002, démobilisant de la sorte les électeurs de gauche et les classes populaires. Affirmer le contraire reviendrait à prendre en otage les électeurs de gauche, à procéder à une inversion absurde des responsabilités, à leur faire porter la responsabilité des conséquences (notamment la montée de l’extrême droite) d’une politique qu’ils rejettent. Autrement dit, conformément à la logique de marché qui est celle du champ de la politique institutionnelle, Halimi et Wacquant affirmaient en la circonstance (aveuglement et surdité du Parti socialiste, impossibilité de l’instauration d’un dialogue critique avec ce parti) le droit et la nécessité d’une défection à son égard.<br /><br />Il n’est sans doute pas inutile de citer plus longuement la tribune en question : « <i>En France, les électeurs de gauche et les fractions les plus prolétariennes de la société ont encore la possibilité de punir les candidats qui trahissent leurs engagements électoraux. Lionel Jospin avait pris l’engagement solennel de préserver le secteur public : « Je suis pour arrêter le programme de privatisation », promettait-il en 1995 lors du débat l’opposant à Jacques Chirac. Il est devenu le plus grand « privatiseur » de l’histoire de France, et il s’apprêtait à laisser basculer les chemins de fer, la Poste et EDF dans ce même système de la « concurrence » pour satisfaire les commissaires bruxellois chargés de faire régner l’ordre libéral. Jospin avait promis de renégocier le Pacte européen de stabilité qui oblige les membres signataires à mener des politiques fiscales et monétaires orthodoxes. Il l’a signé tel quel une semaine après son arrivée à Matignon. Jospin avait promis de défendre les salaires et les emplois à temps complet. Au lieu de cela, la loi sur les 35 heures s’est révélée une formidable machine à flexibiliser le travail de millions d’ouvriers et d’employés, les obligeant à travailler la nuit, les week-ends et à consentir à un gel de leur pouvoir d’achat. [...] Jospin est même devenu le premier chef d’un gouvernement de l’histoire de la gauche française à avoir réduit le niveau d’imposition des classes favorisées.</i> »<br /><br />Cette tribune peut sans doute susciter des réserves, mais le noyau argumentatif du « Prix du reniement » ne devrait pas moins convaincre aujourd’hui qu’il ne faisait hier. Comment donc expliquer le retournement (le « reniement ») en 2007 de Loïc Wacquant et de nombre de ceux qui partageaient sa conviction passée ? Le monde politique et le Parti socialiste sont-ils si différents que ces analyses aient été rendues caduques ? Intéressons-nous donc aux termes dans lesquels ce « reniement » a été formulé et « justifié ».<br /><br />Le lundi 12 février 2007, Marc Abélès, Étienne Balibar, Robert Castel, Monique Chemillier-Gendreau, Yves Duroux, Françoise Héritier, Emmanuel Terray et Michel Tubiana publiaient dans <i>Libération</i> une longue tribune intitulée « Vaincre Sarkozy, maintenant ». Il s’agissait pour eux de définir « l’enjeu principal » et «<i>l’adversaire principal</i> » de l’élection présidentielle. Ils prétendaient, d’une part, fournir à leurs lecteurs égarés, à l’intelligence et au regard obscurcis par de viles considérations, la clé du chiffre de la situation électorale, et, d’autre part, dresser devant eux le portrait du péril qui les guettait et qu’ils ignoraient, et ainsi, par leur intervention, parer au désastre et unir la « gauche » divisée.<br /><br />Quel était donc le visage de ce péril inaperçu, dont n’auraient pas pris la mesure les destinataires de cette tribune ? Un monstre hybride, « <i>synthèse inédite de Thatcher et Berlusconi</i> », associant le « <i>libéralisme économique le plus offensif</i> » et le détournement « <i>sans vergogne de tous les moyens de l’État</i>» à des fins privées, et « instituant un contrôle social de plus en plus étroit sur des catégories de plus en plus nombreuses de la population », avec la bénédiction « <i>des grands groupes de l’audiovisuel et de la presse écrite</i>» : Nicolas Sarkozy.<br /><br />Face à cet « <i>adversaire principal</i> », il fallait que cessent les enfantillages (« <i>les petits jeux délétères</i> ») et les comportements irresponsables. Tels des pères et mères fouettards, les auteurs nous rappelaient au bon sens et à la décence : « <i>la gauche et la droite ne peuvent pas être renvoyées dos à dos », « nous nous trouvons dans le même camp</i> », « <i>la victoire de Sarkozy, nous savons bien qui en paierait le prix fort : non pas tant les élus socialistes, les militants encartés de l’extrême gauche ou les experts autoproclamés, que, avant tout, les sans-papiers, les demandeurs d’asile, les sans-logis et l’immense armée des RMIstes, des précaires et des travailleurs pauvre</i>s ». Il était donc impératif « <i>qu’à l’intérieur de la gauche la discussion et la critique demeurent fraternelles et préservent les chances du rassemblement final</i>».<br /><br />À la veille du premier tour de l’élection présidentielle, certains des signataires de cette tribune, accompagnés de nombreuses autres personnalités du monde universitaire et de la culture (faire nombre, faire bloc, semble avoir été un élément essentiel de la rhétorique déployée), dont Loïc Wacquant, publiaient dans <i>Libération</i> un nouvel appel au rassemblement, intitulé « Le 22 avril, assumer notre responsabilité » :<br /><br />« <i>Nous sommes des intellectuels et gens de culture, engagés à gauche de longue date sous des étiquettes diverses. Par-delà nos différences et nos divergences, qui subsisteront, nous appelons à voter dès le premier tour pour Ségolène Royal, seule candidature de gauche en mesure de remporter l’élection présidentielle. Aucune femme, aucun homme attaché aux idéaux républicains et aux valeurs de justice et de progrès social ne peut accepter que le 22 avril 2007 répète et aggrave les conséquences du 21 avril 2002. Une nouvelle défaite électorale de la gauche serait synonyme de graves menaces contre les libertés fondamentales et l’indépendance de la justice, de régression pour la recherche et d’asphyxie pour la création artistique, de domestication de l’information. Elle ouvrirait toutes grandes les portes à l’insécurité sociale et à la dérégulation économique, repoussant les forces progressistes et les mouvements sociaux en situation défensive et interdisant toute lutte efficace contre la dictature du marché dans l’Union européenne. Elle accentuerait la xénophobie et la criminalisation de l’immigration. Ce vote place donc chacune et chacun d’entre nous en face d’une responsabilité historique, pour la France et pour l’Europe. C’est pourquoi nous appelons tous les électeurs de la gauche, dans la diversité de ses composantes, à se rassembler dès le premier tour sur le nom de Ségolène Royal, pour barrer la route aux candidatures convergentes de Nicolas Sarkozy et Jean-Marie Le Pen, et déjouer le leurre que représente le projet de « grande coalition » de François Bayrou, mettant ainsi la gauche en position de gagner au second tour.</i>»<br /><br />L’accent était maintenant mis sur la nécessité d’éviter un second « 21 avril » et donc de voter dès le premier tour pour la candidature socialiste, seule candidature « de gauche » en mesure de remporter l’élection, et ainsi de faire barrage à la droite, et, élément inédit, évoqué sans plus de commentaires, « <i>de déjouer le projet de « grande coalition » de François Bayrou</i> ».<br /><br />La logique de ces deux appels, réduite à sa plus simple expression, peut être aisément restituée : elle visait à refuser toute recevabilité à l’argument déployé par Halimi et Wacquant dans leur tribune d’avril 2002, à le rejeter hors du domaine du pensable et du praticable, à le repousser dans le domaine de l’« abject ». Nous basculons en effet avec ces appels dans le registre de la morale, invoquée au nom d’une réalité prétendument indiscutable, dépourvue d’ambiguïté, qui ne serait en rien problématique. Cette perspective, assortie de la menace d’une exclusion très « fraternelle » de la communauté des honnêtes gens («Aucune<i>femme,</i>aucun<i>homme attaché aux idéaux républicains et aux valeurs de justice et de progrès socia</i>l… »), avait pour objectif d’augmenter au maximum le coût entraîné par une insoumission à l’impératif catégorique énoncé. Autrement dit, ces appels visaient à interdire tout recours dans la situation à une stratégie de défection et, ce faisant, étaient conduits à restreindre radicalement la possibilité d’une prise de parole critique. C’était précisément, sur fond de dramatisation et de panique politiques et morales, la possibilité même d’une intervention critique dans la situation qui se trouvait ainsi exclue, à travers la construction d’une « alternative infernale ».<br /><br />Que l’on partage ou non l’idée « qu’il fallait voter Ségolène Royal » (idée qu’il était d’ailleurs possible de défendre en adoptant une autre posture et en recourant à une autre rhétorique et à d’autres arguments), ce qui devrait frapper le plus dans ces deux appels successifs à la fraternité et au « rassemblement » de la « gauche » autour de la candidate du Parti socialiste à l’élection présidentielle, c’est leur déni des termes réels de la situation :<br /><br />– les intentions de vote en faveur de Jean-Marie Le Pen, gonflées, de l’aveu même des sondeurs, pour tenir compte de leur sous-estimation en 2002, ne plaçant celui-ci qu’en quatrième position dans les sondages, il était improbable que se répétât un « 21 avril » ;<br /><br />– l’attractivité des candidats de la gauche antilibérale étant réduite, pour de multiples raisons (division et concurrence internes, crainte d’une répétition du « 21 avril »), les risques de dispersions des voix de la gauche de gauche étaient de même peu élevés ;<br /><br />– la dangerosité de Nicolas Sarkozy et la nécessité de lui faire barrage étant clairement établies dans tous les secteurs de la gauche, sans attendre les sermons d’Étienne Balibar, de Loïc Wacquant et de leurs amis, l’on se mobilisait activement en ce sens depuis longtemps déjà : aucun doute là-dessus, les miettes de la défunte gauche allaient voter « utile », « sans états d’âme » : la candidate socialiste, étonnamment épargnée par les candidats de la gauche de gauche, a en effet fait le plein de voix, sinon au premier tour, du moins au second, malgré une des campagnes les plus confuses jamais conduites par un candidat socialiste ;<br /><br />– si Nicolas Sarkozy peut bien être présenté comme un hybride inquiétant de Ronald Reagan, George Bush (père et fils), Margaret Thatcher et Silvio Berlusconi, il emprunte aussi beaucoup, <i>comme sa rivale</i>, à William Clinton et Anthony Blair, à leur stratégie électorale et aux motifs idéologiques qu’ils ont développés : il est alors frappant qu’aucun des appels à soutenir la candidature de Ségolène Royal n’évoque la place centrale de la référence au New Labour d’Anthony Blair dans ses discours et ceux de son adversaire, New Labour que Loïc Wacquant vouait aux gémonies dans « Le prix du reniement » ; il n’est pas jusqu’à la manipulation du thème de la « participation » et du « déficit de représentation » – dont le diagnostic est porté, sans rire, au crédit de Ségolène Royal par Étienne Balibar – qui ne trouve là sa source : en France comme en Grande-Bretagne, ce thème a été l’un des instruments de la « présidentialisation » du parti, qui ne correspond en rien à sa démocratisation, et encore moins à celle de la société et des institutions politiques ;<br /><br />– en raison d’un climat idéologique et d’un contexte politique beaucoup plus confus et contradictoire en France, le discours de Nicolas Sarkozy est lui aussi beaucoup plus flottant, et ne traduit pas une synthèse aussi apparemment unilatérale que celle élaborée en leur temps par Thatcher, Reagan, Bush ou Berlusconi ; il peut ainsi notamment, simultanément, emprunter aux leitmotive du lepénisme et avancer des propositions que l’on imagine scandaleuses d’un point de vue frontiste – propositions dont certaines ont de surcroît l’intérêt de couper en apparence l’herbe sous le pied de la gauche –, allant jusqu’à promouvoir un mixte paradoxal, que l’on pourrait désigner par l’expression de « communautarismes intégrés » ou de « communautarismes républicains » ; de ce point de vue, ceux qui identifient le discours de Nicolas Sarkozy au lepénisme (Sarkozy = Le Pen), comme les signataires de cet appel ou les membres d’Act Up-Paris, se trompent deux fois : Nicolas Sarkozy alimente lui-même délibérément cette confusion et cette réputation sulfureuse, pour son plus grand bénéfice, et c’est donc faire son jeu que de croire « l’enfermer » dans cette identification ; c’est de plus se condamner à ne pas pouvoir le combattre que d’ignorer sa complexité et son intelligence politiques en ne voyant dans son double langage que de purs « <i>rideaux de fumée</i> » ;<br /><br />– la fracture béante ouverte à gauche par l’ascension du néolibéralisme étant irrésolue, l’idée d’une maison commune de la gauche, de la Ligue communiste révolutionnaire au Parti socialiste, est devenue à tout le moins éminemment problématique : les signataires des appels au rassemblement autour de la candidate du PS semblent les dernières personnes en France à n’avoir pas perçu ce sur quoi tout le monde, ou peu s’en faut, s’accorde, pour s’en réjouir ou le déplorer ; si les « éléphants » du Parti socialiste, dont Ségolène Royal, ne sont pas tout le Parti socialiste, si Ségolène Royal n’est pas Nicolas Sarkozy, si la « gauche » n’est pas la droite, si le Parti socialiste n’est pas l’UMP (on serait bien avisé cependant de se demander s’il ne faudrait pas prendre pour argent comptant les déclarations d’Éric Besson, et de tous ceux qui l’ont suivi, selon lesquelles leur « <i>ralliement n’est pas un reniement</i> »), il n’en est pas moins vrai, premièrement, que le PS constitue le « verrou » politique et idéologique de la situation présente, verrou qui empêche la recomposition d’une gauche de gauche, deuxièmement, qu’il a très largement contribué à légitimer les politiques et les leitmotive néolibéraux, tout en instrumentalisant la montée du Front national et, troisièmement, qu’un partage des rôles s’est mis en place dès les années 1980 entre la droite et le Parti socialiste, celui-ci préparant le terrain de celle-là, quand il ne la devançait pas, sous couvert de son étiquette « socialiste », en mettant en oeuvre les politiques qu’elle n’aurait jamais rêvé d’imposer elle-même ; <i>le fait est que, s’il est pour le moins discutable que la</i>société<i>française dans son ensemble a dérivé vers la droite, le</i>champ de la politique institutionnelle<i>et ses acteurs, eux, dont en particulier le Parti socialiste et ses soutiens intellectuels, se sont assurément polarisé de ce côté</i>;<br /><br />– le Parti socialiste, se refusant absolument à prêter l’oreille à son électorat traditionnel et à la gauche de gauche, était déjà engagé de fait dans une stratégie de rapprochement avec François Bayrou : c’est le Parti socialiste qui, peu soucieux d’enrayer la dispersion progressive de ses électeurs, s’apprêtait à faire défection, selon la maxime brechtienne qui veut que, si le peuple vote mal, il faut en changer ; par ailleurs, la gauche de gauche étant décidément « <i>irrécupérable</i> » (Loïc Wacquant déclare ainsi dans un entretien que «<i>le réservoir de voix à gagner à gauche du PS est quasiment vide</i> ») et tout laissant penser que le candidat le plus à même de battre Nicolas Sarkozy au second tour était François Bayrou, le souci de préserver à la gauche réelle des marges de manoeuvre aurait dû conduire les signataires à ne pas fermer la possibilité d’une alliance des « centres », voire – puisqu’il s’agissait pour certains de faire un usage pragmatique et réaliste du vote – de soutenir le candidat du centre droit, plutôt que la candidate du centre gauche, pour que soit battu le candidat de l’UMP .<br /><br />Face à ce déni de la réalité, face à ce refus de la complexité et du caractère problématique (« impossible ») de la situation, et comme de surcroît ils étaient implicitement qualifiés d’idiots, on comprend que beaucoup de citoyens et de non-citoyens lambda, d’activistes et de « <i>militants encartés de l’extrême gauche</i> », dont des sans-papiers, des demandeurs d’asile, des sans-logis, des RMIstes, des précaires et des travailleurs pauvres, aient pu être consternés et scandalisés par ces appels. 2007 aura été ainsi pour eux l’année où en France plus de deux cents « intellectuels de gauche », et non des moindres, auront adopté pour mot d’ordre<br /><br />SILENCE, ON VOTE : PENDANT LES ELECTIONS, PAS DE CRITIQUE, PAS DE POLITIQUE<br /><br />mobilisant, d’une forte voix (« Vous voulez donc un duel Sarkozy-Le Pen au second tour ? »), la peur et la culpabilité pour contraindre à se taire d’éventuels malentendants ou récalcitrants qui oseraient poser publiquement la question de savoir comment nous en sommes arrivés là, ou interroger le caractère flottant, contradictoire et, en un mot, désastreux de la campagne de Ségolène Royal (sa dénonciation de l’assistanat, son apologie obscène du « travail » à l’heure de sa précarisation structurelle – apologie qui constitue du reste, on ne l’a pas assez remarqué, le fond de ses attaques très blairistes contre les enseignants ; ses prises de position, sinon réactionnaires, du moins conservatrices sur la « famille », à la remorque même de son parti ; son invocation tonitruante de l’identité nationale et de la « patrie », son adhésion au discours sécuritaire de la loi et de l’ordre – par laquelle elle pensait pouvoir, comble du racisme de classe, mobiliser des classes populaires censément nationalistes et racistes).<br /><br />Quel sens alors donner à l’apparent non-sens de ces appels, à cette étrange opération de police électorale, conduite par des « intellectuels » et formulée dans des termes dont on ne pouvait raisonnablement pas attendre qu’ils produisent l’objectif affiché, tant ils heurtaient le rejet de la langue de bois politicienne qui s’affirme dans la société ? Quel sens donner au psittacisme d’Étienne Balibar qui – un peu à la façon dont George W. Bush et Anthony Blair invoquaient encore et encore les armes de destruction massive supposément détenues par l’Irak pour convaincre de la fiction de leur existence – répétait de manière obsessionnelle l’expression « gauche de <i>la</i> gauche », comme si cette répétition avait le pouvoir de ramener à l’existence une gauche défunte dont le Parti socialiste aurait été une composante ?<br /><br />Il y a derrière ces appels, à n’en pas douter, la peur panique, compréhensible, des conséquences d’une arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Il y a sans doute de plus, pour beaucoup de leurs signataires, une manière d’exorciser la culpabilité individuelle et collective, mal placée, de ne pas avoir voté pour Lionel Jospin en 2002, en la projetant en 2007 sur d’imaginaires irresponsables s’apprêtant à refuser, coûte que coûte et au risque de permettre l’élection du candidat de l’UMP, leurs voix à la candidate socialiste. Il y a sans doute aussi dans cette mise en scène, dans cette « performance » de l’« intellectuel », en tant que groupe social, comme « réaliste », « responsable », « bête à sang-froid » travaillée par la hantise du « gauchisme », une manière de se définir, de délimiter l’espace d’un entre soi de « la bonne société » et du « bon goût » des « intellectuels », de revendiquer pour celui-ci une place dans l’espace public et médiatique légitime, <i>et de se donner ainsi l’illusion d’avoir encore une certaine prise sur le monde social</i>.<br /><br />Mais il y a peut-être surtout, pour certains de ses signataires, dans ce geste qui contredit radicalement tout ce pour quoi Pierre Bourdieu s’est battu au cours des dernières années de sa vie, une sorte d’<i>acting-out</i>dans leur travail de deuil, acting-out dans lequel se manifeste la part refoulée de leur attachement ambivalent au maître d’oeuvre de <i>La Misère du monde</i> et à l’inspirateur de Raisons d’agir. On imagine assez aisément que cet acting-out ait pu être facilité par l’apparition imprévue du fantôme de Pierre Bourdieu au cours de la campagne, par le truchement d’un enregistrement vidéo, vieux de quelques années, dans lequel il évoquait Ségolène Royal en des termes particulièrement peu flatteurs, particulièrement cinglants, qui prétendaient mettre en évidence son <i>habitus</i> de femme de droite .<br /><br />De ce point de vue, la présence dans la liste des signataires de l’appel du 19 avril 2007 d’un nombre conséquent d’illustres « bourdieusiens » et de leurs adversaires non moins illustres de 1995 a de quoi laisser songeur et livre peut-être une des clés nécessaires à la compréhension de cet appel. En dépit de la dénégation par laquelle débute le texte (« <i>Par-delà nos différences et nos divergences, qui subsisteront…</i> »), cet appel peut être lu comme <i>une sorte de danse macabre autour du cadavre de Pierre Bourdieu :</i> <i>une tentative de clôture du cycle ouvert par les grèves de novembre-décembre 1995 et de colmatage de la brèche que ces grèves avaient ouverte au sein de l’intelligentsia</i>.<br /><br />S’exprime en effet dans ces appels une sorte de mépris de classe à l’égard de ce qui, largement inspiré par les initiatives de Pierre Bourdieu et de ses amis et collaborateurs, sous le nom de « gauche antilibérale », à travers quelques revues, associations, organisations et partis, à travers divers réseaux plus ou moins homogènes, plus ou moins informels et étendus, reste de la gauche – sans même évoquer « l’extrême gauche » ou « la gauche révolutionnaire » dont, à rigoureusement parler, il n’est plus, dans ce pays, même de vestiges, sinon dans le monde fantasmagorique du personnel politique et journalistique qui s’agite sur nos écrans.<br /><br />Sans doute cette gauche de gauche n’est-elle pas encore assez « civile », assez convenable, assez « intellectuelle » et respectueuse de l’autorité et de la majesté de la Philosophie, de la Science, de l’Université… et de l’ordre social. Pourtant, il faudra bien le reconnaître et s’y résoudre, aussi navrant soit-il, quelles que soient les fortes réserves que ce « reste » nous inspire, quels que soient ses manques et ses contradictions, qui ne sont que trop réels, en effet, la gauche, pour une part essentielle, c’est ça aujourd’hui, qui vaudra toujours mieux que le Parti socialiste de Ségolène Royal, de François Hollande, de Laurent Fabius ou de l’AMI Dominique Strauss-Kahn. Et il faudra bien faire avec. Sans en rabattre sur la critique et la polémique. Que la chose plaise ou non à nos <i>intellectuels et gens de culture</i>.<br /><br />C’est en effet dès l’incipit de l’appel qu’ils ont publié le 19 avril 2007 dans <i>Libération</i> que ses signataires font naufrage : « <i>Nous sommes des intellectuels et gens de culture…</i> ». Nous sommes les <i>kaloïkagathoï</i>, auraient dit les membres de la bonne société de l’Athènes classique dans un langage à peine plus brutal : nous sommes les beaux-et-bons. Nous sommes des vaches sacrées. Nous sommes des esprits supérieurs. Nous sommes ceux qui comptent. Ceux auxquels leur fonction, leur statut ou leur nature confère un magistère, une autorité supérieure et légitime. Nous sommes les <i>auctores</i>, ceux qui possèdent l’art de déchiffrer le réel et d’en délivrer le sens, ceux qui dans la confusion restent capables de dire le bien et le mal. Nous sommes des gens de valeur, nous sommes la valeur incarnée. « <i>Nous sommes des intellectuels et gens de culture</i> ».<br /><br />Non pas, donc, une définition de soi provocatrice et polémique, adressée à tous et susceptible d’être reprise ou contestée par tous, non pas une déclaration fondamentalement égalitaire portée par un « nous » universalisable, par un intellectuel collectif dont chacun peut en droit participer, mais un « nous » exclusif qui vient sanctionner la monopolisation de l’intellectualité et des savoirs légitimes. « Nous sommes de l’intelligentsia, nous sommes de la <i>classe</i> des intellectuels. »<br /><br />Une telle politique de l’intellectualité et des savoirs ne pouvait que conduire ses promoteurs dans les eaux troubles de « <i>l’ordre juste</i> » de Ségolène Royal et du Parti socialiste. Souhaitons qu’ils ne s’y attardent pas trop.<br /><br /><br /></div></div> <!--on affiche la fiche de ou des auteurs--> <div class="TitreAuteur">Jérôme Vidal<br /><br /><br /></div><div class="TexteAuteur">Jérôme Vidal est traducteur, éditeur et fondateur d’Éditions Amsterdam. Il a publié <i>Lire et penser ensemble. Sur l’avenir de l’édition indépendante et la publicité de la pensée critique</i>.</div>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-9888008741034696662007-07-23T03:35:00.000+02:002007-07-24T12:19:05.746+02:002007, l'année zéro de la gauche<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgTPS1D14qjyaEpWYPiRUxhh9sH8Z6MZ-LzhkqAvaYT3f8dOaZtcKesn41Y8x65ZIl6s1B4J-J69CLGIUqNiqLfTnynSDu0e8yy-RX9Sh-7xfBJKdSyX9jULKRHQ5JYI78BGxf2_DEwtXE/s1600-h/DSC00165.JPG"><img style="margin: 0pt 0pt 10px 10px; float: right; cursor: pointer;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgTPS1D14qjyaEpWYPiRUxhh9sH8Z6MZ-LzhkqAvaYT3f8dOaZtcKesn41Y8x65ZIl6s1B4J-J69CLGIUqNiqLfTnynSDu0e8yy-RX9Sh-7xfBJKdSyX9jULKRHQ5JYI78BGxf2_DEwtXE/s200/DSC00165.JPG" alt="" id="BLOGGER_PHOTO_ID_5090388179361539234" border="0" /></a><br /><span style="font-style: italic;">Le Monde</span> daté du 17 mai 2007<br /><br />Comment ne pas voir que la "préférence nationale", qui, une fois encore, a hanté la campagne présidentielle, est un des principes au fondement de l'Etat social, et qu'ainsi la "lepénisation" des institutions, bien que toujours contestée, est en un sens originelle, qu'elle est inscrite dans la distinction "républicaine", opérée au sein de la population vivant dans ce pays, entre citoyens-nationaux et étrangers, ce qui donne toute sa force et son réalisme aux mots d'ordre frontistes ?<br /><br />Comment ne pas entrevoir, de ce point de vue, que le racisme contemporain, loin d'être une regrettable pathologie des classes populaires, que suffirait à expliquer la concurrence accrue sur le marché du travail, est fondamentalement un racisme d'Etat, alimenté par ses élites, et indissociable de processus de "subjectivation" nationale des citoyens, c'est-à-dire de processus de production et d'inscription corporelle, affective, linguistique, intellectuelle de la "francéité" à travers ce que l'on appelait naguère des "appareils idéologiques d'Etat" tels que l'école ?<br /><br />Comment ne pas voir, de surcroît, si l'on souhaite entrer dans une analyse plus précise de la conjoncture présente, que, comme l'ont démontré de façon définitive Simone Bonnafous dans <span style="font-style: italic;">L'Immigration prise aux mots</span> (éd. Kimé, 1991) et Maxim Silverman dans <span style="font-style: italic;">Deconstructing the Nation</span> - Déconstruire la nation - , le vocabulaire et les leitmotive du lepénisme ne sont que la reprise de thèmes d'opinion largement diffusés dès avant la première percée électorale du FN ?<br /><br />Ce sont Valéry Giscard d'Estaing et Raymond Barre qui ont lancé le projet fantasmatique d'une politique du retour des travailleurs immigrés - supposés étrangers aux réalités sociales de la France, selon une formule employée plus tard par Pierre Mauroy à propos d'ouvriers en grève - et mis en circulation l'équation "tant de chômeurs = tant d'immigrés de trop". C'est le Parti communiste qui a acclimaté l'idée d'un "seuil de tolérance" au-delà duquel "l'intégration" - traduction contemporaine de "l'assimilation" coloniale - ne serait plus possible.<br /><br />Comment ne pas voir de plus que le thème de la "lepénisation des esprits" a justement pour effet d'"invisibiliser" cette diffusion, certes complexe et modulée, du "lepénisme" au sein du champ politique et idéologique, comme s'il était circonscrit au FN et à son électorat prétendument "populaire" (le racisme de classe joue ici à plein régime), alors que celui-ci n'a fait que cristalliser des motifs idéologiques en circulation dans l'ensemble de l'espace social, notamment au sein des classes moyennes et supérieures, notamment au sein de larges sections de l'électorat socialiste, quand même sous des formes euphémisées et accompagné d'une bonne volonté antiraciste sincère (l'inconscient politique ignore la contradiction) ?<br /><br />Comment ne pas voir que depuis trente ans, à l'heure de la crise de l'Etat national et social, le ressort de la "lepénisation des esprits", à droite comme à gauche, repose sur la nécessité de légitimer des politiques antisociales en agitant le drapeau national, en payant de monnaie de singe les classes populaires et moyennes ?<br /><br />Comment ne pas voir, en particulier, que le PS - incapable de formuler et d'inventer les termes d'une réponse de gauche à la "crise", réduit à n'être qu'une machine électorale préoccupée de sa seule reproduction, se faisant en conséquence l'artisan par excellence de ladite "modernisation" (avec d'autant plus d'efficacité que, en raison de sa coloration passée, il était, du moins dans un premier temps, bien mieux placé pour neutraliser ou paralyser toute critique de gauche), naviguant au gré des sondages (ne pouvant donner le la à l'époque, il lui fallait bien suivre quelque ritournelle) - a trouvé dans la lutte contre le FN de quoi cimenter autour de lui un consensus négatif, par défaut, prenant ainsi l'électorat de gauche en otage, se présentant comme le seul rempart face à une droite et un FN qui ne tirent leur puissance que de son impuissance et de ses renoncements ? Et cela, alors même que ce parti contribuait à diffuser dans l'opinion l'idée d'un "problème de l'immigration" : Laurent Fabius affirmant que Jean-Marie Le Pen pose de vraies questions. Lionel Jospin s'accordant avec Jacques Chirac pour dire que "l'identité française" devait être défendue ; Michel Rocard déclarant, en une formule remise au goût du jour par Nicolas Sarkozy, que "la France ne peut accueillir toute la misère du monde" (ajoutant néanmoins qu'elle doit "savoir en prendre fidèlement sa part"), comme si toute cette "misère" souhaitait s'installer en France.<br /><br />Comment ne pas voir qu'une telle logique, si elle pouvait être électoralement payante à court terme, ne pouvait à moyen terme qu'achever la dissolution du bloc historique, culturel et politique, du "peuple de gauche", déjà entamée par la transformation postfordiste de l'économie capitaliste et la réorganisation de celle-ci à l'échelle mondiale, et donc se miner elle-même ?<br /><br />Comment ne pas voir aussi, à l'heure de sa précarisation structurelle, l'imposture que représente la reprise en choeur par la gauche de l'antienne de la "valeur travail" ? Comment ne pas voir que la réponse de la gauche de gauche à cette situation - critique du "néolibéralisme", défense des "acquis", défense du compromis social-démocrate qui soutenait l'Etat social et la société salariale (et leurs dispositifs de discipline et de contrôle social) -, si elle vaut mieux que celle du PS, quand elle ne se disqualifie pas par des accents "souverainistes" ou "républicaniste ", est insuffisante et impuissante, qu'elle trahit une incapacité à prendre toute la mesure des "temps nouveaux" ?<br /><br />Comment ne pas voir, enfin, s'agissant du résultat de l'élection présidentielle, qu'il n'est que la traduction de la dissolution du bloc historique du peuple de gauche, du brouillage des identités de classe et du flottement des identités politiques qui s'ensuivent, ouvrant ainsi une période qui peut être caractérisée, selon une expression paradoxale empruntée à l'historien britannique E. P. Thompson par Etienne Balibar, de "lutte des classes sans classes" ?<br /><br />Comment ne pas voir combien vains et même obscènes sont les commentaires proposés de cette élection. Ces commentaires ne visent qu'à déterminer la part de responsabilité des uns ou des autres dans la défaite - au regard de cette faillite dramatique des gauches et de leur toile de fond: le désastre global, social et écologique, qui ne cesse de s'approfondir, la mise à sac de la planète, l'intensification à un degré inconnu jusque-là de l'exploitation capitaliste à l'échelle mondiale.<br /><br />A quoi s'ajoute l'emprise inégalée, partout, d'oligarchies qui peuvent bien, ici ou là, s'accommoder d'une dose de démocratie ou de libéralisme politique, mais qui toutes travaillent à la mise en place de sociétés de contrôle, de sociétés "sécuritaires", dont la nature relève, selon des expressions proposées dès 1977 par Gilles Deleuze, d'un "néofascisme", d'une constellation de "microfascismes" de forme inédite.<br /><br />Nous avons la conviction que l'effort pour apporter des réponses à ces questions et à ces constats est aujourd'hui nécessaire si nous voulons briser le cercle de l'impuissance et retrouver une certaine puissance d'agir, si nous voulons déployer une politique effective visant à maximiser le contrôle collectif sur les institutions, nationales et transnationales, qui gouvernent nos vies et les possibilités concrètes d'une égale liberté de tous et de toutes.<br /><br />Si nous nous montrons incapables de répondre à ces questions, aussi dramatique que soit l'élection de Nicolas Sarkozy, celle-ci risque fort de n'apparaître bientôt que comme une péripétie parmi d'autres de la course au désastre qui s'est engagée. Il nous faut donc bien prendre la mesure de l'urgence que nous persistons à ne pas reconnaître. <span style="font-style: italic;">There is no time</span>, chantait déjà Lou Reed à la fin des années 1980.<br /><br /><br />Jérôme Vidal,<br />Editeur<span style="font-style: italic;"><br /></span>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-19933870389556083892007-07-23T03:30:00.000+02:002007-07-23T15:47:14.402+02:00Otages du parti socialiste ?<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjp61y5yIfZ3Y3tAillsrjYO96pu5bb_2l7JTFcA_43jddZAHYhN9NumfWW6oX9jhd6QPdqSdI1RIXB_-toIqBiVnSqIYcVZvV_D59fwUP5fRVe5W1yMItFY91dfhghNiQXJCK4O20vZKk/s1600-h/DSC00248.JPG"><img style="margin: 0pt 0pt 10px 10px; float: right; cursor: pointer;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEjp61y5yIfZ3Y3tAillsrjYO96pu5bb_2l7JTFcA_43jddZAHYhN9NumfWW6oX9jhd6QPdqSdI1RIXB_-toIqBiVnSqIYcVZvV_D59fwUP5fRVe5W1yMItFY91dfhghNiQXJCK4O20vZKk/s200/DSC00248.JPG" alt="" id="BLOGGER_PHOTO_ID_5090388484304217266" border="0" /></a><br /><div name="page" id="page" class="infosDocEsp"><span style="font-style: italic;">Libération </span>: vendredi 2 mars 2007</div> <div name="page" id="page" class="infosDocEsp"><br /></div> <div name="page" id="page" class="paragraphDoc"> <div name="page" id="page" class="firstPara">Ça recommence ! On s'agite, on panique, on s'affole à l'approche des élections : après Etienne Balibar et ses amis ( <em>Libération </em>du 12 février), Jacques Julliard y va de ses imprécations dans une tribune publiée le 26 février.<br /><br /></div> </div> <div name="page" id="page" class="paragraphDoc">Il s'agit dans les deux cas, sur un registre moralisateur, de dénoncer l'irresponsabilité des contempteurs de Ségolène Royal : militants d'extrême gauche, éléphants socialistes et FFA (fonctionnaires frondeurs anonymes). Cette petite musique est maintenant familière : la gauche n'est pas la droite, le PS et sa candidate sont de gauche, le principal candidat de la droite est un homme dangereux, la seule perspective sensée pour la gauche est de s'en tenir à une discussion et une critique <em>«fraternelles», </em>et de préparer son <em>«rassemblement final» </em>autour de la candidate du PS. En clair : tous ceux qui, un tant soit peu, nuisent aux chances de Ségolène Royal d'être présente au second tour de la présidentielle et d'être élue, tous ceux-là sont, sinon des salauds, du moins des idiots. On invoque bien entendu au passage le spectre du 21 avril 2002. Salauds, vous dis-je !<br /><br /></div> <div name="page" id="page" class="paragraphDoc">Que l'on ne se méprenne pas. Participation tactique au processus électoral et vote <em>«utile» </em>n'ont rien d'inconcevable pour nous. Il n'y a en effet pas à fétichiser le vote comme s'il en allait du salut de notre âme. Et il n'est certes pas déraisonnable d'envisager de voter pour la candidate du PS, ou plutôt contre celui de l'UMP. Et même d'appeler à le faire.<br /><br /></div> <div name="page" id="page" class="paragraphDoc">Non, là n'est pas vraiment le problème. Le problème avec cet appel (laissons de côté Julliard, qui voit en Ségolène Royal le moteur d'une rénovation <em>«moderne et populaire» </em>du PS, dont l'anticipation ne peut que réjouir l'homme de droite de gauche qu'il est), c'est qu'il se trompe de cibles. Comme si les orientations de Ségolène Royal, sa stratégie et son identification à une certaine image de la féminité (analysée avec perspicacité par Eric Fassin dans <em>Libération </em>le 13 février) n'avaient pas des conséquences plus néfastes que la bêtise des apparatchiks de son parti. Comme si plus de vingt ans d'une dérive libérale-sécuritaire de ce parti ne pesaient pas infiniment plus que les petits calculs des candidats de la gauche de gauche, et ne rendaient pas éminemment problématique ce « <em>nous» </em>dans lequel les signataires de cet appel voudraient réunir les scories d'une gauche défunte. Comme s'il était nécessaire de maintenir la fiction de ce <em>«nous» </em>pour justifier de voter Ségolène Royal. Comme s'il était parfaitement illégitime de se demander s'il n'est pas temps de refuser d'être pris en otage par le PS à chaque élection («Au secours, la droite revient !»).<br /><br /></div> <div name="page" id="page" class="paragraphDoc">Ce qu'il y a de particulièrement triste et rageant dans cet appel, étant donné ses signataires, c'est qu'il ne peut qu'alimenter la fabrique de l'impuissance et de la dépolitisation dont il est le produit. «Votez et circulez, y a rien à voir, y a rien à dire.» Y a vraiment de quoi se foutre en rogne !<br /><br /><br /></div> <div class="paragraphDoc"> Jérôme Vidal est éditeur et traducteur. Il a publié récemment Lire et penser ensemble. Sur l'avenir de l'édition indépendante et la publicité de la pensée critique, Paris, éditions Amsterdam, coll. Démocritique, 2006.<br /><br />http://www.liberation.fr/actualite/politiques/238276.FR.php</div>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-91628185813583729552007-07-23T03:28:00.000+02:002007-07-23T10:55:33.569+02:00"Lier activisme et travail intellectuel"<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/liretpenser.jpg"><img style="margin: 0pt 0pt 10px 10px; float: right; cursor: pointer; width: 189px; height: 259px;" src="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/liretpenser.jpg" alt="" border="0" /></a><br />Entretien avec Christophe Kantcheff<br /><span style="font-style: italic;">Politis </span>: 24 janvier 2007<br /><br /><p class="western" style="margin-bottom: 0in;" align="justify">1) Pourquoi êtes-vous devenu éditeur et pourquoi Editions Amsterdam ?</p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" align="justify">Mon point de départ, c'est le constat d'une coupure entre la vie intellectuelle et militante française et ce qui se pense et s'écrit ailleurs. A l'heure de la mondialisation et de l'altermondialisation, il me semblait particulièrement regrettable que ne soient pas traduits des théoriciens comme Paul Gilroy, Stuart Hall, Judith Butler, Eve Kosofski Sedgwick, Homi Bhabha, Dipesh Chakrabarty ou Slavoj Žižek, qui se sont attachés à penser à reformuler les termes d'une politique démocratique radicale pour notre temps. Il s'agissait donc d'introduire en France les outils les plus intéressants pour penser les transformations du capitalisme, l'émergence de la question postcoloniale, le développement des luttes minoritaires… La traduction s'est donc très évidemment retrouvée au coeur du projet d'Editions Amsterdam. C'est aussi sur ce terrain, entre autres choses, que notre partenariat avec les revues <span style="font-style: italic;">Vacarme </span>et <span style="font-style: italic;">Multitudes </span>s'est fondé. Par ailleurs, sur un plan plus personnel, le métier d’éditeur me permet de continuer à lire et à écrire, de découvrir des auteurs et des livres, de lier activisme et travail intellectuel au sein de ma vie professionnelle, et ainsi d’avoir le sentiment de ne pas être trop « aliéné » par la contrainte du travail.</p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" align="justify"><br />2) Comment avez-vous organisé votre structure éditoriale et dans quel esprit ?</p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" align="justify">Editions Amsterdam est une SARL. Depuis le lancement de la maison, j’ai été rejoint par Yann Laporte et Aurélien Blanchard – qui vont bientôt entrer dans son capital –, puis par Alexandre Laumonier des éditions Kargo. Nous n'envisageons pas de changer de statut. Ce qui nous semble important, ce sont surtout les relations de pouvoir effectives au sein de la maison. Ma position de fondateur et mes compétences me donnent encore, surtout vis-à-vis de l'extérieur, une certaine « autorité ». Nous nous efforçons de la défaire, de partager cette autorité et ces compétences, de faire d'Editions Amsterdam un véritable collectif. Nos rémunérations sont identiques. Nous prenons les décisions importantes de manière collégiale. Nous évitons de trop spécialiser nos responsabilités respectives : nous faisons tous notre part de travail éditorial, de création graphique, de secrétariat, de comptabilité... C'est une affaire compliquée, mais nous progressons. Sur la réalité de cet effort et de ce progrès, mieux vaudrait cependant interroger mes associés ! </p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" align="justify"><br />3) Vous publiez un livre d’intervention, <i>Lire et penser ensemble</i>, sous-titré <i>Sur l’avenir de l’édition indépendante et la publicité de la pensée critique</i>. Pourquoi ce livre après seulement 3 ou 4 ans d’existence ?</p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" align="justify">Comme beaucoup de gens, j'ai été très marqué par le livre d'André Schiffrin, <i>L'Edition sans éditeur</i>, mais la lecture qu’en font certains me paraît discutable. Je n'ai aucun doute sur la réalité des phénomènes de concentration dans l'édition et leurs conséquences. Mais s'appuyer sur ce livre pour se tresser une couronne de laurier et poser l'équation « éditeur indépendant = éditeur résistant = éditeur de qualité » me semble relever d'un désir d'autolégitimation ignorant de la complexité de la situation actuelle. Pour ma part, je crois que la stratégie adoptée par les grands groupes et décrite par Schiffrin fait d'eux des géants aux pieds d'argile, qui de plus risquent de subir de plein fouet la révolution numérique à venir, laquelle va bouleverser les fondements de leur prospérité. Mais surtout je crois que la focalisation exclusive sur les processus de concentration vient occulter d'autres aspects des transformations en cours, en particulier le rôle de l'Ecole et de l'Université. Les manuels d'histoire en usage actuellement sont selon moi des non-livres, ou des anti-livres, qui produisent en masse des non-lecteurs. Les conséquences de l'usage de ces manuels me paraissent dramatiques. Un monopole n’est jamais total et peut se défaire ou être défait de diverses manières. Une génération de non-lecteurs est une génération perdue. C'est pourquoi j'ai souhaité intervenir dans les débats actuels pour mettre à l’ordre du jour d’autres questions.</p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" align="justify"><br />4) Vous lancez bientôt <i>La Revue internationale des livres et des idées</i>, un mensuel consacrée à la critique de livres de sciences humaines, mais aussi d’œuvres littéraires, cinématographiques, etc., uniquement réalisée par des universitaires. Pourquoi ?</p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" align="justify">L'idée n'est pas de faire écrire des critiques de livres par des universitaires, mais par des personnes ayant une compétence spécifique appropriée. La critique généraliste a sa légitimité et est parfois de qualité. Cela dit, il me semble qu'il existe en France un fossé entre la critique généraliste des pages littéraires et les recensions qui paraissent dans les revues savantes spécialisées, fossé qu'il conviendrait, sur le modèle de la <i>London</i> ou de la <i>New York Review of Books, </i>de combler. L'objectif est d'offrir au public cultivé le plus large et aux professionnels du livre des critiques de taille conséquente, rédigées par des « spécialistes », sur les ouvrages récents les plus critiques, qui se situent aux points de transformation et de bouleversement des savoirs établis et qui viennent déstabiliser les imaginaires sociaux et politiques. Nous voulons favoriser la circulation et la traduction des savoirs émergents. Ce qui implique notamment de mettre l'accent sur la production intellectuelle non francophone, laquelle n'apparaît dans la presse généraliste que de manière très exceptionnelle.</p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" align="justify"><br />5) Où vous situez-vous idéologiquement ?<br /><br />Je ne suis pas le mieux placé pour répondre à cette question ! D'autant plus qu’inévitablement les effets de mon travail m'échappent en partie. Je pense ici à la réception par certains journalistes du livre de Charlotte Nordmann, <i>Bourdieu/Rancière – La politique entre sociologie et philosophie</i>.<i> </i>Ils s'en sont emparés comme d'une machine de guerre anti-Bourdieu, ce qu'il n'est aucunement. Charlotte Nordmann et moi-même pensons depuis des années avec Bourdieu, de manière critique, certes, mais c'est la moindre des choses. Il ne s'agit pas plus de penser contre Bourdieu que contre Rancière, et encore moins de les concilier. Bourdieu et Rancière sont comme des frères ennemis. Ils se situent l'un et l'autre aux bords opposés d'un même problème : d'un côté, une sociologie de la domination qui insiste sur la prégnance de ses structures et qui tend à présenter les pratiques politiques d'émancipation comme des miracles sociologiques ; de l'autre, une pragmatique de l'égalité qui pose qu'il faut partir de la déclaration de l'égalité et de ses effets, et que la considération des déterminismes sociaux ne peut aboutir qu'à leur reproduction. L'objectif n'est pas d'apporter à ce problème une solution théorique, mais de montrer son insistance et sa fécondité pour la pensée et la politique critiques aujourd’hui.</p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" align="justify">On a là un bon exemple de la démarche politique, théorique et éditoriale d'Editions Amsterdam. Travailler l'ambiguïté et les fragilités de nos propres positionnements, plutôt que tenir à tout prix des positions. Autrement dit, faire notre possible – ce n'est pas facile – pour sortir d'une logique schmittienne, d'une logique ami/ennemi, en politique et en théorie. Ajoutez à cela une attention soutenue prêtée aux questions minoritaires, le refus d'y voir le supplément d'âme de petits-bourgeois parfaitement inscrits dans le monde capitaliste, le refus aussi de penser les relations de pouvoir comme des relations saturées, sans jeu et sans équivoque, ainsi que le souci de penser la question de l'<i>agency</i> (de la puissance d'agir et de penser) collective et individuelle, et vous aurez une bonne idée de ce qui nous préoccupe. « Comment maximiser notre puissance d'agir et de penser, dans le sens d’une égale liberté de tous et de toutes, dans un monde ambigu, dans lequel les voies de l'émancipation peuvent devenir des instruments de domination, et dans lequel ces instruments peuvent constituer autant de ressources pour une politique démocratique ? », voilà la question que nous aimerions poser et à laquelle nous souhaiterions apporter des éléments de réponse.</p>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-58838744267279152772007-07-23T03:20:00.000+02:002007-11-30T10:47:56.867+01:00Avec Stuart Hall, sur la brèche du contemporain<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/Stuart%20Hall%20Cultures.jpg"><img style="margin: 0pt 0pt 10px 10px; float: right; cursor: pointer; width: 150px; height: 231px;" src="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/Stuart%20Hall%20Cultures.jpg" alt="" border="0" /></a><a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/Stuart%20Hall%20Alizart.jpg"><img style="margin: 0pt 0pt 10px 10px; float: right; cursor: pointer; width: 153px; height: 230px;" src="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/Stuart%20Hall%20Alizart.jpg" alt="" border="0" /></a><br /><br /><p class="MsoNormal" style="text-align: center; line-height: normal;" align="center"><span style=""><span style=""> </span><o:p></o:p><br /></span><span style="font-size:100%;">Extrait de Mark Alizart, Stuart Hall, Eric Macé et Eric Maigret, </span><span style="font-style: italic;font-size:100%;" >Stuart Hall</span><span style="font-size:100%;">,<br />Editions Amsterdam, coll. "Méthéoriques", Paris, 2007.</span></p><p class="MsoNormal" style="text-align: center; line-height: normal;" align="center"><br /><span style=""><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify; line-height: normal;"><span style=""><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify; line-height: normal;"><span style=""><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 127.6pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="" lang="EN-US"></span></p><blockquote><p class="MsoNormal" style="margin-left: 127.6pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="" lang="EN-US">Anyone writing a novel about the British intellectual Left, who began by looking around for some exemplary fictional figure to link its various trends and phases, would find themselves spontaneously reinventing Stuart Hall.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-left: 127.6pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="" lang="EN-US">Terry Eagleton, <i style="">Figures of Dissent: Critical Essays on Fish, Spivak, Žižek and Others</i> (Londres, Verso, 2003, p. 207; première publication: <i style="">London Review of Books</i>, 7 mars 1996)<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify; line-height: normal;"><span style="" lang="EN-US"><o:p> </o:p></span></p></blockquote><p class="MsoNormal" style="text-align: justify; line-height: normal;"><span style="" lang="EN-US"><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Le choix d’inaugurer la collection Méthéoriques par une présentation du travail de Stuart Hall, <span style=""> </span>et de publier conjointement, sous la direction de Maxime Cervulle, <i style="">Identités et cultures. Politiques des cultural studies</i>, un recueil d’essais parmi les plus marquants de celui qui fut l’un des fondateurs des <i style="">cultural studies</i>, ne doit rien au hasard.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Il s’agit en effet, avec Méthéoriques, d’offrir au public des activistes, des chercheurs, des étudiants et des curieux, sous la forme d’essais à plusieurs voix, un accès à l’œuvre des théoriciens – individus ou collectifs – qui nous semblent avoir le plus contribué à l’élaboration d’instruments critiques permettant de penser le monde contemporain.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Il faut dès à présent apporter quelques précisions en forme d’avertissement. Il n’est pas question de proposer aux lecteurs pressés une énième collection de manuels ou d’abrégés. Le soin de publier ce genre d’ouvrages, nous le laissons à d’autres. Non parce qu’ils seraient nécessairement vains ou que leur qualité laisserait toujours à désirer : bien que la chose ne se vérifie que trop souvent, nous avons à l’esprit quelques heureux exemples du contraire. Non, ce que nous visons avec Méthéoriques, c’est l’extension et l’intensification de la réception et de la traduction littéraires, culturelles et politiques de pensées qui, attentives à l’ambivalence des normes, des pouvoirs et des savoirs, s’efforcent de briser le monopole des instruments de la pensée et de sa diffusion, et cherchent les moyens de maximiser en pratique les possibilités concrètes d’une égale liberté de tous et d’un contrôle effectif sur les institutions qui gouvernent nos vies : en bref, des pensées qui éveillent et suscitent le désir de penser et de vivre mieux, plus et autrement.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">C’est précisément dans la mesure où ils se veulent l’expression d’un travail de traduction critique que les volumes de la collection Méthéoriques ne pouvaient être de simples introductions à telle ou telle entreprise intellectuelle. Si ces volumes ont bien aussi pour but d’introduire à des constellations de textes rassemblés sous le nom de leurs différents auteurs, ils constituent surtout des essais et des interventions visant à mettre en perspective et à problématiser leur réception et leur traduction, notamment en en soulignant les effets critiques potentiels, dans la conjoncture intellectuelle et politique actuelle, par la mise en évidence de ses contradictions, de ses points aveugles, mais aussi de ses virtualités.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Il ne pouvait ainsi pas être question pour nous de publier, à propos de Stuart Hall, une synthèse du type de l’<i style="">Introduction aux cultural studies</i> d’Armand Mattelart et Erik Neveu (Paris, La Découverte, coll. Repères, 2003), synthèse du reste utile, et ce d’autant plus que, malheureusement, celle-ci vient se substituer dans le catalogue de son éditeur à la traduction des textes majeurs desdites <i style="">cultural studies</i> – qui pourtant y auraient assurément trouvé leur place. C’est pourquoi nous avons choisi de donner avant tout à lire et à « entendre » Stuart Hall « lui-même », à travers le recueil dont Maxime Cervulle a eu la gentillesse et la perspicacité de nous soumettre le projet, et à travers un entretien réalisé par Mark Alizart à l’occasion du colloque Africa Remix (organisé au Centre Georges Pompidou) et reproduit dans le présent volume ; c’est pourquoi aussi le texte de présentation qu’Éric Macé et Éric Maigret ont bien voulu rédiger pour l’accompagner devait être plus qu’une simple présentation de la trajectoire et des écrits de Stuart Hall : si cette <span style=""> </span>présentation est nécessaire, dans la mesure où l’œuvre de ce penseur de conjonctures singulières a pris la forme d’une multitudes d’essais et de collaborations éparses, qui sont autant d’interventions, il fallait en outre analyser les raisons de l’apparemment inexplicable absence de traduction de ses écrits, décrire leur rencontre avec cette œuvre et le travail de celle-ci au sein de leurs propres travaux et, enfin, anticiper les effets de son introduction sur la scène française.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">On jugera peut-être cette présentation partiale, voire partisane. C’est selon nous sa vertu, qui est la vertu de tout engagement, de toute prise de position, qui ne peut être que située et datée, faire débat et poser problème. Une présentation du type de celle qui a été tentée dans les pages qui précèdent serait de notre point de vue ratée si elle ne « faisait » justement pas problème. De deux choses l’une : ou bien cette absence de problème témoignerait de ce que l’entreprise théorique présentée est univoque, et donc peu intéressante, ou bien elle témoignerait de ce qu’un kidnapping sémantique – une tentative pour en fixer et en clôturer abusivement la signification – a été mené avec succès au-delà des espérances secrètes des « passeurs », ou « traducteurs », du texte, ce qui reviendrait au même.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">On nous accordera sans doute que tout travail de réception et de traduction, tout travail de contextualisation et de recontextualisation, conformément d’ailleurs à la théorie de la communication et à la politique de la (re)signification développées par Hall, réarticule, transforme et même produit des significations de manière imprévisible. De ce point de vue, il y a des lectures qui, pour « rigoureuses » qu’elles soient, ne présentent pas beaucoup d’intérêt, ne sont pas très productives ; il y en a d’autres qui, pour « fautives », « discutables » ou « déplacées » qu’elles soient, sont grosses de possibilités et d’ouvertures théoriques et politiques. C’est dire que les gestes et les dispositifs théoriques sont intrinsèquement ambigus et ambivalents, et que leur traduction doit être appréciée contextuellement et pragmatiquement, à partir de ses effets, en situation.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">On pourrait ainsi s’interroger sur l’insistance avec laquelle Mark Alizart voudrait que Stuart Hall réponde à des questions qui, sans lui être étrangères, ne sont pas exactement les siennes, et sont bien plutôt les nôtres : celles notamment du postcolonial et de la prégnance du « républicanisme » <i style="">en France</i>. On pourrait aussi se demander s’il n’y a pas à l’œuvre quelque « forçage » dans le fait qu’Éric Macé et Éric Maigret mobilisent Stuart Hall à leurs côtés dans la guerre de tranchées qu’ils ont engagée contre « la sociologie critique » et son éminent représentant, Pierre Bourdieu. Est-ce bien là l’affaire de Stuart Hall ? La chose est rendue d’autant plus problématique que leur dispositif théorique est, pour une part en tous cas, homogène <span style=""> </span>à celui… de Pierre Bourdieu (ainsi, la thèse affirmée avec force par Éric Macé, et qui occupe une place centrale dans ses analyses, selon laquelle « <span style="">l’analyse sociologique de n’importe quel matériau empirique est avant tout l’analyse des rapports sociaux et des conflits de définition qui le configurent</span> » (<i style="">Les Imaginaires médiatiques. Une sociologie postcritique des médias</i>, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 25) se retrouve presque mot pour mot en de nombreux points des écrits de Bourdieu). Ainsi la logique « camp contre camp » qui est la leur est plus délicate à soutenir qu’il ne pourrait sembler au premier abord. Cette impression est d’ailleurs encore confirmée par la quasi-absence dans leur paysage théorique de personnages conceptuels tiers tels qu’Henri Lefebvre ou Michel Foucault – qui l’un et l’autre, comme l’auteur d’<i style="">Esquisse d’une théorie de la pratique </i>et de <i style="">La Distinction</i>, <span style=""> </span>ont alimenté le champ des <i style="">cultural studies</i> –, comme si nous nous trouvions réduits à choisir l’un des membres, mutuellement exclusifs, de l’alternative Bourdieu ou Touraine.<span style=""><o:p></o:p></span></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style=""><o:p> </o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Reste que ces questions, ce dispositif et cette lecture de Stuart Hall ont sans conteste leur légitimité. Si Mark Alizart ne pouvait pas ne pas interroger Stuart Hall sur le caractère particulièrement tardif de l’émergence <i style="">per se</i> du postcolonial comme question et problème en France, c’est non seulement que celle-ci se pose à nous avec une insistance et une acuité croissantes, mais aussi que Stuart Hall lui-même, pour ainsi dire, nous adresse cette question, qui est aussi, comme le suggère judicieusement Alizart, la question de sa non-traduction, et qu’il nous fournit, dans la distance et « l’étrangeté » relatives de son travail, certains des instruments qui devraient nous permettre de la faire nôtre, aussi intelligemment que possible. <span style="text-transform: uppercase;">à</span> nous de reformuler cette question pour notre compte et de nous efforcer d’y apporter des éléments de réponse, avec Stuart Hall notamment, engageant de la sorte le « patriarche » des <i style="">cultural studies</i> dans un devenir français – qui sera nécessairement pour une part inattendu.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Les 2<span style="text-transform: uppercase;">é</span>M (Éric Macé et Éric Maigret) peuvent de même incontestablement se prévaloir des écrits de Stuart Hall pour, si besoin était, justifier l’« alliance » privilégiée qu’ils prétendent nouer avec lui, au risque d’ailleurs de limiter sa réception par des publics qui ne seraient pas en sympathie avec leur engagement dans la polémique qui les oppose à « la sociologie critique ». Ils ont sans doute en partage avec lui, au-delà de la distance géographique et culturelle et de la différence des générations – et des « couleurs » (comment Stuart Hall recevra-t-il le titre de leur article ?) –, une éthique théorique et politique similaire, autrement dit une certaine sensibilité ou, comme disait Bourdieu, un certain « ethos », qui les amène à prendre pour cible l’orthodoxie « marxiste » qui fut longtemps hégémonique et qui, selon eux, perdure à travers divers avatars ou formes dégradées, orthodoxie qui s’est en effet montré assez incapable de penser, en raison de son économisme et de son déterminisme étroits, l’autonomie de la culture et l’<i>agency</i>, ou puissance d’agir, individuelle et collective, s’enfermant ainsi dans ce que l’on pourrait appeler « un positivisme historique », condamné au moralisme et à l’impuissance, à la déploration de l’ignorance coupable du sens de l’histoire dont feraient montre les masses, et enfermé dans un discours de la dénonciation incapable de voir autre chose que des mystifications dans les formes de la culture contemporaines.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Force est de constater qu’aujourd’hui encore l’état de la critique de la culture et des médias, au sein de l’Université et ailleurs, manifeste l’actualité des analyses développées par Stuart Hall, l’urgence de leur traduction, et l’utilité de la sociologie « postcritique » (c’est-à-dire, suggèrent-ils, critique au carré, critique à la puissance deux) proposée par Macé et Maigret. Si, peut-être, ces derniers ne prennent pas la mesure de ce qu’il peut y avoir de « juste » dans la critique courante des médias, notamment la critique d’inspiration bourdieusienne, c’est qu’il est sans doute nécessaire, tactiquement, de tordre le bâton de la sociologie dans un autre sens pour mettre à jour certains impensés qui nuisent à l’élaboration d’une politique et d’une critique des médias qui ne se complaisent pas dans une dénonciation impuissante, ancrée dans une compréhension trop réductrice et sommaire de son objet, motivée qu’elle est par une compréhensible exaspération et le souci de délégitimer le consensus que traduisent et contribuent à produire les grands médias plutôt que par le souci de développer une analyse fine des logiques sociologiques des « médiacultures » – de leur ambivalence, de leur « porosité » aux mouvements critiques qui traversent la société, de la façon dont l’instabilité des points de vue légitimes sur le monde social les affecte et des conformismes provisoires qu’elles doivent en conséquence constamment élaborer et négocier. Une telle analyse pourrait du reste tout à fait intégrer les acquis de la sociologie critique des médias en s’attachant à saisir les logiques micro- et macro-sociologiques qui aboutissent à une porosité réduite, à une « surdité » (partielle) des médiacultures, autrement dit à leur imperméabilité relative à certains mouvements et discours produits et diffusés dans le monde social.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">On l’aura compris, le présent ouvrage, préoccupé avant tout des conditions et des effets possibles de la réception de l’œuvre de Stuart Hall en France, doit être lu comme tel, c’est-à-dire comme une intervention à apprécier dans sa dimension tactique. Et c’est sans doute là ce qui justifie le plus évidemment le choix de proposer aux lecteurs un premier volume de la collection Méthéoriques consacré à Stuart Hall. Le fait que, par son parcours et ses écrits, Stuart Hall se trouve au carrefour de nombre des débats et des œuvres qui se sont développés en Grande-Bretagne et plus généralement dans le monde anglophone depuis près de cinquante ans, débats et œuvres dont Éditions Amsterdam s’efforce de promouvoir la traduction en France, suffirait déjà à le justifier. Mais ce fait lui-même ne peut être véritablement compris qu’à condition de saisir que Stuart Hall est avant tout, précisément, <i>un intellectuel stratégique</i>.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: center; line-height: normal;" align="center"><span style="">*<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Peu soucieux des partages disciplinaires hérités de l’histoire institutionnelle des savoirs, conscient de ce que savoirs et pouvoirs sont intimement mêlés, Stuart Hall est avant tout un penseur critique, politique, démocratique, préoccupé par le sens de ses interventions dans telle ou telle conjoncture singulière – indissociablement idéologique, intellectuelle, théorique et politique – du point de vue d’une politique antiautoritaire, visant à maximiser la puissance d’agir et de penser individuelle et collective. C’est là ce qui selon nous permet de comprendre la cohérence des différents mouvements et moments de son œuvre (si l’on en croit l’énumération baroque proposée par Terry Eagleton dans l’article cité en exergue, l’orientation du Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmigham est passée, sous la présidence de Stuart Hall, à partir d’un engagement initial leavisien de gauche, par l’ethnométhodologie, un flirt sans enthousiasme avec la sociologie phénoménologique, une brève rencontre avec le structuralisme lévi-straussien, Louis Althusser, Gramsci, le post-marxisme, la théorie du discours [<i>discourse theory</i>] et les franges du postmodernisme). C’est là aussi ce qui nous permet de saisir la façon dont sont essentiellement liés ses travaux sur l’identité, sa théorie de la communication et de la signification – développée notamment dans son célèbre article « Encoding/Decoding » [Encodage/décodage], le seul qu’un public point trop confidentiel connaisse en France, article devenu, selon l’expression de Molière, une véritable tarte à la crème des <i>media studies</i> – et sa pratique d’intellectuel : que la signification ne soit pas initialement donnée, qu’elle soit incertaine et ambivalente, qu’elle soit produite, articulée ou réarticulée à travers la trajectoire qui est la sienne, qu’elle soit fondamentalement une resignification dépendante des prismes de sa réception, de sa contextualisation ou recontextualisation, c’est-à-dire de son articulation à de nouvelles significations, voilà en effet ce qui fonde la pratique de Stuart Hall en tant qu’intellectuel, pratique qui est avant tout un <i>art</i> de la resignification et de la réarticulation (terme emprunté à Gramsci), de l’interprétation et de la production des significations, qui, contre tout déterminisme, vise à rouvrir la signification des discours et des conjonctures historiques pour que ne soit pas toujours déjà forclose la puissance d’agir et de penser de tous et de chacun.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Art de l’ambivalence des significations, attentif à la dimension problématique des situations, qui prend en particulier acte du fait que l’intellectuel démocratique est pris dans la contradiction existant entre, d’une part, l’autorité, le partage inégal du droit à la parole dans l’espace public et la monopolisation des savoirs qui conditionnent son existence comme intellectuel et, d’autre part, sa visée démocratique, laquelle consiste précisément à défaire les conditions symboliques, institutionnelles et matérielles de ces privilèges. Art surtout pratique, qui relève du bricolage plus que d’autre chose (Stuart Hall cite volontiers le mot de Gilles Deleuze selon lequel les théories doivent être utilisées comme des boîtes à outils) et qui s’exerce plus fructueusement, et assez logiquement, dans un cadre collectif (l’œuvre de Stuart Hall réside au moins autant dans les multiples collaborations qui furent toujours le cadre de son travail que dans l’ensemble de ses écrits pris isolément, donnant ainsi corps, s’il était possible, à la figure gramscienne de l’intellectuel organique).<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Mais aussi, nécessairement, art périlleux : art qui consiste souvent à « tirer contre son propre camp » pour le renforcer, pour lui permettre de saisir la singularité d’une nouvelle conjoncture, pour le conduire à redéployer des significations d’un autre temps, à penser à hauteur du présent, à <i>penser le contemporain</i> ; art qui suppose aussi parfois, en des liaisons dangereuses, d’emprunter à l’intelligence que ses adversaires peuvent, précisément, avoir des temps nouveaux.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">On a pu reprocher à Hall un certain éclectisme, voire un certain opportunisme. On est allé jusqu’à l’accuser de fourvoiement ou de trahison, en raison de son engagement dans le projet hétéroclite des New Times [Temps nouveaux], lancé dans le mensuel <i>Marxism Today</i> en 1988. <i>Marxism Today</i> et les New Times auraient été le creuset idéologique du blairisme et de tous les renoncements de la gauche travailliste en Grande-Bretagne. Les principales pièces à conviction qui ont servi à lancer une telle condamnation sont bien connues : un article de Stuart Hall publié dans le numéro d’octobre 1988 de <i>Marxism Today</i> (p. 24 à 28) sous le titre « Brave New World », sorte de manifeste des New Times ; un article d’Eric Hobsbawm publié dans le numéro de septembre 1978, intitulé « The Forward March of Labour Halted? » (p. 279 à 286) ; un article de Stuart Hall publié en janvier 1979 sous le titre « The Great Moving Right Show » (p. 14 à 20) – ces deux <span style=""> </span>derniers articles, qui prennent acte de la transformation de la structure de classe de la société britannique et qui tentent de comprendre son virage à droite et l’impuissance corrélative du Labour à la veille de l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher, offrent une première formulation de ce qui, dix ans plus tard, aboutira au projet des New Times – ; « The Big Picture. The Death of Neo-Liberalism », un autre article d’Eric Hobsbawm, publié en octobre 1998 (p. 4 à 8), et <span style=""> </span>« The Great Moving Nowhere Show », un article de Stuart Hall publié dans le même numéro de <i>Marxism Today</i>, ressuscité pour l’occasion (p. 9 à 14) – ces deux derniers articles proposent un bilan des New Times et des premières années du thatcherisme (terme forgé par Hall) à la mode Labour du gouvernement d’Anthony Blair.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">(À cette liste doit être ajouté l’ouvrage collectif <i>Policing The Crisis</i>, publié en collaboration par Stuart Hall en 1978, qui constitue un effort remarquablement précoce et perspicace pour comprendre le devenir hégémonique en Grande-Bretagne d’un « populisme autoritaire » – populisme autoritaire associant la célébration de l’<i>Englishness</i>, l’appel au « peuple », la dénonciation de l’impéritie de l’État social et de son caractère envahissant, la dénonciation du corporatisme et du conservatisme des syndicats, la mise en place de politiques sécuritaires (<i>law and order</i>), la fabrication d’un supposé « problème » de l’immigration, ainsi que l’apologie du « travail », du « mérite » et de « l’initiative individuelle » –, la capacité de la droite à imposer ce nouvel <i>agenda</i> à la gauche et l’incapacité de cette dernière, et tout particulièrement de ses fractions les plus radicales, à défaire l’étau idéologique dans lequel elle se trouvait prise. – Toute ressemblance avec un autre contexte national est fortuite.)<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">À lire aujourd’hui ces articles (qui, comme l’ensemble des articles publiés par <i>Marxism Today </i>depuis sa création jusqu’à sa disparition, sont disponibles sur l’Internet), il est difficile de ne pas se demander si cette condamnation n’est pas le signe de ce qu’une partie de la gauche britannique n’est toujours pas parvenue à entendre et à répondre aux questions, certes difficultueuses, qui lui étaient ainsi posées. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que le chemin d’Anthony Blair et celui de Stuart Hall se soient, pour ainsi dire, croisés au sein du projet des New Times : l’un et l’autre, le premier selon une logique de conquête du pouvoir, le second selon une logique de redéploiement de la puissance d’agir et de penser des « multitudes » dans une conjoncture historique inédite, nécessitaient de saisir la singularité des temps nouveaux, de prendre la mesure de ce que l’on a pris coutume de désigner par les termes de « postfordisme » et de « postmodernité », pour comprendre comment a) se réapproprier la <i>réponse</i> apportée par le thatcherisme à la crise du compromis social de l’après-guerre (Blair) ou b) réarticuler les termes de celle-ci afin d’en transformer le sens du point de vue d’une politique démocratique radicale (Hall).<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Quoi qu’il en soit (la question reste ouverte, et nous ne prétendons pas l’avoir tranchée : nous ignorons trop de cette histoire pour cela), du point de vue qui est le nôtre, celui de la traduction du travail de Stuart Hall en France, l’intérêt de ces débats et des prises de position de Stuart Hall à leur occasion est qu’ils sont à peu près sans équivalents en France.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: center; line-height: normal;" align="center"><span style="">*<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Si un historien comme Gérard Noiriel, en liant histoire de l’industrialisation, histoire de l’immigration et histoire de la nationalisation de la société française, s’est efforcé de dégager les conditions de possibilité historiques et la particularité de la réémergence d’un prétendu « problème » de l’immigration en France au cours des dernières décennies du <span style="font-variant: small-caps;">xx</span><sup>e</sup> siècle ; si un sociologue comme Luc Boltanski (avec Ève Chiapello) s’est attaché à comprendre la façon dont le capitalisme français s’est transformé pour « encaisser » ou « capter » ce que l’on a coutume de subsumer sous l’étiquette réductrice de « Mai 1968 » ; si un autre sociologue, Robert Castel, s’est penché sur la brève histoire de la société salariale et de l’État social pour analyser le délitement accéléré du compromis sur lequel ils reposaient ; si un Pierre Bourdieu a souligné avec habileté le caractère de <i>self-fulfilling prophecy</i> du discours de « la nécessaire modernisation néo-libérale » – sans cependant vraiment rendre compte de son efficacité performative – ; si Étienne Balibar a produit l’une des très rares analyses du racisme contemporain, pensé dans son rapport à la crise de « l’État national-social », à avoir quelque prise sur son objet – à la différence de celle d’un Michel Wieviorka, dont la vacuité, bien faite pour ne déranger personne et surtout pas les commanditaires de ses « interventions sociologiques », est confondante – ; bref, si diverses enquêtes ont été menées pour éclairer le présent, pour mieux comprendre son inscription socio-historique, ces enquêtes n’ont jamais fait véritablement l’objet d’une évaluation et d’une articulation critiques (comment expliquer, par exemple, l’absence presque totale de l’histoire coloniale dans le grand récit de Gérard Noiriel, ou celle de l’immigration dans celui de Robert Castel, et comment expliquer, chez l’un et l’autre, l’absence de références un tant soit peu élaborées à l’histoire des rapports sociaux de genre ?).<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Plus encore : non seulement l’articulation de ces enquêtes n’a été au mieux qu’ébauchée, mais leurs auteurs et leurs lecteurs s’en sont généralement tenus à elles, c’est-à-dire à la mise à jour des conditions « structurelles » des transformations de la scène politique, sociale, culturelle et idéologique française, sans jamais s’abaisser à « mettre la main à la pâte » du présent, sans jamais les articuler à une analyse suffisamment élaborée, problématique et fine des transformations et des dynamiques du champ politique et idéologique, abandonnant cet espace d’investigation et d’intervention décisif à la médiocrité des faiseurs de consensus, des petites mains de la « modernisation » idéologique et économique, des vains commentateurs et politologues qui occupent antennes et radios, des éditorialistes et autres piliers de comptoir qui produisent l’irritant bruit de fond que nous devons supporter quotidiennement.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">On pourra ainsi se demander comment il se fait qu’un thème, pourtant essentiel, des commentaires courants, de « droite », de « gauche » ou d’« extrême gauche », sur l’ère du temps, celui de la « lepénisation des esprits », n’a jamais fait l’objet d’une critique en règle par les analystes mentionnés ci-dessus, alors même que leurs travaux offrent tous les outils nécessaires de cette critique. Comment ne pas voir en effet que « la préférence nationale » chère à Jean-Marie Le Pen est un principe et une réalité institutionnels et constitutionnels, au fondement de l’État social, et qu’ainsi la « lepénisation » des institutions est en un sens originelle, qu’elle est inscrite dans la distinction « républicaine », opérée au sein de la population vivant dans ce pays, des citoyens et des étrangers, ce qui donne toute sa force et son réalisme aux mots d’ordre frontistes ? Comment ne pas voir, de même, que les institutions politiques sont des institutions fondamentalement nationales, qui présupposent, encore une fois, le partage entre citoyens, c’est-à-dire nationaux, et étrangers, et qu’ainsi le personnel politique est lui-même fondamentalement national, sinon nationaliste ? Comment ne pas voir de surcroît que le vocabulaire et les leitmotivs du lepénisme ne sont que la reprise de thèmes d’opinions largement popularisées dès avant la première percée électorale du Front national (ce sont Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre qui ont lancé le projet d’une politique du retour des travailleurs immigrés – supposés « étrangers aux réalités sociales de la France », selon une formule employée plus tard par Pierre Mauroy, alors premier ministre, à propos d’ouvriers en grève – et mis en circulation l’équation « tant de chômeurs = tant d’immigrés de trop » ; c’est le Parti communiste français qui a acclimaté l’idée d’« un seuil de tolérance » au-delà duquel « l’intégration » – traduction contemporaine, sociologisante, de « l’assimilation » coloniale – ne serait plus possible) ? Comment ne pas voir de plus que le thème de « la lepénisation des esprits » a justement pour visée et pour effet d’invisibiliser cette diffusion, certes complexe et modulée, du « lepénisme » au sein du champ politique et idéologique, comme s’il était circonscrit, du moins initialement, au Front national et à son électorat prétendument « populaire » (le racisme de classe joue ici à plein régime), alors que celui-ci n’a fait que cristalliser des motifs idéologiques en circulation dans l’ensemble du champ politique et de l’espace social, notamment au sein des classes moyennes et supérieures, notamment au sein de larges sections de l’électorat socialiste, quand même sous des formes euphémisées et accompagné d’une bonne volonté antiraciste sincère (l’inconscient politique ignore la contradiction) ? Comment ne pas voir enfin que le Parti socialiste, incapable de formuler et d’inventer les termes d’une réponse de gauche à la « crise », vidé de toute capacité et de toute substance politiques, réduit à n’être qu’une machine électorale préoccupée de sa seule reproduction, se faisant en conséquence l’artisan par excellence de la « modernisation » (avec d’autant plus d’efficacité que, en raison de sa coloration passée, il était, du moins dans un premier temps, bien mieux placé que la droite pour neutraliser ou paralyser toute critique de gauche), naviguant au gré des sondages (ne pouvant donner le la à l’époque, il lui fallait bien suivre quelque ritournelle), comment ne pas voir, donc, que le Parti socialiste a trouvé dans la lutte contre le Front national et la prétendue « lepénisation des esprits » – alors même qu’il contribuait à diffuser dans l’opinion l’idée d’un défaut d’intégration des « immigrés » (Fabius affirmant que Le Pen pose de vrais problèmes) et d’une menace pesant sur « l’identité française » (Lionel Jospin s’accordant avec Jacques Chirac lors d’un débat télévisé pour dire que cette identité devait être défendue), alors même qu’il alimentait la panique sécuritaire et entretenait les fantasmes les plus nauséabonds (Michel Rocard déclarant que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde », comme si toute ladite « misère » souhaitait s’installer à Conflans-Sainte-Honorine) – de quoi cimenter autour de lui un consensus négatif, par défaut, prenant ainsi l’électorat de gauche en otage, verrouillant<span style=""> </span>l’espace politique et empêchant toute reconfiguration politique et idéologique à gauche, se présentant comme le seul rempart face à une droite et un Front national qui, pour une bonne part, ne tirent leur puissance que de son impuissance et de ses renoncements et collusions ?<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Du point de vue de ces questions, rhétoriques, on l’aura compris, il est possible d’affirmer que le Parti socialiste et son rôle central dans la conjoncture actuelle sont l’un des points aveugles, l’un des grands impensés des « intellectuels » de gauche, de la théorie critique, des sciences sociales et de l’histoire sociale et politique du contemporain. La misère des intellectuels (de gauche) en France est ainsi d’avoir le nez dans cette conjoncture sans pouvoir rien en dire, rien y faire, et d’être en conséquence poussés, pour les uns, à plier armes et bagages pour rejoindre le camp adverse, pour les autres, à dénoncer vainement l’apostasie des précédents (c’est là le passe-temps favori des gardiens du temple de la gauche critique) et, pour d’autres encore, à cumuler le confort d’une critique de surplomb des temps nouveaux et le rôle inconfortable de police électorale du Parti socialiste (rôle tenu avec d’autant plus d’aplomb qu’il est inconfortable).<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Les théoriciens dont nous avons évoqué à grands traits les travaux appartiennent sans discussion possible à ce troisième groupe. <span style="text-transform: uppercase;">à</span> l’exception bien sûr du regretté Bourdieu qui, paix à son âme, ne se serait très probablement pas égaré de la sorte, tous sont signataires, avec d’autres, dont d’ailleurs <span style="text-transform: uppercase;">é</span>ric Macé, de l’un ou l’autre de deux appels successifs à la « fraternité » et au « rassemblement » de la « gauche » autour de la candidate du Parti socialiste à l’élection présidentielle (comme si l’idée d’une maison commune de la gauche, de la Ligue communiste révolutionnaire au Parti socialiste, n’était pas devenue éminemment problématique), et cela 1) pour prévenir une répétition du 21 avril 2002 – alors même que les intentions de vote en faveur de Jean-Marie Le Pen, gonflées pour tenir compte de leur sous-estimation en 2002, ne plaçaient celui-ci qu’en quatrième position dans les sondages –, 2) pour écarter le « leurre » du vote centriste – alors que point n’était besoin d’être grand manitou pour voir que François Bayrou était d’avance, présent ou non au second tour, le grand vainqueur des élections, puisqu’aucune majorité, de droite comme de « gauche », n’est maintenant possible sans lui et que le Parti socialiste était déjà engagé dans des négociations avec lui –, 3) pour prévenir une dispersion des voix de la gauche du côté des candidats de la gauche antilibérale – alors que l’attractivité de ceux-ci était de toute évidence très réduite – et, surtout, 4) pour alerter l’opinion du danger représenté par Nicolas Sarkozy et de la nécessité de lui faire barrage – alors que dans tous les secteurs de la gauche la chose était entendue et que, sans attendre ces appels, l’on se mobilisait activement en ce sens depuis longtemps déjà : aucun doute là-dessus, les miettes éparses de la défunte gauche allaient voter « utile », « sans états d’âme », pour la plus pitoyable des candidats que le Parti socialiste ait présentés à une élection présidentielle.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">L’année 2007 aura ainsi été l’année où en France plus de deux cents « intellectuels », et non des moindres, auront adopté pour mot d’ordre<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: center; line-height: normal; font-weight: bold;" align="center"><span style="">Silence, on vote : pendant les élections,<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: center; line-height: normal;" align="center"><span style="font-weight: bold;">pas de critique, pas de politique</span><span style=""><o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">mobilisant, d’une forte voix (« Vous voulez donc un duel Sarkozy-Le Pen au second tour ? »), la peur et la culpabilité pour contraindre à se taire d’éventuels malentendants ou récalcitrants qui oseraient poser publiquement la question de savoir comment nous en sommes arrivés là, ou interroger le caractère désastreux des thèmes de <span style=""> </span>campagne de la candidate Ségolène Royal (son apologie obscène du « travail » à l’heure de sa précarisation structurelle – apologie qui constitue du reste, on ne l’a pas assez remarqué, le fond de ses attaques contre les enseignants – ; ses prises de position, sinon réactionnaires, du moins conservatrices sur la « famille » ; son invocation tonitruante de l’identité nationale et de la « patrie », son adhésion au discours sécuritaire de la loi et de l’ordre).<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Quel sens alors donner à l’apparent non-sens de ces appels ?<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Il y a sans doute pour beaucoup dans ces appels une manière d’exorciser la culpabilité individuelle et collective mal placée de ne pas avoir voté pour Lionel Jospin en 2002 en la projetant sur d’imaginaires irresponsables s’apprêtant à refuser, coûte que coûte, au risque de permettre l’élection du candidat de l’UMP, leurs voix à la candidate socialiste.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Il y a sans doute aussi dans cette mise en scène, dans cette « performance » de l’intellectuel, en tant que membre d’un groupe social, comme « réaliste », « responsable », « bête à sang-froid », travaillée par la hantise du « gauchisme », une manière de se définir, de délimiter l’espace d’un entre-soi de « la bonne société » et du « bon goût » des intellectuels, de revendiquer pour celui-ci une place dans l’espace public et médiatique légitime, <i>et de se donner ainsi l’illusion d’avoir encore une certaine prise sur le monde social</i>.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">C’est là aussi, selon nous, le sens de « L’autre campagne », lancée par certains des signataires de ces appels, « autre campagne » qui consistait à demander à quelques intellectuels (toujours eux !) d’avancer, par écrit ou devant une caméra, une proposition pour « une autre politique ». Si l’initiative méritait à première vue d’éveiller l’attention, c’est-à-dire compte non tenu de l’intérêt, très variable, des contributions effectivement apportées, son principal objectif résidait en réalité du point de vue de ses promoteurs dans la prétention à accaparer l’espace de cette « autre politique », en se parant des prestiges de la politique « alter » et en évitant soigneusement de faire écho, pour mieux les effacer du débat public, aux discussions pourtant assez similaires engagées du côté des organisations de la gauche dite antilibérale. Et cela, tout en faisant l’économie de toute analyse sérieuse de la conjoncture, de ses impasses et du rôle qu’y joue le Parti socialiste. Comme si « voter utile », « sans états d’âme », tout en s’efforçant de formuler les termes d’une « autre politique », impliquait nécessairement de remiser au placard toute critique véritable de cette conjoncture. On ne s’étonnera donc pas de ce que les animateurs de « l’autre campagne » aient choisi pour vitrine le site Internet de <i>Libération</i>, organe bien connu, comme on sait, de « l’autre politique ».<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Mais, surtout, s’exprime dans ces appels une sorte de mépris de classe à l’égard de ce qui, sous le nom de « gauche antilibérale », à travers quelques partis groupusculaires, à travers divers réseaux plus ou moins homogènes, plus ou moins informels et étendus, reste de la gauche (sans même évoquer « l’extrême gauche » ou « la gauche révolutionnaire » dont, à rigoureusement parler, il n’est plus, dans ce pays, même de vestiges, sinon dans le monde fantasmagorique du personnel politique et journalistique qui s’agite inlassablement sur nos écrans). Sans doute cette gauche de gauche n’est-elle pas encore assez « civile », assez convenable, assez « intellectuelle » et respectueuse de l’autorité et de la majesté de la Philosophie, de la Science, de l’Université… et de l’ordre social.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Pourtant, il faudra bien le reconnaître et s’y résoudre, aussi navrant soit-il, quelles que soient les fortes réserves que ce « reste » nous inspire, quels que soient ses manques et ses contradictions, qui ne sont que trop réels, en effet, la gauche, pour une part essentielle, c’est ça aujourd’hui, qui vaudra toujours mieux que le Parti socialiste. Et il faut faire avec. Sans en rabattre sur la critique et la polémique. Que la chose plaise ou non à nos intellectuels.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: center; line-height: normal;" align="center"><span style="">*<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Il devrait maintenant être tout à fait clair, si ce n’était pas déjà le cas, qu’il ne s’agira pas avec la collection Méthéoriques de proposer des introductions lénifiantes, pontifiantes ou sacralisantes. C’eut été d’ailleurs faire injure à Stuart Hall que de le « traduire » ainsi, lui qui a toujours joué de son autorité pour simultanément la défaire, lui qui a travaillé à problématiser autant que possible le statut impossible d’intellectuel. C’est là le travail qu’avec Méthéoriques nous voudrions à notre tour entreprendre. C’est là ce qui justifiait le choix de Stuart Hall pour ce premier volume de la collection. C’est là ce qui explique l’exercice pratique de traduction culturelle et politique que nous nous sommes imposé dans les paragraphes qui précèdent, en nous efforçant, à notre manière, d’appliquer au contexte contemporain français l’<i>art</i> de Stuart Hall.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Nous n’en resterons évidemment pas là. Le travail de traduction entrepris ne fait que commencer. La problématisation de la figure de l’intellectuel que nous appelons de nos vœux et, en particulier, la problématisation de la traduction française de Stuart Hall n’en sont qu’à leurs débuts. Il faudra même pour que ce travail soit véritablement engagé que d’autres traductions soient entamées. Il faudra sans doute notamment que l’œuvre de Fredric Jameson commence à circuler de ce côté-ci de l’Atlantique et de la Manche. D’un style très différent, souvent plus ardu, théoriquement plus élaborée, exigeant donc davantage de ses lecteurs, l’œuvre de ce dernier pourrait venir troubler autant sinon plus que celle de Hall le paysage intellectuel et politique français. Car, si le refus exprimé par Hall du réductionnisme, de l’essentialisme, du naturalisme, ainsi que son refus de toute téléologie et de toute totalisation, sa critique d’un marxisme ossifié et son attention aux mouvements minoritaires font écho à une humeur intellectuelle qui a déjà largement cours ici, le cas de Jameson est très différent : avec lui, si l’on suit la lecture qu’en propose l’un de ses introducteurs français, Nicolas Vieillecaze, c’est à un effort pour produire une analyse totalisante, autrement dit très peu postmoderne, de la postmodernité que nous avons affaire. Il se pourrait qu’à travers cette analyse et sa traduction dans l’espace intellectuel français une chose curieuse et aujourd’hui méconnue fasse retour de manière inattendue et sous un jour imprévu : le marxisme. Méthéoriques en témoignera.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style=""><o:p><br /></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">Paris, mai 2007.<o:p></o:p></span></p> <p class="MsoNormal" style="margin-bottom: 0.0001pt; text-align: justify; line-height: normal;"><span style="">(Les analyses développées dans cette postface n’engagent, bien entendu, que leur auteur.)<o:p></o:p></span></p>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-32329511671884307112007-07-23T03:04:00.000+02:002007-07-23T11:38:02.458+02:00Judith Butler en France : Trouble dans la réception<span style="font-size:100%;"><a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/Butler_Humain_Inhumain.jpg"><img style="margin: 0pt 0pt 10px 10px; float: right; cursor: pointer; width: 184px; height: 283px;" src="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/Butler_Humain_Inhumain.jpg" alt="" border="0" /></a><br /></span><div style="text-align: left;"><span style="font-style: italic;font-size:100%;" >Mouvements</span><span style="font-size:100%;">, n° 47-48, mai-juin 2006<br /></span></div><p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="60" align="center"><span goog_ds_charindex="61" style="font-size:100%;">par Jérôme Vidal</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="79"><span goog_ds_charindex="80">*<a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote1sym" name="sdfootnote1anc" goog_ds_charindex="82"><sup goog_ds_charindex="83">1</sup></a></span></sup></span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="1280" align="justify"><span style="font-size:100%;"><br /></span><span goog_ds_charindex="1281" style="font-size:100%;">La publication au printemps 2005 aux éditions La Découverte de la traduction française de <i goog_ds_charindex="198">Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity,</i> par Cynthia Kraus, sous le titre <i goog_ds_charindex="290">Trouble dans le genre : Pour un féminisme de la subversion</i>, marque le moment de la réception officielle en France de l'œuvre de Judith Butler. On a avec raison insisté sur le caractère particulièrement tardif de cette traduction : les Allemands, par exemple, disposent depuis de nombreuses années déjà d'une traduction de ce livre publié aux États-Unis en 1990. C'est que de nombreux freins s'opposaient en France à la publication de <i goog_ds_charindex="726">Gender Trouble </i>(mais aussi d’autres livres importants publiés par d’autres théoriciennes américaines qui ne partagent pas nécessairement les vues de Judith Butler). Frilosité des éditeurs, rareté relative des lieux de recherche et d'étude sur le genre et les sexualités, rejet de tout ce qui pouvait, comme la <i goog_ds_charindex="1038">French theory</i>, rappeler ladite « pensée soixante-huit » et résistance de certaines féministes ont notamment constitué des obstacles à la diffusion et à la discussion de l’intervention dans le champ des études féministes de Judith Butler.</span></p><p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="1280" align="justify"><span goog_ds_charindex="1281" style="font-size:100%;">Il convient cependant de souligner qu'un travail de traduction (littéraire, culturelle, politique) de l'œuvre de Judith Butler était entamé depuis longtemps – bien avant la parution de <i goog_ds_charindex="1467">Trouble dans le genre</i> ou même de celle des premiers livres de Judith Butler publiés en France (<i goog_ds_charindex="1564">La Vie psychique du pouvoir</i></span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="1594"><span goog_ds_charindex="1595"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote2sym" name="sdfootnote2anc" goog_ds_charindex="1596"><sup goog_ds_charindex="1597">2</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="1603" style="font-size:100%;">, <i goog_ds_charindex="1606">Antigone : La Parenté entre vie et mort</i></span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="1648"><span goog_ds_charindex="1649"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote3sym" name="sdfootnote3anc" goog_ds_charindex="1650"><sup goog_ds_charindex="1651">3</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="1657" style="font-size:100%;"> et <i goog_ds_charindex="1662">Le Pouvoir des mots</i></span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="1684"><span goog_ds_charindex="1685"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote4sym" name="sdfootnote4anc" goog_ds_charindex="1686"><sup goog_ds_charindex="1687">4</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="1693" style="font-size:100%;">). Les écrits de Didier éribon, notamment le chapitre qu'il a consacré à l'injure dans ses <i goog_ds_charindex="1785">Réflexions sur la question gay</i></span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="1818"><span goog_ds_charindex="1819"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote5sym" name="sdfootnote5anc" goog_ds_charindex="1820"><sup goog_ds_charindex="1821">5</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="1827" style="font-size:100%;">, ainsi que le séminaire qu’il anime avec Françoise Gaspard, ont de ce point de vue été sans doute décisifs, tout comme les travaux et les interventions d’Éric Fassin et de Michel Feher. Pour d'autres cercles et avec d'autres effets, c’est le travail du groupe ZOO, de Beatriz Preciado</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="2114"><span goog_ds_charindex="2115"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote6sym" name="sdfootnote6anc" goog_ds_charindex="2116"><sup goog_ds_charindex="2117">6</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="2123" style="font-size:100%;">, de Marie-Hélène Bourcier</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="2151"><span goog_ds_charindex="2152"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote7sym" name="sdfootnote7anc" goog_ds_charindex="2153"><sup goog_ds_charindex="2154">7</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="2160" style="font-size:100%;"> et de quelques activistes et théoricien-nes queer qui a grandement facilité l'introduction des écrits de Judith Butler. La pratique politique déployée par un groupe comme Act Up-Paris dans les années quatre-vingt-dix a aussi contribué à créer un climat favorable à l'accueil des thèses de l'auteure de <i goog_ds_charindex="2464">Trouble dans le genre</i> : Judith Butler et les activistes d'Act Up semblent avoir en partage une certaine sensibilité et une certaine éthique politique, ce qui s’explique notamment par le fait que le féminisme de Judith Butler peut être lu pour une part comme une reformulation des questions féministes à partir des questions soulevées par le mouvement lesbien, gay, bi et trans (LGBT), dont Act Up est partie prenante<i goog_ds_charindex="2882">. </i>La problématisation politique croissante en France des questions sexuelles dans l’espace public, la diffusion d'un trouble dans les normes et d'un désir d'être « <i goog_ds_charindex="3048">gender-troubled</i> » (comme en témoigne la participation de très nombreuses personnes hétérosexuelles à la marche des fiertés LGBT), a aussi permis l’établissement d’une atmosphère plus propice à leur réception. Par ailleurs, si celle-ci n'a pas commencé avec la parution de <i goog_ds_charindex="3322">Trouble dans le genre</i>, elle ne s'achève pas non plus avec elle : un livre de l’importance de <i goog_ds_charindex="3417">Bodies that Matter</i></span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="3438"><span goog_ds_charindex="3439"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote8sym" name="sdfootnote8anc" goog_ds_charindex="3440"><sup goog_ds_charindex="3441">8</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="3447" style="font-size:100%;"> n’est toujours pas disponible en français, et l'évaluation critique des travaux de Judith Butler ne fait que commencer. Nous ne pourrons mesurer leurs effets dans le paysage politique et intellectuel français que dans quelques années.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="3686" align="justify"><span goog_ds_charindex="3687" style="font-size:100%;">Mais, avec la parution de <i goog_ds_charindex="3714">Trouble dans le genre</i>, il est d'ores et déjà possible d'entamer l'analyse des conditions et des premiers effets de la réception en France de ses écrits. Le moins que l'on puisse dire est qu'il y a comme du trouble dans cette réception. À côté de réappropriations diverses et divergentes, et d’inévitables (et productifs) conflits d’interprétations – que nous ne prétendons aucunement trancher –, se sont multipliés à propos de Judith Butler et de ses travaux, dès avant la parution de <i goog_ds_charindex="4201">Trouble dans le genre</i>, les « lectures » les plus grotesques, caractérisées par une méconnaissance ou une mauvaise foi manifestes, visant à les disqualifier sans autre forme de procès. C'est que la traduction des écrits de Judith Butler était aussi redoutée qu'attendue, et qu'elle intervient dans un contexte, ambigu à plus d’un titre, traversé de fortes tensions idéologiques et politiques.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="4597" align="justify"><span goog_ds_charindex="4598" style="font-size:100%;">Précisons, pour conclure ces remarques introductives, qu’il ne s’agit pas ici, loin de là, de présenter une étude exhaustive ou systématique de la réception de l’œuvre de Judith Butler – et encore moins d’en donner une lecture définitive. Il s’agit bien plutôt de ne pas s’enferrer dans certains faux débats, d’ouvrir une discussion véritable autour des questions qui sont les siennes et d’indiquer quelques pistes qui seront, espérons-le, suggestives. Les analyses proposées dans ces pages le sont donc à titre d’essai et doivent en conséquence être lues comme une invitation à la critique, et ce d’autant plus que l’auteur de ces lignes est lui-même, comme éditeur, traducteur et activiste, l’un des acteurs de la réception de l’œuvre de Judith Butler en France.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="5366" align="justify"><span style="font-size:100%;"><br /></span></p> <p class="western" goog_ds_charindex="5372" align="justify"><span goog_ds_charindex="5373" style="font-size:100%;"><span style="font-weight: bold;">Stratégies de neutralisation</span></span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="5408" align="justify"><span goog_ds_charindex="5409" style="font-size:100%;">Différentes stratégies ont été mises en œuvre pour empêcher ou neutraliser ce travail de réception et de traduction : on a affirmé (Françoise Collin</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="5559"><span goog_ds_charindex="5560"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote9sym" name="sdfootnote9anc" goog_ds_charindex="5561"><sup goog_ds_charindex="5562">9</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="5568" style="font-size:100%;">) que cette traduction arrivait trop tard, que Judith Butler et la théorie queer défendaient à propos de la question du genre un constructivisme aujourd'hui banal ; on a aussi prétendu (Estelle Ferrarese</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="5773"><span goog_ds_charindex="5774"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote10sym" name="sdfootnote10anc" goog_ds_charindex="5775"><sup goog_ds_charindex="5776">10</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="5783" style="font-size:100%;">) que Judith Butler soutenait une position culturaliste et relativiste radicale, pour ainsi dire en deçà du bien et du mal, justifiant violence et domination ; de façon similaire, on a dit (Christine Delphy</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="5991"><span goog_ds_charindex="5992"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote11sym" name="sdfootnote11anc" goog_ds_charindex="5993"><sup goog_ds_charindex="5994">11</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="6001" style="font-size:100%;">) que son analyse de l'ambivalence des normes du genre reconduisait la domination masculine et qu'ainsi elle constituait l'avant-garde déguisée d'une réaction sexiste ; enfin, on a soutenu (Christophe Laudou</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="6210"><span goog_ds_charindex="6211"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote12sym" name="sdfootnote12anc" goog_ds_charindex="6212"><sup goog_ds_charindex="6213">12</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="6220" style="font-size:100%;">) que Judith Butler était insensée, autrement dit que ses textes étaient tissés de non-sens ou de lieux communs que dissimulait avec peine un jargon incompréhensible. Une lecture même superficielle de <i goog_ds_charindex="6422">Trouble dans le genre </i>et des autres livres de Judith Butler nous paraît contredire ces affirmations. La théorie butlerienne du caractère performatif du genre n’est pas réductible à l'affirmation, en effet banale, que le genre est une construction socioculturelle. Les efforts de Judith Butler, dans un bref passage du <i goog_ds_charindex="6742">Pouvoir des mots</i>, pour comprendre et contextualiser les paroles homophobes et sexistes de certains rappeurs ne reviennent assurément pas pour elle à les justifier, et quand elle cite les analyses imprégnées de racisme d'un juge de la Cour suprême des États-Unis, pour qui brûler une croix dans le jardin d'une famille noire n'est pas un acte raciste, mais un discours protégé par le premier amendement de la constitution américaine, seule une lecture singulièrement inattentive peut amener à penser qu'il s'agit pour Judith Butler de les reprendre à son compte. Le refus exprimé par Judith Butler de l'idée que normes et pouvoirs ôtent toute puissance d'agir aux sujets qu'ils constituent et traversent, que les relations de pouvoir sont univoques et saturées, n'implique à l'évidence aucunement l'acceptation de la violence et de la souffrance qu'engendrent ces relations ; il participe au contraire d'un effort pour maximiser la puissance d'agir des individu-es et travailler à une subversion radicale de ces normes et de ces pouvoirs, effort qui cependant prend acte de l'impossibilité d'entreprendre ce travail de subversion à partir d'une position d'extériorité par rapport à ces normes constituantes. Enfin, si l'écriture de Judith Butler peut en effet arrêter momentanément certains lecteurs ou certaines lectrices, et si les arguments qu’elle avance pour en justifier la difficulté peuvent ne pas entièrement emporter l’adhésion, un peu de persévérance permet de se familiariser assez rapidement avec sa grammaire, son vocabulaire et ses références, et de juger du sens ou du non-sens de sa prose.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="8352" align="justify"><span style="font-size:100%;"><br /></span></p> <p style="font-weight: bold;" class="western" goog_ds_charindex="8358" align="justify"><span goog_ds_charindex="8359" style="font-size:100%;">Les ami-es de Judith Butler</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="8393" align="justify"><span goog_ds_charindex="8394" style="font-size:100%;">Mais les ambiguïtés de la réception de l'œuvre de Judith Butler ne sont pas seulement le fait de ses détracteurs et de ses détractrices. Certaines appropriations et interprétations « volontaristes » de <i goog_ds_charindex="8597">Trouble dans le genre</i>, qui donnent lieu à des analyses suggestives et stimulantes, s’écartent des déplacements critiques opérés par Judith Butler, notamment dans <i goog_ds_charindex="8761">Bodies that Matter </i>où elle réfute explicitement la réduction de la dimension performative du genre à un jeu de rôle ou à une performance théâtrale. De telles appropriations peuvent se revendiquer d'une fidélité à certains passages et à certaines analyses contenues dans <i goog_ds_charindex="9033">Trouble dans le genre</i>, fidélité qui sera opposée à l'institutionnalisation et à la neutralisation du travail de Judith Butler (et à la reconduction de la figure de « l'intellectuel-le ») dont sa consécration universitaire et éditoriale serait l'occasion. Deux groupes peuvent ainsi être définis parmi les introducteurs de Judith Butler en France : d'une part, celui des activistes et des théoricien-nes queer qui, comme les membres du groupe Panik Qulture, sont attaché-es à la politique radicale du performatif esquissée dans <i goog_ds_charindex="9562">Trouble dans le genre </i>; d'autre part, celui des chercheurs et des activistes préoccupés par l'actualité des politiques et des savoirs du genre, de la sexualité et de la filiation, qui n'adoptent pas la perspective « radicale » des précédent-es, auxquel-les ils reprochent, à tort ou à raison, d'avoir sur le performatif un point de vue « volontariste » et de défendre, quant au rapport entre normes, lois et institutions, un anarchisme théorique simplificateur. Les tenants de la première approche suggèrent souvent que les livres publiés par Judith Butler après <i goog_ds_charindex="10127">Trouble dans le genre</i> sont d'un intérêt moindre. Il est vrai que l'accent mis par exemple sur les dimensions politiques du deuil dans ces livres – marqués en cela par la politique du deuil et de la « rage » dont les luttes contre l’épidémie du sida ont été l’occasion, politique qui est venue défaire l’« abjection » de l’homosexualité en imposant dans l’espace public la réalité des morts du sida et la légitimité de leur deuil – ont pu dérouter certain-es de ceux et celles qu'avaient enthousiasmé-es les analyses du caractère performatif du genre déployées au début des années 1990, bien qu'il soit possible de soutenir que les développements subséquents étaient inscrits dans l'œuvre de Judith Butler dès cette époque. Elle soulignait en effet alors, dans des pages célèbres, que toute construction identitaire produit nécessairement une forme de mélancolie en raison du deuil impossible des attachements et des identités alternatives qui se trouvent forclos dans le cours du processus de fixation identitaire<i goog_ds_charindex="11142">.</i></span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="11148" align="justify"><span goog_ds_charindex="11149" style="font-size:100%;">De la même façon, en raison de l'humeur anti-psychanalytique qui domine actuellement en France, en particulier chez certain-es des passeurs et des passeuses de Judith Butler, qui dénoncent justement les aspects normalisateurs ou homophobes de la psychanalyse, beaucoup de lecteurs et de lectrices de Judith Butler seront dérouté-es par l'intérêt pour la théorie psychanalytique dont témoignent ses livres – elle constitue pour elle la manière la plus satisfaisante de comprendre la façon dont les positions sexuelles sont assumées et la meilleure description du psychisme et de l'assujettissement psychique dont nous disposons –, quand même cet intérêt s'accompagne d'une critique vigoureuse, mais interne, de certains aspects fondamentaux des théories freudienne et lacanienne et de la psychanalyse du développement, qui n'est pas sans faire écho aux positions développées par Michel Tort dans <i goog_ds_charindex="12045">La Fin du dogme paternel</i></span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="12072"><span goog_ds_charindex="12073"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote13sym" name="sdfootnote13anc" goog_ds_charindex="12074"><sup goog_ds_charindex="12075">13</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="12082" style="font-size:100%;">. Cette reprise critique de la théorie psychanalytique – qui présuppose que celle-ci peut être amendée et redéployée – est essentielle à l’ensemble des analyses de Judith Butler : selon elle, le féminisme et la théorie sociale ne peuvent pas faire l’économie d’une théorisation psychanalytique parce que l’interdit de l’homosexualité et la production de la différence sexuelle s’imposent comme le fondement de la subjectivation et comme le soubassement de l’expérience sociale en général ; la déconstruction des normes de l’hétérosexualité (et de l’absolutisation des divisions de genre qui en découle) doit donc occuper une place centrale dans le dispositif théorique et militant du féminisme et préparer ou accompagner la critique des hiérarchies de genre.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="12844" align="justify"><span goog_ds_charindex="12845" style="font-size:100%;">La parution du <i goog_ds_charindex="12861">Pouvoir des mots</i>,<i goog_ds_charindex="12880"> </i>un an avant celles de <i goog_ds_charindex="12905">Trouble dans le genre </i>et des entretiens réunis dans <i goog_ds_charindex="12959">Humain, inhumain</i></span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="12978"><span goog_ds_charindex="12979"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote14sym" name="sdfootnote14anc" goog_ds_charindex="12980"><sup goog_ds_charindex="12981">14</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="12988" style="font-size:100%;">, avait déjà compliqué la réception de l'œuvre de Judith Butler : en produisant, au nom de l'autonomie et de l'<i goog_ds_charindex="13100">agency</i> politiques des mouvements minoritaires, et à rebours de la perspective dominante dans les mouvements féministe et LGBT français, y compris au sein de groupes comme Act Up-Paris ou les Panthères roses, une théorie de la puissance d’agir politique et linguistique, ainsi que des arguments inédits contre la juridicisation de la politique et la censure des discours de haine (parce que juridicisation et censure font des différentes occurrences des discours raciste, sexiste et homophobe des cas, des affaires individuelles, alors qu’elles sont toujours des citations qui s’inscrivent dans une structure et une histoire, et parce qu’elles viennent court-circuiter le moment politique de la resignification polémique de ces injures – comme par exemple la réappropriation du mot <i goog_ds_charindex="13883">queer</i>, qui fut une insulte avant d’être revendiqué par le mouvement LGBT américain), ce livre risquait de mettre son auteure en porte-à-faux avec une bonne partie de son public et de dérouter ceux-là et celles-là mêmes qui l'auraient accueillie le plus favorablement si elle était restée sur le terrain de la déconstruction du genre et de l’hétérosexualité.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="14245" align="justify"><span goog_ds_charindex="14246" style="font-size:100%;">Sans vouloir trancher ces débats sur le développement et les orientations de son travail, force est de reconnaître que l'œuvre de Judith Butler a connu d'importantes inflexions : avec <i goog_ds_charindex="14431">Bodies that Matter</i>, elle opère un retour sur <i goog_ds_charindex="14478">Trouble dans le genre</i> et prend en compte les critiques qui lui ont été adressées tout en maintenant et même en radicalisant sa conception constructiviste du genre ; à la flamboyance de <i goog_ds_charindex="14665">Trouble dans le genre</i> succèdent des analyses beaucoup plus serrées, que l’on pourra dire kantiennes, visant à amender et développer les formulations initialement proposées, notamment en assurant la promotion paradoxale du concept de matière, entendue comme « processus de matérialisation qui se stabilise à travers le temps pour produire des effets de délimitation, de fixité et de surface</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="15057"><span goog_ds_charindex="15058"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote15sym" name="sdfootnote15anc" goog_ds_charindex="15059"><sup goog_ds_charindex="15060">15</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="15067" style="font-size:100%;"> » et ainsi constituer une extériorité réelle – nécessairement présupposée, bien que produite –, processus de matérialisation dont le paradigme est bien sûr la dialectique par laquelle le genre produit le sexe comme son présupposé nécessaire. Ainsi, à la question, classiquement constructiviste : « Comment le genre est-il constitué en tant qu’interprétation particulière du sexe et à travers celle-ci ? », se trouvent substituées les questions : « à travers quelles normes régulatrices le sexe est-il lui-même matérialisé ? » et « Comment peut-on expliquer que le fait de traiter la matérialité du sexe comme un donné présuppose et consolide les conditions normatives de son émergence</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="15754"><span goog_ds_charindex="15755"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote16sym" name="sdfootnote16anc" goog_ds_charindex="15756"><sup goog_ds_charindex="15757">16</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="15764" style="font-size:100%;"> ? »</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="15772" align="justify"><span goog_ds_charindex="15773" style="font-size:100%;">La plupart des travaux qui suivront se situeront dans un registre assez différent, plus soucieux du caractère problématique, tant sur le plan théorique que politique, des questions abordées, questions qui dépasseront largement le domaine strict du genre et des sexualités pour s'attacher, dans <i goog_ds_charindex="16068">Vie précaire</i></span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="16083"><span goog_ds_charindex="16084"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote17sym" name="sdfootnote17anc" goog_ds_charindex="16085"><sup goog_ds_charindex="16086">17</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="16093" style="font-size:100%;">, à une réflexion plus générale sur la possibilité du maintien et du développement d’une sphère publique critique, sur les transformations contemporaines de la gouvernementalité et de la souveraineté, et, enfin, sur la vulnérabilité, concept dont l’émergence dans l’œuvre de Judith Butler vient cristalliser, dans <i goog_ds_charindex="16408">Vie précaire</i> mais aussi dans <i goog_ds_charindex="16439">Le Pouvoir des mots</i>, ses efforts pour penser et dépasser les limites du dispositif théorique et politique mis en place dans <i goog_ds_charindex="16565">Trouble dans le genre</i>. Avec <i goog_ds_charindex="16595">Défaire le genre</i>, Judith Butler revient sur les questions posées par les politiques du genre et des sexualités, mais en adoptant maintenant cette approche plus problématique : elle s’efforce notamment dans ce livre de mettre en évidence les contradictions, indissociablement théoriques et pratiques, auxquelles sont confrontés ceux et celles qui s’efforcent de penser le genre et les politiques sexuelles ; son analyse des débats sur le mariage gay ou des tensions entre la théorie queer et l’activisme transsexuel – suscitées par la question du caractère souhaitable ou non des catégories identitaires – est de ce point de vue emblématique</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="17238"><span goog_ds_charindex="17239"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote18sym" name="sdfootnote18anc" goog_ds_charindex="17240"><sup goog_ds_charindex="17241">18</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="17248" style="font-size:100%;"><span goog_ds_charindex="17249" style="color: rgb(0, 0, 0);">.</span></span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="17255" align="justify"><span goog_ds_charindex="17256" style="font-size:100%;">Mais cette brève description du développement de l'œuvre de Judith Butler serait incomplète si n'était évoqué un changement majeur d'orientation quant à la question de l'universel intervenu après la publication de <i goog_ds_charindex="17471">Trouble dans le genre</i>, changement qui a suscité une certaine gêne en France chez des lecteurs et lectrices de Judith Butler engagé-es dans des luttes minoritaires. Comme beaucoup de ceux-ci et celles-ci, la théoricienne féministe queer ne voyait en 1990 dans l'invocation de l'universel que le masque de la domination, une stratégie de légitimation des pouvoirs. Dans ses livres ultérieurs, elle reviendra sur ce point de vue en prônant un universalisme critique et en suggérant qu'un « moment universaliste » est inévitable pour les luttes d'émancipation. Il ne s'agit certainement pas pour elle de valider le détournement et l'appropriation propagandistes de l'universel auxquels se livrent les partisans néo-conservateurs, de droite et de gauche, du républicanisme français, lesquels, confrontés aux luttes minoritaires pour l'égalité, agitent le spectre d'un communautarisme qui menacerait l'universalisme (traduisons : l'ordre hétérosexiste national). Pour Judith Butler, il s'agit au contraire, dans une perspective proche de celle d’étienne Balibar, de défendre une conception de l'universel qui ne soit ni substantielle ni fondationnaliste. Son universalisme critique pose que la politique est toujours, pour une part du moins, une entreprise de critique de l'universel institué au nom d'un universel à venir, dont le contenu concret ne peut jamais être prédéfini, qui bien plutôt se détermine au cours de l'histoire à travers le traitement des problèmes inédits auxquels sont confrontés les mouvements minoritaires, problèmes qui ne peuvent être traités par ces mouvements sans bouleverser les catégories établies de la politique. Cette perspective, combinée à sa critique de l’identité, lui permet, pour reprendre une formule d’éric Fassin, « de penser une politique minoritaire qui ne soit pas communautariste</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="19294"><span goog_ds_charindex="19295"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote19sym" name="sdfootnote19anc" goog_ds_charindex="19296"><sup goog_ds_charindex="19297">19</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="19304" style="font-size:100%;"> ». Judith Butler maintient donc l'idée que, bien qu'il soit une forme de sédimentation des luttes passées, l'universel historique (institué) a aussi pour caractéristique d'exclure de son champ tel-les ou tel-les individu-es, tels ou tels groupes, exclusion que les luttes minoritaires contribuent à révéler ; mais, pour elle, la critique de l'universel ne peut pas ne pas recourir à l'invocation de l'universel : l'universel est fondamentalement un signifiant flottant, objet d'un travail d'interprétation et de réinterprétation polémique dont les mouvements minoritaires ne peuvent faire l'économie</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="19906"><span goog_ds_charindex="19907"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote20sym" name="sdfootnote20anc" goog_ds_charindex="19908"><sup goog_ds_charindex="19909">20</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="19916" style="font-size:100%;">.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="19921" align="justify"><span goog_ds_charindex="19922" style="font-size:100%;">Signalons, pour clore ce chapitre, le « détournement » du dispositif théorique de Judith Butler réalisé récemment par Alain Touraine, avec <i goog_ds_charindex="20062">Le Monde des femmes</i></span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="20084"><span goog_ds_charindex="20085"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote21sym" name="sdfootnote21anc" goog_ds_charindex="20086"><sup goog_ds_charindex="20087">21</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="20094" style="font-size:100%;">, livre qui invoque élogieusement le nom de Judith Butler pour légitimer une critique de la sociologie de la domination de Pierre Bourdieu et des discours « victimaires » que soutiendraient généralement les féministes, et promouvoir une analyse qui semble quelque peu simplificatrice de l'état des relations entre les sexes, en affirmant que les femmes sont devenues collectivement les nouveaux sujets de l'histoire, les agents éminents d'une transformation positive de la société. Judith Butler insiste pourtant pour sa part sur sa proximité relative avec la théorie de l'habitus de Pierre Bourdieu : ce qui caractérise le corps, c’est bien, pour Judith Butler, comme chez Bourdieu, sa capacité à contracter des habitudes, capacité qui permet de le définir comme un ensemble d’habitudes sédimentées qui, pour ainsi dire, collent à la peau, même si pour elle cet ensemble de dispositions plus ou moins durables qu’est le corps n’a qu’une unité <i goog_ds_charindex="21039">fictive</i> (performative), ou encore imaginaire, qui en cela est nécessairement précaire, puisque la répétition performative des normes qui investissent et constituent le corps ouvre la possibilité de variations et de déviations. Il n’est donc pas certain que « l'interventionnisme sociologique » d'Alain Touraine et le féminisme queer de Judith Butler puissent aisément être associés, et ce d’autant plus que la lecture qu’Alain Touraine fait de l’œuvre de Judith Butler consiste surtout à reprendre l’interprétation abusive, à visée dépréciative, que certaines féministes proposent de <i goog_ds_charindex="21625">Trouble dans le genre,</i> mais en lui donnant une connotation positive, pour la retourner, au nom « des femmes », contre l'ensemble des féministes</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="21771"><span goog_ds_charindex="21772"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote22sym" name="sdfootnote22anc" goog_ds_charindex="21773"><sup goog_ds_charindex="21774">22</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="21781" style="font-size:100%;">.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="21786" align="justify"><span style="font-size:100%;"><br /></span></p> <p style="font-weight: bold;" class="western" goog_ds_charindex="21792" align="justify"><span goog_ds_charindex="21793" style="font-size:100%;">Le contexte français</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="21820" align="justify"><span goog_ds_charindex="21821" style="font-size:100%;">Mais d'autres aspects du contexte français méritent d'être mentionnés pour une bonne compréhension des conditions de la réception en France des recherches de Judith Butler, de ses effets possibles et des brouillages qui l'accompagnent. Il importe d'abord de souligner que la traduction des différents livres de Judith Butler intervient alors que la plupart des travaux de ceux et celles des auteur-es avec lesquel-les elle est en dialogue (Denise Riley, bell hooks, Judith Halberstam, Teresa de Lauretis, Donna Haraway, Seyla Benhabib, Drucilla Cornell, Rosi Braidotti, Gayatri Chakravorty Spivak et Homi Bhabha, pour ne citer que les plus connu-es d'entre eux et elles) sont encore indisponibles en France, ce qui risque de produire un fort effet de distorsion dans la perception de ses livres, rapportés en conséquence à la seule <i goog_ds_charindex="22654">French theory</i> ou au seul <i goog_ds_charindex="22681">French feminism</i> (dont il faut souligner la diversité d'inspiration et d'orientation, tout en rappelant que Judith Butler, loin d'être une représentante éminente du <i goog_ds_charindex="22847">French feminism</i>, mobilise la <i goog_ds_charindex="22878">French theory</i> pour en faire la critique). Cet effet de distorsion ne manquera pas d'être renforcé par l'indifférence de beaucoup d'intellectuel-les français-es aux problèmes de traduction : il est remarquable qu'aucune des recensions ou des critiques journalistiques publiées à l'occasion de la parution en France des livres de Judith Butler ne mentionne les nombreux problèmes que pose leur traduction. Comment notamment traduire le concept d'<i goog_ds_charindex="23324">agency </i>? Faut-il en français parler d'agir, d'agence, de capacité d'agir, de puissance d'agir ou d'agentivité ? Ne faut-il pas plutôt renoncer à traduire <i goog_ds_charindex="23480">agency</i> ? Que penser du fait que le vocabulaire théorique et politique français ne fournit pas d'équivalent évident à ce terme ? Est-ce le signe que les logiques politiques d'<i goog_ds_charindex="23656">empowerment</i> (d'« empuissancement », de maximisation de la puissance d'agir individuelle et collective) sont largement ignorées par la culture politique et militante française, cette dernière étant généralement appariée à l'État et ancrée dans des logiques institutionnelles d'expertise étatique et de victimisation ? Les questions de traduction rejoignent ici les questions politiques les plus brûlantes. L'absence remarquable en France de courants théoriques thématisant la question de l'<i goog_ds_charindex="24147">agency –</i> question centrale pour Judith Butler et beaucoup de théoricien-nes du monde anglophone –, hormis dans la mouvance formée par les amis de Deleuze et Negri et certains foucaldiens, complique la réception de l'œuvre de Judith Butler tout en la rendant d'autant plus précieuse et nécessaire.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="24448" align="justify"><span goog_ds_charindex="24449" style="font-size:100%;">Cette question n'est pas sans rapport avec un autre aspect du contexte français, tout aussi important pour la réception du travail de Judith Butler : l'« étatisation » de la politique, autrement dit – selon une interprétation plus positive que défend avec efficacité Éric Fassin dans <i goog_ds_charindex="24734">L'Inversion de la question homosexuelle</i></span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="24776"><span goog_ds_charindex="24777"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote23sym" name="sdfootnote23anc" goog_ds_charindex="24778"><sup goog_ds_charindex="24779">23</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="24786" style="font-size:100%;"> – le brouillage entre politique institutionnelle et politique de subversion qu'illustrent exemplairement les débats sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe. Il semble, à lire certains passages de <i goog_ds_charindex="24996">Défaire le genre</i>, que Judith Butler quant à elle fasse montre de plus de réserve sur ce point (comme c’était déjà le cas à propos de la parité), notamment en raison des effets de normalisation et d'exclusion que ce type de revendication est susceptible d'engendrer. De la même façon que ses réticences face à la censure des discours de haine allaient à l'encontre de l'humeur dominante dans les mouvements LGBT et féministe, cette réserve, qui se traduit par un refus de répondre simplement à l'injonction de se déclarer pour ou contre ledit mariage gay, risque de susciter une certaine incompréhension à la fois chez les partisans de l'ouverture du mariage et chez ses opposants les plus déterminés.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="25701" align="justify"><span goog_ds_charindex="25702" style="font-size:100%;">Un autre débat, de plus en plus central sur la scène idéologique française, au point de parasiter tous les autres, conditionne de façon décisive la réception de l'œuvre de Judith Butler en France : l'émergence de la question postcoloniale et de celle, connexe, de la traduction culturelle, qui viennent croiser et troubler, autrement dit compliquer, d'autres problèmes, entraînant en conséquence la formulation de nouvelles questions féministes. Les successives affaires du foulard ont bien sûr servi de catalyseur en la matière. Ces questions inédites, auxquelles n'étaient pas préparées la plupart des féministes « historiques » françaises – parce que leur cadre de pensée, défini dans les années soixante-dix, à un moment où ces questions ne se posaient pas dans les mêmes termes et avec la même acuité, n'offre pas les outils nécessaires à leur élaboration –, entraînent une recomposition des alliances – et des amitiés – passées : Christine Delphy et Anne Zelensky se retrouvent ainsi de part et d'autre de la ligne de fracture qui partage les unes et les autres. Judith Butler – qui bénéficie d'une familiarité certaine avec les discussions qui se sont déroulées dans le monde anglophone autour des <i goog_ds_charindex="26908">postcolonial studies </i>depuis près de trente ans – aborde ces problèmes du point de vue de sa réflexion sur l'<i goog_ds_charindex="27018">agency</i> et la traduction culturelle, étayée par un universalisme critique, dans un esprit pragmatique informé par un souci de contextualisation tout à fait hétérogène à l'invocation abstraite et anhistorique de la loi de 1905, mâtinée d'islamophobie, à laquelle se sont livrées les « laïcardes » qui ont milité pour l'interdiction du port du hijab à l'école. Comme il était prévisible, on ne manqua pas de dénoncer, avec beaucoup de mauvaise foi, l'alliance entre ledit « islamogauchisme » et la théorie queer prétendument antiféministe. S'il existe des convergences entre celles et ceux qui s'attachent à défaire le passé/présent colonial de la France et celles et ceux qui travaillent à défaire le genre, le sens et les termes de ces convergences sont évidemment tout autres et s'expliquent notamment par le fait qu'hétérosexisme et racisme d'essence coloniale sont historiquement intimement noués, ce que rappelle Judith Butler quand elle suggère, dans <i goog_ds_charindex="27975">Défaire le genre,</i> que le déchaînement auquel ont donné lieu les débats sur le pacs et l'ouverture du mariage aux couples de même sexe et les fortes crispations xénophobes suscitées par la fin du modèle républicain de normalisation nationale sont liés, notamment par une même fixation sur la question de la filiation.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="28296" align="justify"><span style="font-size:100%;"><br /></span></p> <p style="font-weight: bold;" class="western" goog_ds_charindex="28302" align="justify"><span goog_ds_charindex="28303" style="font-size:100%;">Pour un féminisme de la subversion</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="28344" align="justify"><span goog_ds_charindex="28345" style="font-size:100%;">On constatera d'ailleurs d'autres convergences, des convergences pratiques, plus inattendues, entre Judith Butler et des féministes qui, comme Christine Delphy, se situent dans un espace théorique à maints égards opposés. Parmi les grandes figures du féminisme français, Christine Delphy, dont la sensibilité politique a été profondément marquée par sa « rencontre » dans les années soixante avec le mouvement pour les droits civiques des Noirs américains, est en effet l'une des rares à tenir ferme aujourd'hui sur la logique fondamentale de l'<i goog_ds_charindex="28891">empowerment</i> et du refus de la victimisation, qui pose que l'émancipation des femmes ne peut être que l'œuvre des femmes elles-mêmes, qu'elle ne peut leur être imposée de l'extérieur, fussent-elles prostituées ou musulmanes, et que le point de départ de toute politique féministe est la parole des femmes et la maximisation des possibilités concrètes qui s'offrent à elles, dans la perspective d'une égale liberté de tous et toutes. C'est la fidélité à ce principe – lequel, on en conviendra, ne permet pas de résoudre a priori les contradictions pratiques que rencontrent les féministes, mais qui du moins constitue un utile principe régulateur – qui lui a permis, malgré de fortes réticences et la perspective abolitionniste qui est la sienne, d'engager un dialogue critique avec l'association féministe Femmes publiques, dont les membres militent pour la reconnaissance des droits des personnes prostituées et contre la stigmatisation dont elles font l'objet. C'est aussi au nom de ce principe fondateur du féminisme que Christine Delphy s'est opposée à l'exclusion des jeunes femmes voilées des établissements d'enseignement secondaire, qu'elle a développé une pratique de la traduction culturelle qui lui a permis de ne pas tomber dans les pièges d'un féminisme ethnocentré (l'idée qu'il puisse exister par exemple un féminisme noir ou, plus encore, un féminisme musulman est loin d'être évidente pour des esprits formés à l'école du républicanisme français, rétifs aux logiques politiques minoritaires) et que, face aux accusations de communautarisme, elle a mis en avant la perspective d'un universalisme critique ancré dans les luttes minoritaires pour l'égalité. Or, sur tous ces points fondamentaux, qui distinguent Christine Delphy de nombre d'autres féministes françaises, la proximité avec Judith Butler est flagrante. On rappellera de plus que sur un plan plus théorique existent aussi des convergences : Christine Delphy, peu de temps après la parution de <i goog_ds_charindex="30863">Gender Trouble</i> aux états-Unis, dans un article intitulé « Penser le genre », reproduit dans <i goog_ds_charindex="30957">L'Ennemi principal</i></span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="30978"><span goog_ds_charindex="30979"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote24sym" name="sdfootnote24anc" goog_ds_charindex="30980"><sup goog_ds_charindex="30981">24</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="30988" style="font-size:100%;">, a elle aussi avancé l'idée selon laquelle la différence des sexes n'est pas le substrat matériel du genre, mais que la différence des sexes présuppose bien plutôt, en un sens, le genre, qu'elle n'est pas un donné qui le précède, que nous ne pouvons pas avoir accès au fondement naturel sur lequel le genre serait produit, mais qu'au contraire la différence des sexes est toujours déjà informée par le genre et que leur distinction est donc problématique, thèse qui constitue le centre de <i goog_ds_charindex="31479">Bodies that Matter</i>, dans lequel Judith Butler, nous l’avons vu, répond à la question de savoir ce qu'il en est de la matérialité du corps. Sans doute les arguments utilisés de part et d'autre ne sont pas les mêmes, et certes les conséquences tirées de cette thèse par l'une et l'autre ne sont pas identiques, mais, dans un cas comme dans l'autre, nous avons affaire à un « hyper-constructivisme » qui met à mal les essentialismes et les anthropologies de la différence sexuelle, sans cependant impliquer que « tout est langage ».</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="32013" align="justify"><span goog_ds_charindex="32014" style="font-size:100%;">Où donc se situent les divergences entre « féminisme matérialiste » et « féminisme queer » ? Et comment expliquer le rejet, généralement sans discussion véritable, du second par les promotrices du premier ? Quel est l'enjeu de cette bataille théorique et politique ? L'introduction de l'œuvre de Judith Butler en France intervient alors que le mouvement féministe s’est transformé en une mouvance – retranchée pour l’essentiel au sein de l’Université – aux limites incertaines et traversée de contradictions et d'oppositions qui ne se sont pas sédimentées en positions clairement définies autour de personnalités et de discours bien repérables. Le seul modèle constitué disponible reste celui élaboré dans les années soixante-dix et quatre-vingt, et que synthétisent les concepts de patriarcat (Christine Delphy) ou de sexage (Colette Guillaumin</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="32861"><span goog_ds_charindex="32862"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote25sym" name="sdfootnote25anc" goog_ds_charindex="32863"><sup goog_ds_charindex="32864">25</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="32871" style="font-size:100%;">). L'enjeu que représente la traduction des essais de Judith Butler est précisément l'émergence d'une théorie concurrente légitime, portée par une personnalité reconnue, et consignée dans un corpus de textes accessibles à tou-tes. Mais il ne s'agit pas bien sûr d'une pure lutte pour la reconnaissance, le pouvoir et la prééminence au sein du champ féministe, même si cette dimension n'est assurément pas négligeable. Des divergences théoriques et politiques bien réelles, lourdes de conséquences pour l'avenir du féminisme, expliquent l'anathème que les unes prononcent contre les autres.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="33464" align="justify"><span goog_ds_charindex="33465" style="font-size:100%;">Christine Delphy, dont la contribution politique et théorique est aujourd'hui encore l'une des plus déterminantes pour le mouvement féministe, insiste sur le caractère structurel et massif du sexisme ; Judith Butler insiste quant à elle sur ses ratés et ses échecs nécessaires. Ces deux perspectives induisent et reposent sur des logiques politiques différentes, voire opposées. Christine Delphy semble mue par le souci de rendre visible l'étendue et l'intensité de la domination, et c'est dans cette mise à jour qu'elle pense pouvoir puiser, et puise sans doute effectivement, sa puissance d'agir politique : une telle approche peut en effet jouer le rôle d'une représentation encapacitante, et il est certes possible de trouver, comme l'ange de l'histoire selon Walter Benjamin</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="34246"><span goog_ds_charindex="34247"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote26sym" name="sdfootnote26anc" goog_ds_charindex="34248"><sup goog_ds_charindex="34249">26</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="34256" style="font-size:100%;">, une certaine puissance d'agir politique dans la révélation de l'étendue et de l'intensité de la domination. Du point de vue de Judith Butler, il ne s'agit certainement pas de nier l'existence de la domination masculine et de l'hétérosexisme (hiérarchies de genre et violence hétérosexiste constituent la toile de fond de toute son œuvre), mais une perspective comme celle de Christine Delphy a, semble-t-il, le défaut majeur à ses yeux de présenter les relations de domination comme des relations saturées, sans failles, sans ambiguïté et sans réversibilité, et ainsi d'ôter en théorie, mais aussi peut-être dans une certaine mesure en pratique, leur puissance d'agir aux individues, ce qui de plus suppose ou entraîne tendanciellement la réduction de la sexualité au genre, puisque la première ne peut apparaître dans ce cadre que comme un violent rappel à l'ordre du second, alors que, pour Judith Butler, il convient au contraire de penser leur articulation complexe</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="35229"><span goog_ds_charindex="35230"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote27sym" name="sdfootnote27anc" goog_ds_charindex="35231"><sup goog_ds_charindex="35232">27</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="35239" style="font-size:100%;">. Remarquons à ce propos que si Christine Delphy s'est surtout attachée à l'analyse de la dimension économique du patriarcat, ce n'est peut-être pas tant qu'une enquête sur la sexualité devait prolonger un programme de recherche dans lequel il fallait bien s'engager à partir d'un point de départ nécessairement circonscrit, mais qu'une thèse sur la relation entre les rapports sociaux de genre et la sexualité se situe au principe des travaux de l'auteure de <i goog_ds_charindex="35700">L'Ennemi principal. </i>Cette thèse se résume à l'affirmation, développée avec obstination par Andrea Dworkin</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="35808"><span goog_ds_charindex="35809"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote28sym" name="sdfootnote28anc" goog_ds_charindex="35810"><sup goog_ds_charindex="35811">28</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="35818" style="font-size:100%;"> et Catharine A. McKinnon</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="35845"><span goog_ds_charindex="35846"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote29sym" name="sdfootnote29anc" goog_ds_charindex="35847"><sup goog_ds_charindex="35848">29</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="35855" style="font-size:100%;">, selon laquelle, dans une société patriarcale, la sexualité hétérosexuelle n'est et ne peut être qu'un violent rappel à l'ordre, qui institue et réinstitue, de manière absolument contraignante, la subordination des femmes. On trouvera dans <i goog_ds_charindex="36097">Le Pouvoir des mots</i> une critique précise et vigoureuse des présupposés de cette affirmation. Ce sont d’ailleurs peut-être moins, prises isolément, les vues de Judith Butler sur la performativité du genre que ses vues sur le pouvoir et l’articulation entre genre et sexualité qui provoquent l’ire de certain-es de ses détracteurs et de ses détractrices. Quoi qu’il en soit, il est vrai que si Christine Delphy défend en pratique une logique d'<i goog_ds_charindex="36541">empowerment</i>, ses recherches ne permettent que difficilement de penser la possibilité de l'<i goog_ds_charindex="36633">agency</i>. Sa description du monde social nous semble en effet ne pas permettre de comprendre comment la structure sociale produit les sujets sociaux et comment ces derniers reproduisent la première ; et surtout, elle nous paraît empêcher de penser dans une perspective matérialiste l'émergence au sein du mécanisme de la production et de la reproduction sociale d'une puissance d'agir susceptible de le faire dévier et d'ouvrir la perspective d'une transformation. De ce point de vue, tout comme chez Bourdieu, la possibilité de la résistance aux processus de production et de reproduction de la domination masculine (ou du patriarcat) et leur subversion ne peut apparaître chez Christine Delphy que comme un « miracle » sociologique.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="37370" align="justify"><span goog_ds_charindex="37371" style="font-size:100%;">C'est précisément cette impasse, nous semble-t-il, que cherche à éviter Judith Butler. Elle demande ainsi dans <i goog_ds_charindex="37483">Trouble dans le genre</i> (p. 70) : « Si le genre est construit, pourrait-il être construit autrement, ou son caractère construit implique-t-il une forme de déterminisme social qui exclut la capacité d'agir et la possibilité de toute transformation? » ; et dans <i goog_ds_charindex="37743">Bodies that Matter</i> (Introduction, p. x): « Comment peut-on dériver la puissance d'agir d'une conception du genre qui fait de lui l'effet d'une contrainte productive ? » Ailleurs, dans un autre lexique, elle se demandera comment de notre vulnérabilité et de notre interdépendance fondamentales et irréductibles peut surgir quelque chose comme une puissance d'agir transformatrice. La réponse qu'elle apporte à cette question, dans des analyses qui font écho à Jacques Derrida et aux écrits de Luce Irigaray et Homi Bhabha sur l’imitation et l’ambivalence</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="38299"><span goog_ds_charindex="38300"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote30sym" name="sdfootnote30anc" goog_ds_charindex="38301"><sup goog_ds_charindex="38302">30</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="38309" style="font-size:100%;">, est maintenant bien connue : les structures sociales ne sont pas des monolithes qui subsisteraient comme par magie, les normes ne se soutiennent pas d'elles-mêmes ; les identités de genre et les normes sous-jacentes doivent être constamment répétées, recitées, rejouées ou encore performées dans une sorte de rituel obsessionnel tragi-comique. C'est cette répétition nécessaire au maintien et à la reproduction de la structure qui ouvre selon Judith Butler la possibilité de ses inévitables ratés, de son déraillement, et qui constitue la condition de possibilité d'une politique du performatif et de la resignification ancrée dans une politique de la subversion visant à dégager les possibilités concrètes de la production de formes de vie plus désirables, politique de la subversion dont les mouvements féministe et LGBT ont pu offrir d'exemplaires témoignages.</span> </p> <p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="39178" align="justify"><span goog_ds_charindex="39179" style="font-size:100%;">Le féminisme de la subversion qu'esquisse ainsi Judith Butler se distingue de la politique de la « dénonciation » que semble impliquer les théories du patriarcat ; il paraîtra à certain-es ouvrir des perspectives moins radicales puisqu'il substitue à la perspective d'une abolition du genre celle d'un monde dans lequel le genre serait non pas nécessairement « aboli », mais du moins « défait », dans lequel les normes du genre joueraient autrement, tout autrement. On pourra cependant se demander si ces deux perspectives sont si différentes. Quoi qu'il en soit, n'est-il pas temps de prendre la mesure de l'entreprise critique de Judith Butler et d'en entamer l'évaluation rigoureuse par la mise en évidence de ses potentialités critiques et politiques, mais aussi de ses limites et de ses points aveugles ? Le travail de Judith Butler, par l’accent mis sur la question de l’<i goog_ds_charindex="40057">agency</i>, par ses vues sur la performativité du genre, par la conception du pouvoir et des processus de subjectivation/normalisation qui est la sienne et enfin par son souci de problématiser le rapport de la politique à l’état et de penser les liens complexes entre normes, lois et institutions, devrait ainsi contribuer de manière féconde à relancer et reformuler, sans bien sûr prétendre les inaugurer, les discussions qui traversent le féminisme français depuis longtemps déjà, mais de manière peut-être trop étouffée. Il n’est pas question ici de rêver à l'établissement d'un consensus tout à fait utopique (bien que l'idée d'un féminisme matérialiste queer n'ait rien d'absurde), mais plutôt de suggérer qu’un vrai débat autour, entre autres, des livres de Judith Butler transformerait positivement le champ féministe, au bénéfice de toutes ses membres, et augmenterait, au-delà de leurs divergences, la puissance d'agir collective des féministes</span><span style="font-size:100%;"><sup goog_ds_charindex="41009"><span goog_ds_charindex="41010"><a class="sdfootnoteanc" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote31sym" name="sdfootnote31anc" goog_ds_charindex="41011"><sup goog_ds_charindex="41012">31</sup></a></span></sup></span><span goog_ds_charindex="41019" style="font-size:100%;">.</span></p><p class="western" style="text-indent: 0.1in;" goog_ds_charindex="39178" align="justify"><span goog_ds_charindex="41019" style="font-size:100%;"><br /></span> </p> <div goog_ds_charindex="41024"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="41025" align="justify"><span goog_ds_charindex="41026" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote1anc" name="sdfootnote1sym" goog_ds_charindex="41027">1</a><span goog_ds_charindex="41030">* Jérôme Vidal est traducteur et co-responsable des Éditions Amsterdam (www.editionsamsterdam.fr).</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="41134"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="41135" align="justify"><span goog_ds_charindex="41136" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote2anc" name="sdfootnote2sym" goog_ds_charindex="41137">2</a><span goog_ds_charindex="41140"> Leo Scheer, 2002, traduction de Brice Matthieussent.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="41199"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="41200" align="justify"><span goog_ds_charindex="41201" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote3anc" name="sdfootnote3sym" goog_ds_charindex="41202">3</a><span goog_ds_charindex="41205"> EPEL, 2003, traduction de Guy Le Gaufey.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="41252"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="41253" align="justify"><span goog_ds_charindex="41254" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote4anc" name="sdfootnote4sym" goog_ds_charindex="41255">4</a><span goog_ds_charindex="41258"> Éditions Amsterdam, 2004, traduction de Charlotte Nordmann.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="41324"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="41325" align="justify"><span goog_ds_charindex="41326" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote5anc" name="sdfootnote5sym" goog_ds_charindex="41327">5</a><span goog_ds_charindex="41330"> Fayard, 1999.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="41350"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="41351" align="justify"><span goog_ds_charindex="41352" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote6anc" name="sdfootnote6sym" goog_ds_charindex="41353">6</a><span goog_ds_charindex="41356"> <i goog_ds_charindex="41358">Manifeste contra-sexuel</i>, Balland, 2000.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="41404"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="41405" align="justify"><span goog_ds_charindex="41406" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote7anc" name="sdfootnote7sym" goog_ds_charindex="41407">7</a><span goog_ds_charindex="41410"> <i goog_ds_charindex="41412">Queer</i> <i goog_ds_charindex="41420">Zones, Politique des identités sexuelles et des savoirs</i>, Editions Amsterdam, 2006 (1<sup goog_ds_charindex="41506">ère</sup> édition : Balland, 2001).</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="41542"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="41543" align="justify"><span goog_ds_charindex="41544" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote8anc" name="sdfootnote8sym" goog_ds_charindex="41545">8</a><span goog_ds_charindex="41548"> Routledge, 1993.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="41571"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="41572" align="justify"><span goog_ds_charindex="41573" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote9anc" name="sdfootnote9sym" goog_ds_charindex="41574">9</a><span goog_ds_charindex="41577"> Entretien publié dans le dossier consacré à la théorie queer par <i goog_ds_charindex="41644">Les Lettres françaises</i> en août 2004.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="41687"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="41688" align="justify"><span goog_ds_charindex="41689" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote10anc" name="sdfootnote10sym" goog_ds_charindex="41690">10</a><span goog_ds_charindex="41694"> Dans un compte-rendu du <i goog_ds_charindex="41720">Pouvoir des mots</i> publié dans <i goog_ds_charindex="41751">Mouvements</i> (novembre-décembre 2004).</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="41794"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="41795" align="justify"><span goog_ds_charindex="41796" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote11anc" name="sdfootnote11sym" goog_ds_charindex="41797">11</a><span goog_ds_charindex="41801"> Lors d'une intervention prononcée en Sorbonne dans le cadre d'une rencontre publique organisée au printemps 2005.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="41921"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="41922" align="justify"><span goog_ds_charindex="41923" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote12anc" name="sdfootnote12sym" goog_ds_charindex="41924">12</a><span goog_ds_charindex="41928"> Dans un compte-rendu de <i goog_ds_charindex="41954">La Vie psychique du pouvoir</i> publié dans <i goog_ds_charindex="41996">Mouvements</i> (novembre-décembre 2004). Sur ce livre et sur <i goog_ds_charindex="42055">Le Pouvoir des mots</i>, on lira les recensions proposées par Pierre Macherey sur son site.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="42149"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="42150" align="justify"><span goog_ds_charindex="42151" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote13anc" name="sdfootnote13sym" goog_ds_charindex="42152">13</a><span goog_ds_charindex="42156"> Aubier, 2005.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="42176"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="42177" align="justify"><span goog_ds_charindex="42178" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote14anc" name="sdfootnote14sym" goog_ds_charindex="42179">14</a><span goog_ds_charindex="42183"> Éditions Amsterdam, 2005, traduction de Jérôme Vidal et de Christine Vivier.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="42266"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="42267"><span goog_ds_charindex="42268" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote15anc" name="sdfootnote15sym" goog_ds_charindex="42269">15</a><span goog_ds_charindex="42273" lang="en-GB"><span goog_ds_charindex="42274"> <i goog_ds_charindex="42276">Bodies that Matter</i>, p. 9.</span></span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="42309"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="42310"><span goog_ds_charindex="42311" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote16anc" name="sdfootnote16sym" goog_ds_charindex="42312">16</a><span goog_ds_charindex="42316"><span goog_ds_charindex="42317" lang="en-GB"> <i goog_ds_charindex="42319">Bodies that Matter</i>, p. 10. </span>L’intérêt de Judith Butler pour le corps (sa matérialité, sa malléabilité, sa vulnérabilité) la distingue sans doute de beaucoup de chercheuses féministes françaises qui portent plutôt ou d’abord leur attention sur les rapports sociaux.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="42590"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="42591" align="justify"><span goog_ds_charindex="42592" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote17anc" name="sdfootnote17sym" goog_ds_charindex="42593">17</a><span goog_ds_charindex="42597"> Éditions Amsterdam, 2005, traduction de Jérôme Rosanvallon et de Jérôme Vidal.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="42682"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="42683" align="justify"><span goog_ds_charindex="42684" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote18anc" name="sdfootnote18sym" goog_ds_charindex="42685">18</a><span goog_ds_charindex="42689"> Pour une présentation et une interprétation rétrospective de la trajectoire de Judith Butler, on lira les entretiens réunis dans <i goog_ds_charindex="42820">Humain, inhumain</i>, en particulier « Le genre comme performance » et « Changer de sujet ». On consultera aussi avec profit l'introduction didactique aux thèses de Judith Butler qu'éric Fassin a donnée en guise de préface à <i goog_ds_charindex="43043">Trouble dans le genre</i>, ainsi que la présentation qu’en propose Stéphane Haber dans un chapitre de <i goog_ds_charindex="43143">Critique de l’antinaturalisme : études sur Foucault, Butler, Habermas</i> (PUF, 2006). Enfin, une première approche du travail de l'auteure de <i goog_ds_charindex="43284">Trouble dans le genre</i> pourra se faire à travers la lecture de trois entretiens, publiés respectivement dans <i goog_ds_charindex="43394">Vacarme</i> (n° 22, hiver 2003, propos recueillis par Eric Fassin et Michel Feher), <i goog_ds_charindex="43476">Mouvements</i> (n° 29, automne 2003, propos recueillis par Irène Jami) et</span><span goog_ds_charindex="43548"> <i goog_ds_charindex="43550">Travail, Genre et Sociétés</i> (n° 1, avril 2006, propos recueillis par Tania Angeloff, Delphine Gardey et Laura Lee Downs).</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="43677"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="43678" align="justify"><span goog_ds_charindex="43679" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote19anc" name="sdfootnote19sym" goog_ds_charindex="43680">19</a><span goog_ds_charindex="43684"> Éric Fassin, « Ouverture de la journée Lectures de Butler organisée à l’ENS le 26 mai 2005 ».</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="43784"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="43785" align="justify"><span goog_ds_charindex="43786" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote20anc" name="sdfootnote20sym" goog_ds_charindex="43787">20</a><span goog_ds_charindex="43791"> Sur la question de l’universel, Judith Butler a publié en collaboration avec Ernesto Laclau et Slavoj Žižek : </span><span goog_ds_charindex="43904"><i goog_ds_charindex="43905">Contingency, Hegemony, Universality: Contemporary Dialogues on the Left</i> (Verso, 2000)</span><span goog_ds_charindex="43993">.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="44000"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="44001" align="justify"><span goog_ds_charindex="44002" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote21anc" name="sdfootnote21sym" goog_ds_charindex="44003">21</a><span goog_ds_charindex="44007"> Fayard, 2006.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="44027"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="44028" align="justify"><span goog_ds_charindex="44029" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote22anc" name="sdfootnote22sym" goog_ds_charindex="44030">22</a><span goog_ds_charindex="44034"> De Judith Butler, sur la sociologie de Pierre Bourdieu, on pourra lire les analyses développées dans <i goog_ds_charindex="44137">Le Pouvoir des mots</i>. L’enjeu des débats en cours autour de l’œuvre de Judith Butler est précisément celui d’une sortie du carcan des théories de la domination ; autrement dit, la question qui se pose de nouveau aujourd’hui est celle de savoir si peut émerger en France un féminisme « (post-)foucaldien » qui proposerait sur le pouvoir et les rapports de domination une autre perspective que celle que Bourdieu et nombre de ses critiques féministes ont en partage, sans pour autant négliger leurs apports et nier la part de « vérité » de l'approche qui est la leur.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="44708"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="44709" align="justify"><span goog_ds_charindex="44710" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote23anc" name="sdfootnote23sym" goog_ds_charindex="44711">23</a><span goog_ds_charindex="44715"> Éditions Amsterdam, 2005.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="44747"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="44748" align="justify"><span goog_ds_charindex="44749" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote24anc" name="sdfootnote24sym" goog_ds_charindex="44750">24</a><span goog_ds_charindex="44754"> Tome II, Syllepse, 2001.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="44785"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="44786" align="justify"><span goog_ds_charindex="44787" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote25anc" name="sdfootnote25sym" goog_ds_charindex="44788">25</a><span goog_ds_charindex="44792"> <i goog_ds_charindex="44794">Sexe, race et pratique du pouvoir</i>, Côté-femmes, 1992.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="44854"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="44855" align="justify"><span goog_ds_charindex="44856" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote26anc" name="sdfootnote26sym" goog_ds_charindex="44857">26</a><span goog_ds_charindex="44861"> « Le concept d'Histoire », IX, in <i goog_ds_charindex="44897">Œuvres</i> III, traduction de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Gallimard, 2000.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="45001"> <p goog_ds_charindex="45002" align="justify"><span goog_ds_charindex="45003" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote27anc" name="sdfootnote27sym" goog_ds_charindex="45004">27</a><span goog_ds_charindex="45008"> Sur ces questions, on pourra notamment lire la contribution d'étienne Balibar au dossier que la revue <i goog_ds_charindex="45112">Travail, Genre et Sociétés</i> (2000, n° 4) a consacré à l'œuvre de Christine Delphy. étienne Balibar présente dans cet article les analyses de Françoise Duroux comme une possible alternative à celles de Judith Butler.</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="45333"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="45334" align="justify"><span goog_ds_charindex="45335" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote28anc" name="sdfootnote28sym" goog_ds_charindex="45336">28</a><span goog_ds_charindex="45340" lang="en-GB"><span goog_ds_charindex="45341"> <i goog_ds_charindex="45343">Intercourse</i>, Free Press, 1987.</span></span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="45381"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="45382" align="justify"><span goog_ds_charindex="45383" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote29anc" name="sdfootnote29sym" goog_ds_charindex="45384">29</a><span goog_ds_charindex="45388" lang="en-GB"><span goog_ds_charindex="45389"> <i goog_ds_charindex="45391">Only Words</i>, Harvard University Press, 1993.</span></span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="45442"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="45443" align="justify"><span goog_ds_charindex="45444" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote30anc" name="sdfootnote30sym" goog_ds_charindex="45445">30</a><span goog_ds_charindex="45449"> Luce Irigaray, <i goog_ds_charindex="45466">Ce sexe qui n’en est pas un</i> (Minuit, 1977) et Homi Bhabha <i goog_ds_charindex="45526">The Location of Culture</i> (Routledge, 1994).</span></span> </p></div> <div goog_ds_charindex="45575"> <p style="margin-left: 0.2in; text-indent: -0.2in;" goog_ds_charindex="45576" align="justify"><span goog_ds_charindex="45577" style="font-size:85%;"><a class="sdfootnotesym" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=3232951167188430711#sdfootnote31anc" name="sdfootnote31sym" goog_ds_charindex="45578">31</a><span goog_ds_charindex="45582"> On trouvera dans <i goog_ds_charindex="45601">Feminist Contentions, A Philosophical Exchange</i> de Seyla Benhabib, Judith Butler, Drucilla Cornell et Nancy Fraser (New York, Routledge, 1995) un bon exemple de ce que pourrait être un débat informé et exigeant autour des questions que pose le travail de Judith Butler.</span></span> </p></div>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-82983282697658870742007-07-23T02:52:00.000+02:002007-07-23T14:59:46.551+02:00Une provocation (Le Pouvoir des mots de Judith Butler)<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/Butler.gif"><img style="margin: 0pt 0pt 10px 10px; float: right; cursor: pointer; width: 198px; height: 268px;" src="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/Butler.gif" alt="" border="0" /></a><br /><div style="text-align: justify;">En collaboration avec Charlotte Nordmann<br />Avant-propos des traducteurs in Judith Butler <span style="font-style: italic;">Le Pouvoir des mots, Politique du performatif</span>, Editions Amsterdam, Paris, 2004, trad. de Charlotte Nordmann, avec la collaboration de Jérôme Vidal.<br /><br /><br />Comment traduire Judith Butler ? Comment rejouer sa « provocation » (excitable speech) en français ? Comment traduire sa langue étrangement familière ? Et d'abord quelle est cette pulsion, cette incitation (excitable speech, encore) qui nous a poussés, contraints, à traduire ce livre ?<br /><br />Au commencement (imaginaire ?), il y a ce besoin d'air frais, ce besoin de dépaysement, au moment où ici, en France, nous apercevons peut-être la sortie du tunnel dans lequel nous sommes entrés à l'aube des années quatre-vingt, à l'heure de tous les reniements, à l'heure, peut-être aussi, où certaines de nos illusions habilitantes [enabling] avaient épuisé leur puissance d'agir [agency]. Il ne faut pas cesser de vouloir – autrement dit d'exiger de nous-mêmes – la fin de ce grand backlash théorique et politique, de la réaction conservatrice dont la France a été le théâtre ces dernières années. L'œuvre de Judith Butler est assurément une des ressources que nous pouvons mobiliser à cette fin. Sa rigueur, son énergie, sa vulnérabilité aussi, nous devons nous les approprier, nous devons les déplacer, les rejouer ici, sur une nouvelle scène, dans un autre contexte, en France.<br /><br />Mais le contexte français est-il si différent ? Les mots du pouvoir brulent, les mots du pouvoir tuent, ici comme aux États-Unis. Les discours racistes, sexistes et homophobes ne sont pas, ici comme aux États-Unis, sans effets. Qui a tenu la comptabilité morbide de tous les Rodney King que des policiers ont jugé bon d'abattre, de battre à mort, ici, en France, parce qu'ils avaient le tort de circuler dans une voiture volée, parce qu'ils avaient le tort de se trouver, menottés, dans un commissariat, aux mains de policiers racistes, après une interpellation musclée ? Qui dira le nombre de femmes humiliées, battues, violées ? Combien de pédés et de gouines ont été insultés parce qu'ils osaient marcher main dans la main, parce qu'ils osaient s'embrasser dans la rue ? Combien ont été injuriés, brutalisés, brulés vifs ? Nous avons traduit Excitable Speech, nous avons écrit Le pouvoir des mots, parce que Sébastien Nouchet a été brulé vif 1, parce que Mourad Belmokhtar a été assassiné par des gendarmes 2. Parce que nous ne voulons pas haïr leurs agresseurs. Parce que nous voulons transformer notre indignation et notre douleur en puissance d'agir. Cela, nulle « loi Gayssot », nulle pénalisation des propos homophobes, racistes ou sexistes, ne pourra le faire pour nous. <script><!-- D(["mb","\u003cbr\>\u003cbr\>*\u003cbr\>\u003cbr\>Le pouvoir des mots est une intervention théorique, polémique, politique. Mais c'est aussi un récit, le récit le plus intime qui puisse être, celui de notre venue à l'être dans le langage. De te fabula narratur. Nous sommes ce que nous sommes parce que nous avons été constitués comme sujets dans le langage et par le langage. Nous n'avions rien demandé. D'ailleurs, « nous » n'étions pas avant cette scène primitive, celle de notre interpellation par l'Autre dans le langage. Une vieille histoire. Répétée, continuée, recommencée pour chacun d'entre nous, à tout moment de nos vies. Nous avons été nommés, désignés, identifiés, dès avant notre naissance – et très vite aussi, nous avons été insultés, injuriés, blessés par des mots. Que faire ? Comment faire avec les mots que nous n'avons pas choisis, qui nous constituent et dont nous usons, les mots dont on use pour s'adresser à nous, les mots qui parfois, souvent, nous heurtent ? C'est à cette question que Judith Butler s'efforce d'apporter des éléments de réponse.\n\u003cbr\>Il faut résister, affirme-t-elle avec vigueur, à la tentation d'instaurer une police du langage, de confier à l'état le soin de policer le langage, de définir les limites du dicible et de l'indicible. Là où certains voudraient recourir à la censure d'état, pour conjurer le pouvoir des mots, pour neutraliser leur violence, Judith Butler affirme une foi inébranlable dans le pouvoir des mots, dans notre pouvoir de détourner la force et la violence des mots du pouvoir, de les retourner pour maximiser notre puissance d'agir. Au travers de l'analyse de cas concrets, elle s'efforce d'établir l'ambivalence de la violence verbale, du hate speech, des discours homophobes, sexistes ou racistes : s'ils peuvent briser les personnes auxquelles ils sont adressés, ils peuvent aussi être retournés et ouvrir l'espace d'une lutte politique et d'une subversion des identités assignées.\n\u003cbr\>L'histoire des discours, l'histoire des actes de discours est nécessairement ouverte. Toute entreprise de clôture de cette histoire est vouée à l'échec. Il n'est pas, il ne peut y avoir de « maitres » du langage, de « législateurs » suprêmes de la langue. Nous ne sommes pas souverains. L'état n'est pas, n'est plus souverain. Le pouvoir est diffus. Le pouvoir des mots nous échappe : les mots ont un passé et un avenir qui défient tout effort pour les saisir, les figer irrémédiablement. Nous sommes voués à la répétition ; mais si la nature même du langage interdit d'imaginer sa clôture, nous sommes responsables de sa répétition. Sa répétition n'est pas nécessairement la répétition du même. Nous pouvons introduire dans le discours un clinamen, une déviation ; nous pouvons faire dévier la trajectoire injurieuse des mots : l'histoire de la subversion de mots comme « gay » ou « queer » en témoigne.\n",1] ); //--></script><br /><br /><div style="text-align: center;">*<br /></div><br />Le pouvoir des mots est une intervention théorique, polémique, politique. Mais c'est aussi un récit, le récit le plus intime qui puisse être, celui de notre venue à l'être dans le langage. De te fabula narratur. Nous sommes ce que nous sommes parce que nous avons été constitués comme sujets dans le langage et par le langage. Nous n'avions rien demandé. D'ailleurs, « nous » n'étions pas avant cette scène primitive, celle de notre interpellation par l'Autre dans le langage. Une vieille histoire. Répétée, continuée, recommencée pour chacun d'entre nous, à tout moment de nos vies. Nous avons été nommés, désignés, identifiés, dès avant notre naissance – et très vite aussi, nous avons été insultés, injuriés, blessés par des mots. Que faire ? Comment faire avec les mots que nous n'avons pas choisis, qui nous constituent et dont nous usons, les mots dont on use pour s'adresser à nous, les mots qui parfois, souvent, nous heurtent ? C'est à cette question que Judith Butler s'efforce d'apporter des éléments de réponse.<br /><br />Il faut résister, affirme-t-elle avec vigueur, à la tentation d'instaurer une police du langage, de confier à l'état le soin de policer le langage, de définir les limites du dicible et de l'indicible. Là où certains voudraient recourir à la censure d'état, pour conjurer le pouvoir des mots, pour neutraliser leur violence, Judith Butler affirme une foi inébranlable dans le pouvoir des mots, dans notre pouvoir de détourner la force et la violence des mots du pouvoir, de les retourner pour maximiser notre puissance d'agir. Au travers de l'analyse de cas concrets, elle s'efforce d'établir l'ambivalence de la violence verbale, du hate speech, des discours homophobes, sexistes ou racistes : s'ils peuvent briser les personnes auxquelles ils sont adressés, ils peuvent aussi être retournés et ouvrir l'espace d'une lutte politique et d'une subversion des identités assignées.<br /><br />L'histoire des discours, l'histoire des actes de discours est nécessairement ouverte. Toute entreprise de clôture de cette histoire est vouée à l'échec. Il n'est pas, il ne peut y avoir de « maitres » du langage, de « législateurs » suprêmes de la langue. Nous ne sommes pas souverains. L'état n'est pas, n'est plus souverain. Le pouvoir est diffus. Le pouvoir des mots nous échappe : les mots ont un passé et un avenir qui défient tout effort pour les saisir, les figer irrémédiablement. Nous sommes voués à la répétition ; mais si la nature même du langage interdit d'imaginer sa clôture, nous sommes responsables de sa répétition. Sa répétition n'est pas nécessairement la répétition du même. Nous pouvons introduire dans le discours un clinamen, une déviation ; nous pouvons faire dévier la trajectoire injurieuse des mots : l'histoire de la subversion de mots comme « gay » ou « queer » en témoigne.<br /><script><!-- D(["mb","\u003cbr\>Ces analyses n'ont rien d'« abstrait ». Que les contextes de nos énoncés, et notamment des énoncés injurieux, ne sont pas fermés sur eux-mêmes, mais ouverts et changeants, les censeurs en apportent eux-mêmes la preuve matérielle. Ils ne peuvent pas ne pas citer les discours de haine. Quand, dans une cour de justice, un juge ou un avocat affirme que tel ou tel mot est nécessairement injurieux, quel que soit le contexte de son énonciation, il prend le risque de le réactiver, mais prouve aussi à son insu, en citant ce mot, que celui-ci peut être rejoué et resignifié dans des contextes inédits.\n\u003cbr\>Ces analyses n'ont rien de « théorique ». Non seulement parce qu'elles s'appuient sur l'étude de cas concrets (notamment de procès), mais parce que ce qui est en jeu, c'est la possibilité même d'une politique progressiste, d'une politique d'émancipation, de l'extension de notre compréhension de ce qu'« universel » veut dire. Les arguments en faveur d'une régulation étatique des discours menacent d'être retournés contre leurs auteurs, et le sont effectivement. C'est au nom de la conception de la performativité des discours à l'œuvre dans l'argumentation des partisans d'une police étatique du langage que l'on s'en prend aujourd'hui à ce qui fait le fond même de la pratique politique des mouvements gay et lesbien. C'est en s'appuyant sur les arguments que déploie, entre autres, Catharine MacKinnon pour défendre l'interdiction des représentations pornographiques (arguments auxquels font écho les prises de position de nombreuses féministes françaises), que des juges aujourd'hui s'en prennent aux expressions les plus caractéristiques de la politique gay et lesbienne. Judith Butler rappelle ainsi qu'au centre de celle-ci « se trouvent nombre d'« actes de discours » qui peuvent être et ont effectivement été considérés comme des conduites offensantes et injurieuses : représentation de soi impudique, comme dans l'œuvre du photographe Mapplethorpe ; déclaration publique par des homosexuels de leur homosexualité, comme dans la pratique du coming out ; et éducation sexuelle explicite, comme dans l'éducation sur le sida. »\n",1] ); //--></script><br />Ces analyses n'ont rien d'« abstrait ». Que les contextes de nos énoncés, et notamment des énoncés injurieux, ne sont pas fermés sur eux-mêmes, mais ouverts et changeants, les censeurs en apportent eux-mêmes la preuve matérielle. Ils ne peuvent pas ne pas citer les discours de haine. Quand, dans une cour de justice, un juge ou un avocat affirme que tel ou tel mot est nécessairement injurieux, quel que soit le contexte de son énonciation, il prend le risque de le réactiver, mais prouve aussi à son insu, en citant ce mot, que celui-ci peut être rejoué et resignifié dans des contextes inédits.<br /><br />Ces analyses n'ont rien de « théorique ». Non seulement parce qu'elles s'appuient sur l'étude de cas concrets (notamment de procès), mais parce que ce qui est en jeu, c'est la possibilité même d'une politique progressiste, d'une politique d'émancipation, de l'extension de notre compréhension de ce qu'« universel » veut dire. Les arguments en faveur d'une régulation étatique des discours menacent d'être retournés contre leurs auteurs, et le sont effectivement. C'est au nom de la conception de la performativité des discours à l'œuvre dans l'argumentation des partisans d'une police étatique du langage que l'on s'en prend aujourd'hui à ce qui fait le fond même de la pratique politique des mouvements gay et lesbien. C'est en s'appuyant sur les arguments que déploie, entre autres, Catharine MacKinnon pour défendre l'interdiction des représentations pornographiques (arguments auxquels font écho les prises de position de nombreuses féministes françaises), que des juges aujourd'hui s'en prennent aux expressions les plus caractéristiques de la politique gay et lesbienne. Judith Butler rappelle ainsi qu'au centre de celle-ci « se trouvent nombre d'« actes de discours » qui peuvent être et ont effectivement été considérés comme des conduites offensantes et injurieuses : représentation de soi impudique, comme dans l'œuvre du photographe Mapplethorpe ; déclaration publique par des homosexuels de leur homosexualité, comme dans la pratique du coming out ; et éducation sexuelle explicite, comme dans l'éducation sur le sida. »<br /><script><!-- D(["mb","\u003cbr\>Du reste, en France, la loi du 1er juillet 1972 et ses additifs, qui pénalisent les propos racistes, n'ont nullement empêché trois premiers ministres de parler de « personnes étrangères à la réalité sociale de la France manipulées par des ayatollahs » à propos d'ouvriers en grève, et d'affirmer que « Le Pen pose les vrais problèmes » ou que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde » – autant d'énoncés dont le caractère raciste, dans le contexte de leur énonciation, est difficilement contestable.\n\u003cbr\>L'invocation de l'« universel » comme principe pratique de contrôle et de limitation de nos efforts pour réguler les discours de haine, invocation d'inspiration habermassienne, ne peut constituer une réponse satisfaisante au problème soulevé, et cela pour une simple et bonne raison : l'histoire de l'universel est elle-même ouverte, les formulations existantes de l'universel ne sont que provisoires, sa signification et sa définition sont l'objet de litiges. Il n'est donc pas possible de déclarer que c'est en tant qu'ils portent atteinte à l'universel que nous devons et pouvons censurer les discours de haine. Comment ne pas voir que les critiques, au nom de l'universel, de l'universel existant risquent de tomber sous les coups de cette même loi ? « Affirmer que l'universel n'a pas encore été formulé, c'est insister sur le fait que ce « pas encore » est propre à la compréhension de l'universel lui-même : ce qui reste « irréalisé » dans l'universel constitue son essence. L'universel ne peut commencer à être formulé qu'à travers les défis lancés à sa formulation existante, et ce défi vient de ceux qui ne sont pas inclus en lui, qui n'ont aucun titre à occuper la place du sujet, mais qui, malgré cela, exigent que l'universel comme tel les inclue. Les exclus constituent en ce sens la limite contingente de l'universalisation. Et « l'universel », loin d'être proportionné à sa formulation conventionnelle, émerge comme un idéal postulé, ouvert et sans limites, qui n'est adéquatement exprimé par aucun ensemble de conventions juridiques données. » Ceux et celles qui luttaient hier et qui luttent aujourd'hui encore pour un suffrage vraiment universel, ceux aussi qui se battent, au nom de l'égalité, pour le droit au mariage des couples homosexuels le savent bien. Il ne s'agit pas d'affirmer que l'universalisme proclamé de l'état et de ses institutions n'est qu'un voile jeté sur des rapports de domination ; il est difficilement contestable que cet universalisme a des effets émancipateurs réels ; reste qu'il est aussi le support de formes de normalisation et d'exclusion qu'il n'est pas illégitime de mettre en question – au nom de l'universel à venir.\n",1] ); //--></script><br />Du reste, en France, la loi du 1er juillet 1972 et ses additifs, qui pénalisent les propos racistes, n'ont nullement empêché trois premiers ministres de parler de « personnes étrangères à la réalité sociale de la France manipulées par des ayatollahs » à propos d'ouvriers en grève, et d'affirmer que « Le Pen pose les vrais problèmes » ou que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde » – autant d'énoncés dont le caractère raciste, dans le contexte de leur énonciation, est difficilement contestable.<br /><br />L'invocation de l'« universel » comme principe pratique de contrôle et de limitation de nos efforts pour réguler les discours de haine, invocation d'inspiration habermassienne, ne peut constituer une réponse satisfaisante au problème soulevé, et cela pour une simple et bonne raison : l'histoire de l'universel est elle-même ouverte, les formulations existantes de l'universel ne sont que provisoires, sa signification et sa définition sont l'objet de litiges. Il n'est donc pas possible de déclarer que c'est en tant qu'ils portent atteinte à l'universel que nous devons et pouvons censurer les discours de haine. Comment ne pas voir que les critiques, au nom de l'universel, de l'universel existant risquent de tomber sous les coups de cette même loi ? « Affirmer que l'universel n'a pas encore été formulé, c'est insister sur le fait que ce « pas encore » est propre à la compréhension de l'universel lui-même : ce qui reste « irréalisé » dans l'universel constitue son essence. L'universel ne peut commencer à être formulé qu'à travers les défis lancés à sa formulation existante, et ce défi vient de ceux qui ne sont pas inclus en lui, qui n'ont aucun titre à occuper la place du sujet, mais qui, malgré cela, exigent que l'universel comme tel les inclue. Les exclus constituent en ce sens la limite contingente de l'universalisation. Et « l'universel », loin d'être proportionné à sa formulation conventionnelle, émerge comme un idéal postulé, ouvert et sans limites, qui n'est adéquatement exprimé par aucun ensemble de conventions juridiques données. » Ceux et celles qui luttaient hier et qui luttent aujourd'hui encore pour un suffrage vraiment universel, ceux aussi qui se battent, au nom de l'égalité, pour le droit au mariage des couples homosexuels le savent bien. Il ne s'agit pas d'affirmer que l'universalisme proclamé de l'état et de ses institutions n'est qu'un voile jeté sur des rapports de domination ; il est difficilement contestable que cet universalisme a des effets émancipateurs réels ; reste qu'il est aussi le support de formes de normalisation et d'exclusion qu'il n'est pas illégitime de mettre en question – au nom de l'universel à venir.<br /><script><!-- D(["mb","\u003cbr\>Nous sommes donc de ceux qui pensent que la censure légale est un leurre, l'une des pires armes qui soient contre les opinions criminelles, une arme que l'on retournera contre nous. Il ne s'agit pas d'affirmer que les actes de discours qui, indiscutablement, ont pour conséquence de, littéralement, blesser ou tuer ne doivent pas être poursuivis. Pour cela, le dispositif législatif existant nous offre déjà les instruments nécessaires. Il s'agit d'opposer à la police des discours que d'aucuns appellent de leurs vœux, une politique de la langue et des institutions dont la politique des gays et des lesbiennes est sans doute aujourd'hui la plus éclatante des illustrations, politique dont l'efficacité, la productivité, la performativité est incontestable. Pour ce qui est de l'homophobie, de la lutte contre l'hétérosexisme, nous refusons la tentation du recours à une loi réprimant les propos homophobes ; nous préférons de loin la perspective, particulièrement inventive, et assurément plus féconde, choisie par les initiateurs (Daniel Borillo et Didier éribon) du « manifeste pour l'égalité des droits » 3 : c'est, au nom de l'égalité, à l'appareil d'état homophobe qu'il faut s'en prendre, à ce qui dans l'universel existant dénie l'universel.\n\u003cbr\>Le présupposé et l'effet des discours des partisans de la censure d'état, c'est la focalisation de la critique des actes de discours et des conduites homophobes, racistes et sexistes sur des individus, présentés comme coupables et responsables de ces actes et de ces conduites. Si ces individus sont bien responsables de la répétition qu'ils opèrent des énoncés homophobes, racistes ou sexistes, énoncés qui concentrent ou cristallisent l'histoire des institutions et des énoncés homophobes, sexistes ou racistes, ils ne peuvent être considérés comme les initiateurs de ces discours qu'ils répètent ; au moment où ils les énoncent, ils sont plus parlés et agis qu'ils ne parlent ou agissent. Les partisans de la censure d'état réactivent ainsi la représentation d'individus-sujets souverains, absolument maitres et responsables de leurs discours et de leurs actes, représentation imaginaire qui, sans doute, a ceci de rassurant qu'elle permet de localiser, d'identifier un lieu du pouvoir et de la violence, mais qui a ceci de pernicieux qu'elle évacue la question de la diffusion du pouvoir et du caractère institutionnel ou structurel de la violence. La violence du discours de haine ne se soutient que d'être adossée à un réseau de pratiques et d'institutions et à une histoire. Faire des discours homophobes, racistes et sexistes une affaire de personne, isoler ces discours, c'est jeter un voile sur leur caractère institutionnel, c'est faire l'impasse sur ce qui communique sa force à ces discours ; c'est prendre le risque de leur perpétuation. À la moralisation et à la censure, il faut opposer une éthique et une politique.\n",1] ); //--></script><br />Nous sommes donc de ceux qui pensent que la censure légale est un leurre, l'une des pires armes qui soient contre les opinions criminelles, une arme que l'on retournera contre nous. Il ne s'agit pas d'affirmer que les actes de discours qui, indiscutablement, ont pour conséquence de, littéralement, blesser ou tuer ne doivent pas être poursuivis. Pour cela, le dispositif législatif existant nous offre déjà les instruments nécessaires. Il s'agit d'opposer à la police des discours que d'aucuns appellent de leurs vœux, une politique de la langue et des institutions dont la politique des gays et des lesbiennes est sans doute aujourd'hui la plus éclatante des illustrations, politique dont l'efficacité, la productivité, la performativité est incontestable. Pour ce qui est de l'homophobie, de la lutte contre l'hétérosexisme, nous refusons la tentation du recours à une loi réprimant les propos homophobes ; nous préférons de loin la perspective, particulièrement inventive, et assurément plus féconde, choisie par les initiateurs (Daniel Borillo et Didier éribon) du « manifeste pour l'égalité des droits » 3 : c'est, au nom de l'égalité, à l'appareil d'état homophobe qu'il faut s'en prendre, à ce qui dans l'universel existant dénie l'universel.<br /><br />Le présupposé et l'effet des discours des partisans de la censure d'état, c'est la focalisation de la critique des actes de discours et des conduites homophobes, racistes et sexistes sur des individus, présentés comme coupables et responsables de ces actes et de ces conduites. Si ces individus sont bien responsables de la répétition qu'ils opèrent des énoncés homophobes, racistes ou sexistes, énoncés qui concentrent ou cristallisent l'histoire des institutions et des énoncés homophobes, sexistes ou racistes, ils ne peuvent être considérés comme les initiateurs de ces discours qu'ils répètent ; au moment où ils les énoncent, ils sont plus parlés et agis qu'ils ne parlent ou agissent. Les partisans de la censure d'état réactivent ainsi la représentation d'individus-sujets souverains, absolument maitres et responsables de leurs discours et de leurs actes, représentation imaginaire qui, sans doute, a ceci de rassurant qu'elle permet de localiser, d'identifier un lieu du pouvoir et de la violence, mais qui a ceci de pernicieux qu'elle évacue la question de la diffusion du pouvoir et du caractère institutionnel ou structurel de la violence. La violence du discours de haine ne se soutient que d'être adossée à un réseau de pratiques et d'institutions et à une histoire. Faire des discours homophobes, racistes et sexistes une affaire de personne, isoler ces discours, c'est jeter un voile sur leur caractère institutionnel, c'est faire l'impasse sur ce qui communique sa force à ces discours ; c'est prendre le risque de leur perpétuation. À la moralisation et à la censure, il faut opposer une éthique et une politique.<br /><script><!-- D(["mb","\u003cbr\>Il faut renoncer au fantasme d'un monde policé, où toute violence serait toujours déjà neutralisée, où tout conflit serait d'avance désamorcé par des procédures de concertation, d'où tout dissensus serait exclu ou refoulé. Un monde apolitique. Il faut assurément travailler à réduire le niveau de la violence sociale. Mais ce travail présuppose justement que nous prenions acte de ce que nous ne sommes pas maitres du langage et de l'histoire, de ce que l'histoire est ouverte. Mais ce travail présuppose que nous prenions acte que l'état ou les individus ne sont pas le lieu d'un pouvoir souverain.\n\u003cbr\>Contre ce fantasme d'un monde bien policé, contre le fantasme de la fin de l'histoire, Judith Butler réactive la critique que l'on peut dire foucaldienne ou même spinoziste de la souveraineté 4. Nous ne sommes pas souverains. Mais nous ne sommes pas non plus condamnés à la répétition et à la perpétuation de la domination ou de l'aliénation. Le pouvoir des mots ne nous fige pas. Nous pouvons le faire dérailler. Si nous sommes vulnérables, irréductiblement vulnérables, notre vulnérabilité est aussi la condition de possibilité de la maximisation de notre puissance d'agir, de notre empowerment. À l'éthique spinoziste, dont on ne dira jamais assez qu'elle est aussi nécessairement une politique (il n'y a de processus d'émancipation que collectif), Judith Butler ajoute une théorie de la puissance d'agir du langage, de la puissance d'agir que nous, êtres de langage, pouvons démultiplier dans le langage et par lui. Parce que l'histoire du langage est ouverte, parce qu'il y a une historicité du langage, parce que nous pouvons rejouer le langage qui se joue de nous.\n\u003cbr\>Le fait que les actes de discours sont toujours aussi des actes du corps, qu'ils sont des actes du corps de ceux qui parlent, mais qu'ils agissent aussi sur le corps de leurs destinataires, est ici essentiel. C'est parce que le corps est impliqué dans ce que nous disons, que le corps dit toujours plus et autre chose que ce que nous voulons dire, que nous ne sommes pas maitres de ce que nous disons. Du fait de cet hiatus, le discours de haine peut produire des effets inattendus, différents de ceux qu'il visait. Si, en tant que corps, nous sommes vulnérables, notre vulnérabilité peut aussi être l'instrument d'une incitation, d'une provocation à agir et à réagir ; au lieu de nous paralyser, le discours de haine est alors la source d'une puissance d'agir renouvelée. L'histoire de Rosa Parks est exemplaire à cet égard. Un jour de 1955, Rosa Parks, une couturière afro-américaine, rentre chez elle, en bus, après une journée de travail ; elle décide alors, en un acte « insensé », qui met en jeu son corps, de ne pas céder sa place à un Blanc, comme les lois ségrégationnistes de la ville de Montgomery, où elle habite, l'y obligent. Elle est arrêtée. Son ami E. D. Nixon, dirigeant de longue date du mouvement des droits civiques, organise alors le boycott du service de bus de la ville. Le jeune prêtre choisi pour diriger le boycott se nomme Martin Luther King Jr. Le boycott, soutenu par toute la population afro-américaine de Montgomery, durera des semaines. Près d'un an après l'arrestation de Rosa Parks, le 13 novembre 1956, la Cour suprême des États-Unis annule sa condamnation et juge les lois ségrégationnistes de Montgomery inconstitutionnelles.\n",1] ); //--></script><br />Il faut renoncer au fantasme d'un monde policé, où toute violence serait toujours déjà neutralisée, où tout conflit serait d'avance désamorcé par des procédures de concertation, d'où tout dissensus serait exclu ou refoulé. Un monde apolitique. Il faut assurément travailler à réduire le niveau de la violence sociale. Mais ce travail présuppose justement que nous prenions acte de ce que nous ne sommes pas maitres du langage et de l'histoire, de ce que l'histoire est ouverte. Mais ce travail présuppose que nous prenions acte que l'état ou les individus ne sont pas le lieu d'un pouvoir souverain.<br /><br />Contre ce fantasme d'un monde bien policé, contre le fantasme de la fin de l'histoire, Judith Butler réactive la critique que l'on peut dire foucaldienne ou même spinoziste de la souveraineté 4. Nous ne sommes pas souverains. Mais nous ne sommes pas non plus condamnés à la répétition et à la perpétuation de la domination ou de l'aliénation. Le pouvoir des mots ne nous fige pas. Nous pouvons le faire dérailler. Si nous sommes vulnérables, irréductiblement vulnérables, notre vulnérabilité est aussi la condition de possibilité de la maximisation de notre puissance d'agir, de notre empowerment. À l'éthique spinoziste, dont on ne dira jamais assez qu'elle est aussi nécessairement une politique (il n'y a de processus d'émancipation que collectif), Judith Butler ajoute une théorie de la puissance d'agir du langage, de la puissance d'agir que nous, êtres de langage, pouvons démultiplier dans le langage et par lui. Parce que l'histoire du langage est ouverte, parce qu'il y a une historicité du langage, parce que nous pouvons rejouer le langage qui se joue de nous.<br /><br />Le fait que les actes de discours sont toujours aussi des actes du corps, qu'ils sont des actes du corps de ceux qui parlent, mais qu'ils agissent aussi sur le corps de leurs destinataires, est ici essentiel. C'est parce que le corps est impliqué dans ce que nous disons, que le corps dit toujours plus et autre chose que ce que nous voulons dire, que nous ne sommes pas maitres de ce que nous disons. Du fait de cet hiatus, le discours de haine peut produire des effets inattendus, différents de ceux qu'il visait. Si, en tant que corps, nous sommes vulnérables, notre vulnérabilité peut aussi être l'instrument d'une incitation, d'une provocation à agir et à réagir ; au lieu de nous paralyser, le discours de haine est alors la source d'une puissance d'agir renouvelée. L'histoire de Rosa Parks est exemplaire à cet égard. Un jour de 1955, Rosa Parks, une couturière afro-américaine, rentre chez elle, en bus, après une journée de travail ; elle décide alors, en un acte « insensé », qui met en jeu son corps, de ne pas céder sa place à un Blanc, comme les lois ségrégationnistes de la ville de Montgomery, où elle habite, l'y obligent. Elle est arrêtée. Son ami E. D. Nixon, dirigeant de longue date du mouvement des droits civiques, organise alors le boycott du service de bus de la ville. Le jeune prêtre choisi pour diriger le boycott se nomme Martin Luther King Jr. Le boycott, soutenu par toute la population afro-américaine de Montgomery, durera des semaines. Près d'un an après l'arrestation de Rosa Parks, le 13 novembre 1956, la Cour suprême des États-Unis annule sa condamnation et juge les lois ségrégationnistes de Montgomery inconstitutionnelles. <script><!-- D(["mb","\u003cbr\>\u003cbr\>*\u003cbr\>\u003cbr\>L'un des objectifs de cette préface, on l'aura compris, est d'éviter que la traduction, la translation de Judith Butler en France, soit l'occasion de sa sanctification et de sa neutralisation. Un texte comme Excitable Speech recèle une énergie critique et polémique qui, indubitablement, le prémunit en partie contre ce risque. Mais la célébration est bien souvent un éteignoir des plus efficaces. Si l'on n'y prenait garde, Judith Butler pourrait bien devenir le supplément d'âme exotique, la pincée de poivre critique, dont certains voudraient relever leur vacuité théorique et politique. On a par exemple soutenu que, avec la traduction de Judith Butler, la distinction entre genre et sexe faisait son entrée, par la grande porte, dans le paysage théorique français, distinction qui aurait, à de rares exceptions près, été ignorée jusque-là : cette affirmation revient à biffer d'un trait de plume les débats qui ont lieu depuis des années dans les cercles féministes, et augure mal de la réception de l'œuvre de Judith Butler. L'intérêt de Judith Butler n'est pas d'avoir élaboré cette distinction, il est bien au contraire d'en avoir produit une des mises en question, une des critiques les plus originales, les plus intéressantes.\n\u003cbr\>Bien sûr, il est probable qu'aucun texte ne peut échapper au risque de sa canonisation lénifiante et, du reste, une telle canonisation n'empêche pas nécessairement des réappropriations critiques et fécondes. Notre souhait le plus cher est que la publicité dont bénéficient depuis peu en France les écrits de Judith Butler soit l'occasion de semblables réappropriations, mais aussi d'une discussion et d'une critique des thèses qu'elle a élaborées de livre en livre, d'une mise à jour de ce qu'il peut y avoir de problématique dans des livres comme Le pouvoir des mots ou Gender Trouble 5. Il n'y aurait sans doute pas de pire injure à faire à Judith Butler que de ne pas répondre avec rigueur à la provocation à penser que constitue son travail.\n",1] ); //--></script><br /><br /><div style="text-align: center;">*<br /></div><br />L'un des objectifs de cette préface, on l'aura compris, est d'éviter que la traduction, la translation de Judith Butler en France, soit l'occasion de sa sanctification et de sa neutralisation. Un texte comme Excitable Speech recèle une énergie critique et polémique qui, indubitablement, le prémunit en partie contre ce risque. Mais la célébration est bien souvent un éteignoir des plus efficaces. Si l'on n'y prenait garde, Judith Butler pourrait bien devenir le supplément d'âme exotique, la pincée de poivre critique, dont certains voudraient relever leur vacuité théorique et politique. On a par exemple soutenu que, avec la traduction de Judith Butler, la distinction entre genre et sexe faisait son entrée, par la grande porte, dans le paysage théorique français, distinction qui aurait, à de rares exceptions près, été ignorée jusque-là : cette affirmation revient à biffer d'un trait de plume les débats qui ont lieu depuis des années dans les cercles féministes, et augure mal de la réception de l'œuvre de Judith Butler. L'intérêt de Judith Butler n'est pas d'avoir élaboré cette distinction, il est bien au contraire d'en avoir produit une des mises en question, une des critiques les plus originales, les plus intéressantes.<br /><br />Bien sûr, il est probable qu'aucun texte ne peut échapper au risque de sa canonisation lénifiante et, du reste, une telle canonisation n'empêche pas nécessairement des réappropriations critiques et fécondes. Notre souhait le plus cher est que la publicité dont bénéficient depuis peu en France les écrits de Judith Butler soit l'occasion de semblables réappropriations, mais aussi d'une discussion et d'une critique des thèses qu'elle a élaborées de livre en livre, d'une mise à jour de ce qu'il peut y avoir de problématique dans des livres comme Le pouvoir des mots ou Gender Trouble 5. Il n'y aurait sans doute pas de pire injure à faire à Judith Butler que de ne pas répondre avec rigueur à la provocation à penser que constitue son travail.<br /><script><!-- D(["mb","\u003cbr\>Il faut dire et redire que les travaux de Judith Butler ne sont pas une « affaire américaine », la scène théorique d'un petit théâtre où des personnages curieux comme Anita Hill, Clarence Thomas, William Clinton, Rodney King, Catharine MacKinnon et quelques drag-queens donneraient au dramaturge l'occasion de proférer des mots amusants et quelque peu exotiques comme « queer » et « performance ». Il faut, pour ainsi dire, déterritorialiser Butler. La traduire. Montrer que les questions qu'elle pose sont des questions qui, de fait, peut-être même malgré elle, nous sont adressées. Les débats récents sur la parité, le harcèlement (notamment l'affaire Bertaux/Le Bras) 6, la pornographie, les violences sexuelles, la prostitution, le foulard islamique, le mariage des couples homosexuels, l'homophobie, ce qu'Éric Fassin appelle « la politisation des questions sexuelles » 7, constituent autant de sites à partir desquels lire Judith Butler, autant de sites où mobiliser les outils théoriques et les questions qu'elle a mis à notre disposition. Ces débats exigent en un sens que nous les reprenions, les reformulions à l'aide de livres comme La vie psychique du pouvoir 8, Le pouvoir des mots et Gender Trouble.\n\u003cbr\>Pour cela, il fallait commencer par traduire Butler, la faire passer d'une langue à l'autre. Ce qui n'est pas une mince affaire. Dans le cours de notre travail, avouons-le, nous avons plus d'une fois maudit l'auteur de Gender Trouble. Les torsions auxquelles elle soumet la langue anglaise, les glissements qu'elle impose aux termes qui composent son lexique ne peuvent être restitués en français qu'avec difficulté. Cette difficulté est accrue, paradoxalement, par la proximité, à maints égards, avec la langue française. La langue de Butler reste une langue théorique, une langue universitaire – et l'anglais scolastique est avant tout, comme le français, une langue dérivée du latin. La plupart des concepts-clés dont Judith Butler fait usage dans Le pouvoir des mots trouvent leurs quasi-équivalents en français : injury, vulnerability, performance, offensive, conduct, address, agency, action, act, figure, regulate, interpellation, forclusion… L'anglais de Judith Butler n'est donc pas tout à fait une langue étrangère. D'autant plus que beaucoup de ses références théoriques sont françaises. Citons seulement ici les noms de Louis Althusser, Étienne Balibar, Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Michel Foucault, Jacques Lacan (autant d'auteurs que, pour ainsi dire, avec une grande liberté, elle frotte les uns contre les autres, ce qui étonnera peut-être les lecteurs français, de façon à parvenir à formuler, en jouant les forces et les faiblesses des uns contre les autres, ce qu'elle cherche à énoncer). Mais cette proximité ne saurait masquer l'« étrangeté » de l'univers de Judith Butler, univers dans lequel des termes aussi simples en apparence que hate speech, empowerment ou agency sont monnaie courante – termes qui n'ont pourtant pas d'équivalents en français…\n",1] ); //--></script><br />Il faut dire et redire que les travaux de Judith Butler ne sont pas une « affaire américaine », la scène théorique d'un petit théâtre où des personnages curieux comme Anita Hill, Clarence Thomas, William Clinton, Rodney King, Catharine MacKinnon et quelques drag-queens donneraient au dramaturge l'occasion de proférer des mots amusants et quelque peu exotiques comme « queer » et « performance ». Il faut, pour ainsi dire, déterritorialiser Butler. La traduire. Montrer que les questions qu'elle pose sont des questions qui, de fait, peut-être même malgré elle, nous sont adressées. Les débats récents sur la parité, le harcèlement (notamment l'affaire Bertaux/Le Bras) 6, la pornographie, les violences sexuelles, la prostitution, le foulard islamique, le mariage des couples homosexuels, l'homophobie, ce qu'Éric Fassin appelle « la politisation des questions sexuelles » 7, constituent autant de sites à partir desquels lire Judith Butler, autant de sites où mobiliser les outils théoriques et les questions qu'elle a mis à notre disposition. Ces débats exigent en un sens que nous les reprenions, les reformulions à l'aide de livres comme La vie psychique du pouvoir 8, Le pouvoir des mots et Gender Trouble.<br /><br />Pour cela, il fallait commencer par traduire Butler, la faire passer d'une langue à l'autre. Ce qui n'est pas une mince affaire. Dans le cours de notre travail, avouons-le, nous avons plus d'une fois maudit l'auteur de Gender Trouble. Les torsions auxquelles elle soumet la langue anglaise, les glissements qu'elle impose aux termes qui composent son lexique ne peuvent être restitués en français qu'avec difficulté. Cette difficulté est accrue, paradoxalement, par la proximité, à maints égards, avec la langue française. La langue de Butler reste une langue théorique, une langue universitaire – et l'anglais scolastique est avant tout, comme le français, une langue dérivée du latin. La plupart des concepts-clés dont Judith Butler fait usage dans Le pouvoir des mots trouvent leurs quasi-équivalents en français : injury, vulnerability, performance, offensive, conduct, address, agency, action, act, figure, regulate, interpellation, forclusion… L'anglais de Judith Butler n'est donc pas tout à fait une langue étrangère. D'autant plus que beaucoup de ses références théoriques sont françaises. Citons seulement ici les noms de Louis Althusser, Étienne Balibar, Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Michel Foucault, Jacques Lacan (autant d'auteurs que, pour ainsi dire, avec une grande liberté, elle frotte les uns contre les autres, ce qui étonnera peut-être les lecteurs français, de façon à parvenir à formuler, en jouant les forces et les faiblesses des uns contre les autres, ce qu'elle cherche à énoncer). Mais cette proximité ne saurait masquer l'« étrangeté » de l'univers de Judith Butler, univers dans lequel des termes aussi simples en apparence que hate speech, empowerment ou agency sont monnaie courante – termes qui n'ont pourtant pas d'équivalents en français…<br /><script><!-- D(["mb","\u003cbr\>Nous nous sommes efforcés de ne pas contourner la difficulté, mais au contraire de nous appuyer sur elle, de nous appuyer sur l'étrange familiarité de la langue de Judith Butler. Nous nous sommes employés à reproduire aussi efficacement que possible la poétique propre de cette langue. Ce qui impliquait de forcer à son tour un peu la langue française, de bousculer les usages – et de ne pas gommer entièrement le travail de la traduction. Gageons que cette stratégie, loin d'obscurcir le texte, restituera un tant soit peu son agency et facilitera son accès aux lecteurs francophones.\n\u003cbr\>\u003cbr\>\u003cbr\>Charlotte Nordmann et Jérôme Vidal\u003cbr\>Nota bene : Les lecteurs qui souhaiteraient quelques éclaircissements sur le vocabulaire employé par Judith Butler et le contexte historique, politique et théorique de Le pouvoir des mots se reporteront utilement au bref lexique proposé à la fin de ce livre.\n\u003cbr\>\u003cbr\>\u003cbr\>1 Sébastien Nouchet a été brulé vif dans son jardin le 16 janvier 2004, à Nœux-les-Mines (59), par des agresseurs homophobes.\u003cbr\>2 Pour plus d'information sur les circonstances de la mort de Mourad Belmokhtar, consulter le site du Mouvement de l'Immigration et des Banlieues (MIB) :\n\u003cbr\>\u003ca href\u003d\"http://mib.ouvaton.org\" target\u003d\"_blank\" onclick\u003d\"return top.js.OpenExtLink(window,event,this)\"\>http://mib.ouvaton.org\u003c/a\>\u003cbr\>3 Pour consulter et signer ce manifeste :\u003cbr\>\u003ca href\u003d\"http://www.petitiononline.com/egalite/petition.html\" target\u003d\"_blank\" onclick\u003d\"return top.js.OpenExtLink(window,event,this)\"\>http://www.petitiononline.com\u003cWBR\>/egalite/petition.html\n\u003c/a\>\u003cbr\>Revendiquer le droit au mariage des couples de même sexe, c'est travailler à subvertir radicalement une institution homophobe, tout comme l'extension du suffrage « universel », en conférant le droit de vote aux habitants de ce pays qui en sont privés, transformerait profondément le sens de celui-ci.\n\u003cbr\>4 On trouvera une confrontation très suggestive des opérations théoriques de Spinoza et de Foucault dans l'article de Pierre Macherey « Pour une histoire naturelle des normes » (dans Michel Foucault philosophe, ouvrage collectif, Paris, Éditions du Seuil, 1988).\n",1] ); //--></script><br />Nous nous sommes efforcés de ne pas contourner la difficulté, mais au contraire de nous appuyer sur elle, de nous appuyer sur l'étrange familiarité de la langue de Judith Butler. Nous nous sommes employés à reproduire aussi efficacement que possible la poétique propre de cette langue. Ce qui impliquait de forcer à son tour un peu la langue française, de bousculer les usages – et de ne pas gommer entièrement le travail de la traduction. Gageons que cette stratégie, loin d'obscurcir le texte, restituera un tant soit peu son agency et facilitera son accès aux lecteurs francophones.<br /><br /><br />1 Sébastien Nouchet a été brulé vif dans son jardin le 16 janvier 2004, à Nœux-les-Mines (59), par des agresseurs homophobes.<br />2 Pour plus d'information sur les circonstances de la mort de Mourad Belmokhtar, consulter le site du Mouvement de l'Immigration et des Banlieues (MIB) :<br /><a href="http://mib.ouvaton.org/" target="_blank" onclick="return top.js.OpenExtLink(window,event,this)">http://mib.ouvaton.org</a><br />3 Pour consulter et signer ce manifeste :<br /><a href="http://www.petitiononline.com/egalite/petition.html" target="_blank" onclick="return top.js.OpenExtLink(window,event,this)">http://www.petitiononline.com<wbr>/egalite/petition.html </a><br />Revendiquer le droit au mariage des couples de même sexe, c'est travailler à subvertir radicalement une institution homophobe, tout comme l'extension du suffrage « universel », en conférant le droit de vote aux habitants de ce pays qui en sont privés, transformerait profondément le sens de celui-ci.<br />4 On trouvera une confrontation très suggestive des opérations théoriques de Spinoza et de Foucault dans l'article de Pierre Macherey « Pour une histoire naturelle des normes » (dans Michel Foucault philosophe, ouvrage collectif, Paris, Éditions du Seuil, 1988). <script><!-- D(["mb","\u003cbr\>5 Judith Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990.\u003cbr\>6 Lire sur ce point l'analyse comparée des discours et des dispositifs législatifs sur le harcèlement en France et aux États-Unis par Abigail C. Saguy : What Is Sexual Harassment? From Capitol Hill to the Sorbonne, Berkeley, University of California Press, 2003.\n\u003cbr\>7 Clarisse Fabre, Éric Fassin, Liberté, égalité, sexualités, Actualité politique des questions sexuelles, Paris, Belfond, 2003.\u003cbr\>8 Judith Butler, La vie psychique du pouvoir, L'assujettissement en théories (traduction française de The Psychic Life of Power. Theories in Subjection, par Brice Matthieussent), Paris, Léo Scheer, collection Non & Non, 2003. De Judith Butler, on pourra lire aussi en français La parenté entre la vie et la mort (traduction française de Antigone's Claim: Kinship Between Life and Death par Guy Le Gaufey), Paris, EPEL, 2003.\n\u003cbr\>\n",0] ); D(["ce"]); //--></script><br />5 Judith Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990.<br />6 Lire sur ce point l'analyse comparée des discours et des dispositifs législatifs sur le harcèlement en France et aux États-Unis par Abigail C. Saguy : What Is Sexual Harassment? From Capitol Hill to the Sorbonne, Berkeley, University of California Press, 2003.<br />7 Clarisse Fabre, Éric Fassin, Liberté, égalité, sexualités, Actualité politique des questions sexuelles, Paris, Belfond, 2003.<br />8 Judith Butler, La vie psychique du pouvoir, L'assujettissement en théories (traduction française de The Psychic Life of Power. Theories in Subjection, par Brice Matthieussent), Paris, Léo Scheer, collection Non & Non, 2003. De Judith Butler, on pourra lire aussi en français La parenté entre la vie et la mort (traduction française de Antigone's Claim: Kinship Between Life and Death par Guy Le Gaufey), Paris, EPEL, 2003.</div>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-21332255896548993022007-07-23T01:58:00.000+02:002007-07-23T11:01:02.466+02:00Le désir de lire et penser ensemble<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/liretpenser.jpg"><img style="margin: 0pt 0pt 10px 10px; float: right; cursor: pointer; width: 172px; height: 235px;" src="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/liretpenser.jpg" alt="" border="0" /></a><br /><p class="western" goog_ds_charindex="117" lang="fr-FR"></p><p class="western" goog_ds_charindex="123" align="justify" lang="fr-FR"><span style="font-style: italic;">Lignes</span>, n° 20, mai 2006, "Situation de l'édition et de la librairie"<br /></p><p class="western" goog_ds_charindex="123" align="justify" lang="fr-FR"><br /></p><p class="western" goog_ds_charindex="123" align="justify" lang="fr-FR">Depuis quelques temps, des voix, qui commencent heureusement à se faire entendre, s'élèvent pour mettre en garde l'opinion contre les transformations actuelles du monde du livre et les menaces qui pèsent sur l'édition indépendante. Cette prise de conscience collective est salutaire, mais elle ne va pas sans certaines ambiguïtés et certains points aveugles qu'il faudrait s'efforcer de repérer. C'est à cet effort que le présent article voudrait modestement collaborer. Nous proposerons donc ici à la discussion quelques remarques et quelques pistes pour la réflexion et l'action, sous la forme d'un essai, qui en tant que tel appelle la critique et des réélaborations ultérieures. Notre hypothèse de travail est que les analyses généralement proposées des évolutions en cours se focalisent à tort, de façon exclusive, sur les phénomènes de concentration, qu’elles tendent à dramatiser à l’excès la description qu’elles proposent de la situation, et qu’en conséquence elles négligent d’autres aspects et d’autres facteurs, non moins importants, qui ne relèvent pas du seul domaine de l’économie de l’édition, mais qui pourtant ont un impact essentiel sur celle-ci. C’est à notre avis une question plus générale qu’il convient de poser pour penser le problème spécifique de l’édition dans toute son ampleur, celle du devenir actuel de notre désir de démocratie, autrement dit de notre désir de penser, de lire et d’agir ensemble pour que soient possibles d'autres modes d'existence individuels et collectifs. </p> <p class="western" goog_ds_charindex="1637" align="center" lang="fr-FR">* </p> <p class="western" goog_ds_charindex="1644" align="justify" lang="fr-FR">Quand on rencontre un éditeur indépendant et que l’on discute avec lui du présent et de l'avenir de l'édition, il y a de bonnes chances pour qu’il tienne un discours assez similaire à celui-ci : </p> <p class="western" style="margin-left: 0.39in;" goog_ds_charindex="1844" align="justify" lang="fr-FR"><span goog_ds_charindex="1845" style="font-size:85%;">« Depuis quelques dizaines d’années, le visage de l’édition en France s’est profondément modifié. La concentration éditoriale, le rachat de grandes maisons d’édition par des groupes industriels à la recherche d’une rentabilité maximale à court terme, a conduit nombre d’éditeurs à considérer le livre non plus comme un outil d’émancipation au service des idées et des hommes, mais comme un produit. Or le livre est un des vecteurs les plus importants de l’expression des idées, et en cela est indispensable à la bonne santé démocratique d’un pays. Ces processus à l’œuvre en France se retrouvent à l’étranger, par exemple aux États-Unis et en Angleterre, où on en est arrivé à une « édition sans éditeur ». Le sentiment d’effectuer un choix libre et personnel – acheter tel ou tel livre – devient alors bien souvent une illusion (on choisit un livre parce que les médias en ont parlé, parce qu’il est présent en librairie). Ainsi, si le nombre de titres publiés ne cesse d’augmenter, le choix réel du lecteur diminue et nombre d’acteurs de la chaîne du livre en sont réduits à une économie de misère.</span> </p> <p class="western" style="margin-left: 0.39in;" goog_ds_charindex="2951" align="justify" lang="fr-FR"><span goog_ds_charindex="2952" style="font-size:85%;">« Parallèlement à ces phénomènes, qui induisent une uniformisation de l’offre et sont rendus possibles par la collusion avec les médias et le contrôle de la diffusion, on constate depuis des années l’émergence d’une édition « autre » – qu’on l’appelle petite édition ou édition indépendante –, animée par des « éditeurs-résistants » et constituant un marché parallèle qui prend de multiples formes mais se caractérise par la priorité donnée à la création et une grande vitalité. » (Adapté d'un document produit par l'association « Les p'tits papiers ».)</span> </p> <p class="western" goog_ds_charindex="3511" align="justify" lang="fr-FR"><br /></p> <p class="western" goog_ds_charindex="3514" align="justify" lang="fr-FR">Ce discours, dans sa dimension descriptive, est, pour l'essentiel, difficilement discutable : il y a bien actuellement, pour reprendre l'expression de Janine et Greg Brémond (<i goog_ds_charindex="3690">L'édition sous influence</i>, Paris, Liris, 2002), constitution dans l'édition et dans les médias d'un « oligopole en réseau » que commande non une logique de la rentabilité mais une logique du profit maximal, logique à court terme qui, d'une part, entraîne l'accroissement numérique d'une production de livres appauvrie, et, d'autre part, favorise des relations de connivence entre la critique journalistique et les éditeurs ; il est de plus vrai qu'un processus similaire s'est mis en place dans le monde anglo-américain il y a longtemps déjà et qu'il est en conséquence plus avancé. De ces évolutions particulièrement inquiétantes, Janine et Greg Brémond, mais aussi André Schiffrin (<i goog_ds_charindex="4375">L'édition sans éditeurs</i>, Paris, La Fabrique, 1999, et <i goog_ds_charindex="4431">Le Contrôle de la parole</i>, Paris, La Fabrique, 2005) offrent un tableau saisissant. </p> <p class="western" goog_ds_charindex="4520" align="justify" lang="fr-FR">Il importe de prendre la mesure du phénomène, d'alerter l'opinion (notamment les politiques, les intellectuels et les chercheurs, lesquels, quand ils ne s'en accommodent pas, semblent majoritairement ne pas bien évaluer les conséquences dramatiques que pourraient avoir à long terme ces évolutions pour la vie intellectuelle et la culture démocratique) et de travailler collectivement à la défense et au développement de l'édition indépendante. De ce point de vue, on ne peut que souscrire aux propositions avancées par les auteurs susmentionnés : limitation stricte, par la loi, de la concentration, portant non seulement sur le contrôle des marchés de l'édition, mais aussi sur la diffusion et la distribution ; renforcement des dispositifs législatifs de limitation de la concentration dans les médias ; création d'un statut de maison d'édition à but non lucratif ou à bénéfice limité ; redéfinition de l'aide publique, aujourd'hui particulièrement favorable aux majors de l'édition ; financement public de fondations destinées à favoriser la création de médias indépendants et à garantir l'indépendance de certaines entreprises d'édition et de diffusion, et de certains médias ; allégement des charges fiscales des librairies indépendantes et mise en place de dispositifs permettant de préserver ces librairies des pressions exercées par les grands diffuseurs. On pourra proposer en outre de définir le cadre d'un partage plus équitable du produit de la vente des livres entre éditeurs, distributeurs, diffuseurs et libraires, ou encore d'assurer la mise en place d'une véritable politique du livre et de la lecture dans l'enseignement secondaire et universitaire, politique qui s'opposerait à l’utilisation du manuel comme support privilégié de l’enseignement. </p> <p class="western" goog_ds_charindex="6291" align="justify" lang="fr-FR">Il importe au plus haut point que les éditeurs indépendants, et tous ceux que l'avenir du livre préoccupe, s'associent et se donnent les moyens d'informer le public des menaces qui pèsent sur l'édition et d’amener les organisations politiques, du moins celles d'entre elles qui sont le plus susceptibles de le faire, à mettre en œuvre ces dispositions. </p> <p class="western" goog_ds_charindex="6649" align="center" lang="fr-FR">* </p> <p class="western" goog_ds_charindex="6656" align="justify" lang="fr-FR">Mais si l'avenir de l'édition, au regard des évolutions évoquées ci-dessus, peut sembler particulièrement sombre, notamment en raisons des graves problèmes de diffusion auxquels sont confrontés les indépendants, il est aussi important de bien voir les opportunités qu'offre à la petite édition la période actuelle. Aujourd'hui, créer une maison d'édition exige des compétences et des moyens relativement accessibles : sur le plan matériel et financier, quatre ou cinq mille euros, un ordinateur, quelques logiciels, beaucoup de temps et quelques bons « tuyaux » suffisent pour des débuts modestes. Reste bien sûr à trouver un diffuseur satisfaisant (dont les représentants visitent un nombre significatif de librairies), ce qui n'est certes pas une mince affaire ; un projet éditorial sérieux et ambitieux aura cependant quelques chances de convaincre des diffuseurs comme les Belles Lettres ou Harmonia Mundi. Dans ces conditions, un indépendant ayant acquis un certain professionnalisme pourra offrir à ses auteurs, du moins s'agissant de livres de sciences sociales ou d'essais critiques – qui n'atteignent que rarement des tirages très élevés –, une diffusion, mais aussi dans certains cas une visibilité médiatique, au moins équivalentes à ce que pourraient leur offrir les majors. Le travail éditorial et le suivi des livres que pourra fournir un éditeur indépendant auront de plus toutes les chances d'être plus sérieux. Le seul bénéfice comparatif que pourra retirer un auteur publié par l'une des maisons d'édition appartenant à l'oligopole est un bénéfice symbolique, celui attaché aux noms de maisons d’édition qui avaient naguère des politiques éditoriales – et des politiques de traduction – plus ambitieuses ; mais cet avantage des majors est voué à disparaître petit à petit si elles maintiennent la logique de maximalisation des profits à court terme qui est la leur. Les auteurs qui ne peuvent espérer obtenir les à-valoir mirobolants qu'offrent parfois les maisons oligopolistiques (à-valoir qu'elles peinent d'ailleurs souvent à « récupérer ») auront tout intérêt à travailler avec des petites ou moyennes structures éditoriales indépendantes, véritablement soucieuses de leur travail, capable d'en mesurer la valeur et les enjeux, et d'en assurer dans de bonnes conditions la circulation, et qui n'exigeront pas qu'un livre soit « formaté », transformé en « manuel », réduit et éventuellement privé de son apparat critique ; ces auteurs pourront même profiter du prestige que certaines d'entre elles accumulent lentement mais sûrement. Du reste, être publié par un éditeur « critique » peut d'ores et déjà être source de profits symboliques – en plus de constituer un choix politique. L'exemple d'une maison d'édition comme Agone est de ce point de vue significatif : plusieurs personnalités du monde universitaire, appartenant il est vrai à des cercles bien déterminés, n'hésitent pas à travailler de manière privilégiée avec l'éditeur marseillais. Pour l'avenir de l'édition, pour l'avenir de la recherche, éditeurs indépendants et chercheurs ont tout intérêt à nouer une alliance durable. Il est à souhaiter que de nombreux auteurs se montreront préoccupés par le maintien à long terme de conditions favorables au développement et à la diffusion de la recherche et de la pensée critique, et choisiront de favoriser l'émergence d'un espace éditorial indépendant, exigeant et légitime. </p> <p class="western" goog_ds_charindex="10068" align="justify" lang="fr-FR">Le fait est que les majors semblent à certains égards avoir entrepris de scier la branche sur laquelle elles sont assises. La preuve en est, comme le rappelle André Schiffrin dans son dernier livre, que les retours sur investissement escomptés par les nouveaux barons de l'édition sans éditeurs tardent à venir. L'appréciation des chances de succès d'un livre comporte une telle marge d'incertitude que celui qui prétendrait déterminer à coup sûr celles-ci risque fort de voir ses espoirs déçus ; il est bien entendu possible de « créer » des best-sellers, mais leur nombre ne peut, pour ainsi dire par définition, qu'être limité ; la seule échappatoire pour les majors est, en renonçant à la fonction de sélection qui définit notamment le travail de l'éditeur, d'inonder le marché avec des livres médiocres à faible ou moyen tirage, mais cette stratégie a des limites évidentes. Ainsi, la logique économique des majors tend non seulement à l'appauvrissement de la production éditoriale, mais elle ne permet de surcroît pas même de parvenir à la rentabilité rêvée par les nouveaux chantres du profit qui peuplent aujourd'hui les bureaux de maisons portées autrefois par d'autres logiques : les exemples de « gamelles » prisent par des éditeurs persuadés de pouvoir « faire » le succès d'un livre, ou encore de livres refusés par plusieurs grandes maisons d'édition en raison de leur caractère prétendument invendable et qui pour finir se vendent de façon honorable, voire très honorable, ne manquent pas ; c'est que les maîtres de l'édition fraîchement convertis à la recherche du profit maximum ont tendance à projeter sur les lecteurs leur propre insuffisance. Il est d'ailleurs probable que les majors ne parviendront pas à inverser facilement, quand même elles le souhaiteraient, la logique dans laquelle elles se sont enferrées : nombre d'éditeurs de talent qui travaillaient pour elles ont dû démissionner ou prendre leur retraite ; la combinaison formée par l'étroitesse intellectuelle de beaucoup des « éditeurs » qui les remplacent et la culture de la rentabilité à court terme qui est la leur aujourd'hui ne pourra que difficilement être déracinée ; et il n'est pas certain que la politique de prédation développée par certaines maisons (rachat de catalogues, débauchage d'auteurs) puisse longtemps compenser les effets induits par la recherche aveugle du profit maximal. Un espace de plus en plus large se dégage donc pour l'édition indépendante ; espace il est vrai semé d'embûches, mais espace tout de même. </p> <p class="western" goog_ds_charindex="12594" align="center" lang="fr-FR">* </p> <p class="western" goog_ds_charindex="12601" align="justify" lang="fr-FR">Il ne s'agit cependant pas de dresser ici un tableau idéalisé de la situation actuelle ou de l'édition indépendante. Remarquons à ce propos que l'auto-désignation d'« édition indépendante » a certes une valeur descriptive, mais qu'elle a aussi pour fonction de produire une image valorisante, socialement légitimante, qui peut occulter le fait que l'édition indépendante n'est ni un isolat social ni une réalité homogène, et que les frontières qui la séparent de l'édition sous influence ne sont pas clairement définies. Il y a bien sûr d'importants bénéfices symboliques à se couler tranquillement dans la représentation de « l'éditeur-résistant », et nous avons sans doute besoin de croire en de telles « illusions encapacitantes » pour aller de l'avant ; mais ces dernières empêchent aussi de travailler à transformer significativement et efficacement les choses. L'édition indépendante gagnerait beaucoup à critiquer la représentation d'elle-même qu'elle produit spontanément. Il importe donc de mettre en question cette représentation trop flatteuse de la réalité – et, réciproquement, de critiquer l'image trop simple qui est généralement proposée de son « autre » : les grands groupes et l'édition anglo-américaine. Il n'est pas question de faire ici la leçon à qui que ce soit ou de faire acte de contrition. C'est notre volonté commune de garantir l'avenir de l'édition indépendante qui devrait nous conduire à faire la critique de la réduction des bouleversements du monde de l'édition aux phénomènes de concentration. </p> <p class="western" goog_ds_charindex="14135" align="justify" lang="fr-FR">S'il est vrai que la formation d'un oligopole de l'édition va de pair avec une logique de maximalisation des profits à court terme au détriment d'une politique de la qualité et de la rentabilité inscrite dans le plus long terme, s'il est vrai que cette logique entraîne, afin de conjurer la prise de risque propre à toute entreprise intellectuelle un tant soit peu exigeante, la multiplication de produits (de livres) formatés, adaptés à ce que les « éditeurs » imaginent être les goûts et les attentes de la majorité des lecteurs, ce processus n'a pas (encore) réduit à néant la créativité de l'ensemble des maisons d'édition, y compris au sein de l'oligopole. La petite édition indépendante n'est heureusement pas le dernier bastion de la pensée et de l'esprit critique, dernier bastion où quelques partisans, à la manière des habitants d'un célèbre village gaulois, résisteraient encore et toujours à l'envahisseur. Affirmer le contraire serait se payer de mots et poser sur soi le regard de Narcisse. Il paraît en France chaque année nombre de livres de grande qualité, dont beaucoup ne sont pas <i goog_ds_charindex="15236">a priori</i> susceptibles d'éveiller l'intérêt d'un public très étendu, et tous ces livres ne sont pas, loin de là, publiés par des petits éditeurs indépendants. Du reste, nous sommes, aux États-Unis aussi, encore loin d'être arrivé à « une édition sans éditeurs » (évoquons en passant, à titre d'exemple, le prestige mérité, acquis en quelques années, par une maison d'édition comme Zone Books, dont le catalogue est, à tous points de vue, d'une qualité exceptionnelle). Auteurs et lecteurs ne sont pas tous devenus du jour au lendemain, malgré la coupe en règle à laquelle doit faire face le monde de la recherche et de l'enseignement, des imbéciles écervelés – et les éditeurs le savent bien, qui continuent, malgré tout, à proposer à leurs différents lecteurs des livres d'intérêt et de qualité très variés. À l’heure où la plupart des industries tendent à abandonner la commercialisation de masse au profit d'une mercatique personnalisée, les géants de l'édition seraient d'ailleurs bien mal avisés s'ils optaient purement et simplement pour l'uniformisation. </p> <p class="western" goog_ds_charindex="16303" align="justify" lang="fr-FR">Le problème avec les discours qui se focalisent presque exclusivement sur les phénomènes de concentration dans l'édition, outre les relents assez déplaisants d'anti-américanisme qu'ils exhalent parfois (qui manifestent une méconnaissance de la production éditoriale et intellectuelle outre-Atlantique), est qu'ils risquent de se réduire à une dénonciation rituelle et incantatoire : ils empêchent en effet de saisir la complexité de la situation qui est la nôtre et, en conséquence, ils ne permettent pas de déterminer quels pourraient être les ressorts d'une action politique visant à la transformer. Tout ne peut être expliqué par l'invocation des phénomènes de concentration. Si ceux-ci favorisent l'uniformisation bien réelle de la production éditoriale, celle-ci n'est pas une nouveauté mais une tendance lourde et ancienne, du reste extrêmement difficile à mesurer. Quand, dans les années soixante et soixante-dix, il suffisait d'inscrire les mots « psychanalyse » et/ou « marxisme » sur la page de titre d'un livre pour s'assurer des ventes qui feraient aujourd'hui pâlir d'envie tout éditeur, les maisons d'édition ne se privaient pas, loin s'en faut, d'user et d'abuser du procédé. Les livres de qualité devaient déjà surnager dans un océan d'écrits médiocres qui ne faisaient que surfer sur telle ou telle mode intellectuelle, comme aujourd'hui la plupart des livres sur la mondialisation ou l'alter-mondialisation. Il faut recevoir avec la plus extrême prudence les discours qui décrivent notre présent comme un désert culturel et éditorial. </p> <p class="western" goog_ds_charindex="17861" align="center" lang="fr-FR">* </p> <p class="western" goog_ds_charindex="17868" align="justify" lang="fr-FR">Il serait sans doute plus intéressant, par exemple, de mettre en relief la façon dont les majors, loin de simplement annihiler la créativité de l’édition et des auteurs, s'attachent par divers procédés à la capter et à la conformer à leurs exigences. Elles pourront bien sûr commencer par utiliser les petites maisons indépendantes comme des viviers et des réserves de talents, viviers qu’elles prendront même soin d’entretenir, allant jusqu’à demander que l’on promeuve par divers moyens ce secteur de l’édition. Mais d’autres stratégies peuvent aussi être suivies. Les éditeurs qui accordent encore quelque importance à la publication d'ouvrages de qualité de philosophie, de sciences sociales ou d'histoire rechercheront ainsi des auteurs de talent, mais capables de se soumettre aux contraintes qu'imposent, croient-ils, l'optimisation des ventes. Créativité et uniformisation se trouveront ainsi paradoxalement liées, au détriment de la première, laquelle restera néanmoins nécessaire au processus de production éditoriale. L'éditeur pourra même se targuer de défendre une politique de démocratisation des savoirs en liant le mercantilisme qui l'anime à l'idéologie de la transparence de la signification qui pose que tout ce qui peut être dit peut être dit clairement et simplement. </p> <p class="western" goog_ds_charindex="19162" align="justify" lang="fr-FR">Il n'est pas inutile de noter à ce propos que cette idéologie de la transparence et de la communication est souvent reprise dans les discours que tiennent quelques-uns des promoteurs de l'édition indépendante. Cet aspect de la discussion permet de faire apparaître certaines de leurs pierres d'achoppement (précisément cette reprise de l'idéologie de la transparence) ; il permet, de plus, de saisir l'un des critères implicites du jugement porté par ces mêmes discours sur la situation actuelle de l'édition, jugement qui n'est pas simplement de fait mais aussi de valeur : il disqualifie, le plus souvent implicitement, mais parfois aussi explicitement, parce qu'elle ne correspond pas à leurs options théoriques et politiques, une bonne partie de la production contemporaine, notamment les écrits qui relèvent de ce que l'on a pris coutume de désigner outre-Atlantique du nom de <i goog_ds_charindex="20045">French theory </i>ou de <i goog_ds_charindex="20067">cultural studies</i>, d'une qualité et d'un intérêt très variables il est vrai, mais pour une part d'une incontestable richesse qu'il serait particulièrement regrettable d'ignorer. </p> <p class="western" goog_ds_charindex="20250" align="justify" lang="fr-FR">Ce point est l’occasion de proposer à la discussion une autre piste d’interprétation des transformations en cours, qui offre une perspective d’analyse plus large et plus complexe que le seul exposé de la formation de l’oligopole de l’édition. En quoi, donc, la dénonciation de l'absence de valeur ou du non-sens de cette production, au nom d'une exigence de clarté et de simplicité, est-elle fondamentalement problématique du point de vue qui est ici le nôtre ? Outre qu'elle est homogène à l'idéologie dont se soutiennent les éditeurs de l'oligopole – et qu'elle s'inscrit dans la perspective d'une police des discours qui vise à exclure du débat légitime certaines positions et argumentations, ce qui ne devrait pas aller de soi –, cette dénonciation a ceci de problématique qu'elle évacue la question du désir des lecteurs et qu’elle tend à faire de ceux-ci les objets passifs du marketing des éditeurs, tout en disqualifiant sans autre forme de procès des pans entiers de la culture dite « populaire » ou même « savante ». Posons-nous donc quelques questions. Pourquoi « désire »-t-on un livre ? Pourquoi les lecteurs présupposent-ils qu'un livre a du sens, n'est pas qu'un tissu de non-sens, et mérite d'être publié et lu ? Pourquoi un livre éveille-t-il de l'intérêt chez les lecteurs ? Pourquoi tel lecteur ne parvient-il pas à « entrer », par exemple, dans un livre de Ludwig Wittgenstein ou de Gilles Deleuze et le juge dépourvu d'intérêt et même de signification (« je n'y comprends rien », « c'est incompréhensible ») ? Pourquoi, pour prendre un autre exemple, tel autre lecteur « résiste » devant les écrits de Jürgen Habermas, grand philosophe de la communication, et juge qu'il ne s'agit que d'un galimatias dépourvu de sens ? Pourquoi ce même lecteur sera en revanche saisi par la prose d’un Lacan, par son style et son inventivité lexicale et conceptuelle ? Ne serait-ce pas que le « sens » se définit dans la rencontre du désir d'un lecteur qui le présuppose – et, pour ainsi dire, le projette – et d'un texte doué de certaines caractéristiques, dont la détermination est elle-même problématique, cette rencontre intervenant dans des contextes changeants qui contribuent à transformer le désir du lecteur et le sens du texte, nécessairement ouvert en cela à des interprétations multiples et variables (ce qui n'exclut pas une certaine « stabilité » ou « objectivité » dont il conviendrait de penser la nature, les limites et les conditions de possibilité) ? Faut-il au contraire penser qu'il est possible de définir le sens ultime d'un texte, son noyau de sens, lequel permettrait d'en déterminer la valeur objective qui ne serait ainsi pas relative et contextuelle (chacun, selon les circonstances, trouvant ou non dans le texte l'occasion de bricoler du sens et de l'utiliser comme une boîte à outils) ? Par ailleurs, puisqu’il s’agit de défendre la créativité de l’édition indépendante, l'idée que la pensée procède en déplaçant ou en bouleversant ses cadres établis, conceptuels et linguistiques, n'implique-t-elle pas qu’elle paraisse, du point de vue de ses cadres anciens, autrement dit du sens commun, comme un « non-sens » exigeant un travail d'élaboration et d'explicitation – ce qui n'exclut évidemment pas la possibilité que certains jargonnent pour en imposer ou pour masquer la pauvreté de leur discours ? </p> <p class="western" goog_ds_charindex="23592" align="justify" lang="fr-FR">Si ces questions nous importent, c'est qu'elles permettent d'inscrire dans un cadre plus large les transformations contemporaines de l'édition et de ne pas les rabattre, en opérant une réduction économiste, sur le seul problème de la concentration et de la marchandisation du livre, et sur les logiques propres à l'économie du livre. La dénonciation répétée des transformations « néolibérales » du monde de l'édition peut bien renforcer la cohésion du groupe des éditeurs indépendants, mais elle ne permet certainement pas de prendre la mesure de la situation présente et de déployer une politique à sa hauteur. Interrogeons pour commencer les critères qui nous permettent de jauger la qualité de l'édition, notamment mais pas exclusivement de l’édition politique et de sciences sociales : un livre doit-il être avant tout et nécessairement « un outil d'émancipation au service des idées et des hommes » ? Et qui définira ce qui sert, si l'on adopte cette perspective utilitariste, l'émancipation ? Est-ce que la posture d'éditeur indépendant ou critique, notamment quand celle-ci se construit en opposition aux « grands et gros », n'engendre pas aussi ses propres aveuglements en matière de politique éditoriale ? Est-ce que le souci d'être identifié comme éditeur critique, d'être estampillé éditeur indépendant, ne conduit pas à négliger certains types de livres et à limiter inutilement notre domaine d'intervention aux livres ayant un « cachet » critique, aux livres qui seront immédiatement reconnus comme tels ? Mais, surtout, demandons-nous pourquoi le désir des lecteurs se portait autrefois sur tel ou tel type de livres qui ne suscitent aujourd'hui qu'un intérêt résiduel ; demandons-nous aussi vers quels types de livres le désir des lecteurs s'est tourné. Ces questions nous conduisent à situer nos débats dans un contexte plus vaste, contexte que non seulement les éditeurs mais plus généralement les différents secteurs de la gauche critique ont encore du mal à appréhender. Qu'en est-il du désir aujourd'hui, qu'en est-il du désir de démocratie ou même de révolution ? Pourquoi nombre de nos contemporains désirent-ils la domination et le « fascisme » ? Et, s’agissant du livre, quels sont donc les ressorts de la puissance de captation et de mobilisation du désir qu’exercent le marketing et la production de « l’édition sans éditeurs » ? Pouvons-nous nous contenter de disqualifier ce désir ? Pourquoi, le cas échéant, notre puissance d’agir est-elle si limitée et pourquoi sommes-nous, nous éditeurs indépendants, comparativement si peu « désirables » ? Autant de questions auxquelles la dénonciation rituelle et exclusive du « néo-libéralisme » ne permet pas d'apporter ne serait-ce que des éléments de réponse ; autant de questions auxquelles il faudra pourtant bien s'attacher si nous souhaitons déployer une politique démocratique radicale qui ne soit pas condamnée à l'impuissance et si nous voulons que l'édition indépendante ait une réalité et un avenir. </p> <p class="western" goog_ds_charindex="26578" align="center" lang="fr-FR">* </p> <p class="western" goog_ds_charindex="26585" align="justify" lang="fr-FR">Parce que l'édition constitue l'un des lieux privilégiés de l'élaboration et de la diffusion d'une culture critique et démocratique, les phénomènes de concentration et d'uniformisation que nous pouvons observer, qui tendent à réduire le livre à une marchandise dont le contenu importe peu, nécessitent assurément d'être analysés et portés à la connaissance du public. La prolifération de livres médiocres et vains, substituables les uns aux autres, et les graves problèmes de diffusion qui s'ensuivent constituent une réelle menace pour l'avenir de l'édition, et il convient de se donner les moyens d'une politique qui permette de relever ce défi. Mais la dénonciation de l'oligopole en formation dans le monde de l'édition risque de se réduire à une incantation impuissante, n'ayant aucune utilité, sinon celle d'offrir une image socialement valorisante des éditeurs indépendants, si nous n'élargissons pas et ne complexifions pas nos perspectives en situant ces transformations dans le contexte plus large des transformations de notre univers culturel et politique, notamment en assumant la question de savoir ce qu'il est advenu de notre désir de démocratie, de notre désir d'être toujours plus à penser, à lire et à agir ensemble pour que soient possibles d'autres modes d'existence individuels et collectifs. </p> <p class="western" goog_ds_charindex="27904" align="justify" lang="fr-FR">C'est alors que l'édition pourra être véritablement une de ces vacuoles dont parle Gilles Deleuze, espace où s'interrompt le « bruit du monde » pour que puisse advenir une pensée critique portée par un désir démocratique : « On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer. [...] Nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. » (« Les intercesseurs », dans <i goog_ds_charindex="28712">Pourparlers</i>, Paris, Minuit, 1990). </p>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-33666198950952070212007-07-23T01:53:00.000+02:002007-07-23T19:03:16.399+02:00Librairie indépendante : chronique d'une mort annoncée ?<span style="font-style: italic;">Le Monde des livres</span> : 16 février 2007<br /><p class="western" style="margin-bottom: 0in;" goog_ds_charindex="21" align="justify"><br /></p><p class="western" style="margin-bottom: 0in;" goog_ds_charindex="21" align="justify"><br /></p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" goog_ds_charindex="79" align="justify"></p><p class="western" style="margin-bottom: 0in;" goog_ds_charindex="85" align="justify">Les débats sur l'avenir du livre et la révolution numérique sont bien mal engagés. Nombre de libraires s'inquiètent de ce que certains éditeurs, mettant en péril l'existence même des librairies auxquelles ils doivent tant, se sont d'ores et déjà lancés sur la voie de « la dématérialisation du livre ». Les éditeurs incriminés protestent : le numérique ne menacerait aucunement la librairie ; le livre papier serait pour longtemps encore l'avenir du livre, et la librairie son mode de diffusion privilégié.</p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" goog_ds_charindex="596" align="justify">Le fait est, croyons-nous, que le développement du livre numérique et de la vente en ligne est inévitable, et que ses effets sur la librairie vont être considérables. Le scénario le plus catastrophique est celui de la disparition d'une grande partie des librairies indépendantes, à l'instar de ce qui s'est passé il y a déjà quelques années pour les disquaires. Les libraires ne seront pas les seules victimes. Les éditeurs dont l'activité dépendra encore de l'existence d’un dense réseau de librairies paieront eux aussi le prix fort. Ce scénario n'a rien d'invraisemblable. C'est même sans doute à l'heure actuelle le plus plausible. Son économie étant depuis longtemps fragilisée, la concurrence des « librairies » en ligne comme Amazon ou la FNAC a déjà un coût élevé pour la librairie traditionnelle, coût qui va très certainement aller augmentant. Mais une fois que la technologie du livre numérique, sous ses différentes déclinaisons (cd-rom, fichiers PDF ou Flash lisibles sur les écrans de micro-ordinateurs ou de PDA), sera suffisamment développée et diffusée, ce sont des pans essentiels de la production de livres (les manuels, les livres pratiques) qui vont dans un premier temps échapper aux librairies traditionnelles et, pour ainsi dire, réduire à néant les bases actuelles de l'économie du livre et de la librairie. Cette évolution sera de plus aggravée, pour ce qui est du livre papier, par le développement des services d'impression à la commande et par celui du papier électronique – qui associe les avantages respectifs du papier et du numérique.</p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" goog_ds_charindex="2168" align="justify">Le seul frein qui subsiste encore à ce bouleversement, ce sont les intérêts des majors de l'édition, dont on sait que les profits proviennent pour une bonne part de leur activité de diffuseur et de distributeur, profits qui sont donc menacés par le livre numérique. Dès qu'Editis, Hachette, Gallimard et Flammarion-Rizzoli auront résolu cette équation et trouvé comment tirer plus de bénéfices du numérique que du papier, une grande partie de l'édition basculera en peu de temps dans l'âge du numérique. Et assurément, son sacrifice leur permettant de maintenir ou d'augmenter leurs profits, ces groupes ne verseront pas de larmes, sinon de crocodile, sur la librairie, dont ils ont déjà considérablement réduit l'indépendance par leurs pratiques commerciales.</p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" goog_ds_charindex="2933" align="justify">Les perspectives des libraires ne sont donc effectivement pas réjouissantes. Et si le numérique est loin de n'être qu'une menace pour les libraires, comme l'attestent les <span style="font-style: italic;" goog_ds_charindex="3105">lybers </span>des éditions de l'Eclat (ces livres, disponibles en accès libre sur Internet, sont parmi ceux qui se vendent le mieux en librairie dans le catalogue de cet éditeur), il est dans ces conditions assez indécent de les exhorter à « positiver », comme si les difficultés qui sont déjà les leurs n'existaient pas, comme si les menaces qui pèsent sur eux n'étaient pas réelles, comme s'il suffisait pour les affronter de faire preuve d'une volonté d'adaptation aux temps nouveaux. Nous comprenons donc parfaitement la colère de Christian Thorel, Jean-Marie Sevestre et Mathieu de Montchalin (<i goog_ds_charindex="3699">Le Monde</i>, 15 décembre 2006), et ce d'autant plus qu'il n'y a pour les éditeurs aucune urgence à rejoindre des initiatives comme Search Inside d'Amazon (qui permet de consulter en ligne des extraits de livres). Mais que faire ? Il convient, pour préserver et même développer la librairie indépendante, d’élaborer une stratégie réaliste, à la mesure de la « puissance » du numérique et susceptible de détourner une partie de celle-ci au bénéfice des librairies. Car si l'Internet et le livre numérique ont le pouvoir de transformer radicalement le monde du livre, les habitudes de lecture, les comportements des acheteurs de livres, c'est bien qu'ils sont doués d'une certaine puissance, d'une certaine attractivité ; c'est bien qu'ils ont leurs intérêts et avantages, capables de rencontrer ou de susciter les besoins et les désirs des lecteurs. Les sites déjà développés par quelques librairies et les projets de plateformes de vente en ligne communes à plusieurs librairies indépendantes sont des premiers pas encourageants, mais ils ne constituent certainement pas une réponse à la mesure des transformations en cours. Seuls quelques-uns tireront peut-être à ce compte leur épingle du jeu. De ce point de vue, le choix de certains libraires de rejoindre le programme Amazon Marketplace, qui leur permet de vendre des livres par l'intermédiaire d'Amazon, n'est pas irréaliste – à court terme. A plus long terme, Joël Faucilhon, le fondateur de lekti-ecriture.com, a souligné récemment (<i goog_ds_charindex="5188">Le Monde</i>, 30 novembre 2006) combien une telle stratégie augmentait la dépendance des librairies, transformées en stocks externalisés d'Amazon. Il est de plus à peu près certain que, comme aux Etats-Unis, Amazon profitera de son hégémonie pour diminuer la part du bénéfice des ventes revenant aux libraires associés.</p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" goog_ds_charindex="5509" align="justify">Deux réponses complémentaires peuvent être apportées : d'une part, la création d'outils appropriés permettant aux libraires de créer et de gérer, aisément et à moindre coût, leurs propres sites de vente en ligne ; d'autre part, la création d'une plateforme mutualisée, ouverte à tous les libraires qui souhaiteraient la rejoindre, offrant les mêmes services que les grandes libraires en ligne existantes, et plus encore. Mais ces projets nécessitent une expertise technologique et des investissements initiaux non négligeables. La communauté des promoteurs du logiciel libre aurait ici à jouer un rôle essentiel. Les libraires pourraient peut-être aussi trouver en Google un soutien inattendu. Enfin, la politique d’aide à la librairie de l'Etat, fondée sur une économie du livre vouée à disparaître, devrait être radicalement réorientée pour tenir compte du défi que représente le numérique. Les deniers publics seraient en effet sans doute mieux employés à soutenir les initiatives visant à aider les libraires à entrer dans l'âge du numérique qu'à maintenir l'illusion qu'il est possible, avec un petit coup de pouce, de continuer comme si de rien n'était. La Poste, en tant qu'intermédiaire principal du commerce en ligne, aurait aussi son rôle à jouer, en proposant aux libraires des tarifs raisonnables, sinon avantageux. C'est à ces conditions que l'inscription du livre dans la ville et que le rôle fondamental de passeurs et de promoteurs d'une édition indépendante et exigeante que tiennent les meilleurs des libraires pourront être préservés.</p> <p class="western" style="margin-bottom: 0in;" goog_ds_charindex="7067" align="justify">Les libraires vont devoir redéfinir et réinventer leur métier. Les accompagner sur cette voie, c'est nous aider nous-mêmes, nous éditeurs qui ne considérons pas que le livre est une marchandise comme les autres. C'est aussi aider l'ensemble de la société, qui pâtirait grandement d'une réduction de la diversité des supports et des réseaux de diffusion et de circulation de la pensée et des idées.</p>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-57311784543080746662007-07-23T01:47:00.000+02:002007-07-23T15:02:18.708+02:00Une élection présidentielle sans éditeurs et sans lecteurs ?<p class="western"><span style="font-style: italic;">L'Humanité</span> : 30 novembre 2006 (version originale)<br /><br /><br /><br />La campagne des élections présidentielles de 2007 est aujourd'hui clairement engagée. Il est très improbable qu'éditeurs et libraires, du moins les plus gros d'entre eux, soient, en tant que tels, partie prenante des débats dont elle sera l'occasion, sinon comme promoteurs et diffuseurs d'une avalanche de livres rédigés par les différents candidats ou à leur propos. Dans la mesure où le monde de l'édition et de la librairie indépendantes traverse aujourd'hui d'importantes difficultés, notamment en raison de la constitution d'un « oligopole en réseau de l'édition » (Janine et Greg Brémond<i>, L'Édition sous influence</i>, Paris, Liris, 2002) et d'une « édition sans éditeurs » (André Schiffrin, <i>L'Édition sans éditeurs</i>, Paris, La Fabrique, 1999), il serait pourtant heureux que tous les acteurs de la chaîne du livre s'invitent dans ces débats pour faire entendre leur voix. Il en va du maintien, de la production et de la diffusion d'une culture publique critique nécessaire au débat démocratique, dont éditeurs et libraires, en particulier ceux qui travaillent en « indépendants », sont des vecteurs essentiels.<br /><br />Éditeurs et libraires pourraient mettre en avant des objectifs et des revendications comme celles-ci, inspirés des propositions formulées par les auteurs précédemment cités et par l'association <i>l'autre</i> LIVRE: limitation stricte, par la loi, de la concentration, portant non seulement sur le contrôle des marchés de l’édition, mais aussi sur la diffusion et la distribution ; renforcement des dispositifs législatifs de limitation de la concentration dans les médias ; création d’un statut de maison d’édition à but non lucratif ou à bénéfices limités ; redéfinition de l’aide publique, aujourd’hui particulièrement favorable aux majors de l’édition ; financement public de fondations destinées à favoriser la création de médias indépendants et à garantir l’indépendance de certaines entreprises d’édition et de diffusion, et de certains médias ; soumission des ouvrages tombés dans le domaine public à un « droit d’auteur » de 1à 3 % destiné à alimenter un fonds d’aide aux éditeurs et aux libraires indépendants ; allègement des charges fiscales des librairies indépendantes et mise en place de dispositifs permettant de préserver ces librairies des pressions exercées par les grands diffuseurs ; création par la poste d’un tarif préférentiel pour les éditeurs et les libraires... Ces derniers pourraient en outre proposer d’assurer la mise en place d’une véritable politique du livre et de la lecture dans l’enseignement secondaire et universitaire, politique qui s’opposerait à l’utilisation du manuel comme support quasi exclusif de l’enseignement de disciplines comme l'histoire.<br /><br />Parce que les indépendants, quand ils interviennent dans le débat public, se focalisent le plus souvent sur les processus de monopolisation à l'oeuvre dans l'édition et négligent à tort d'autres phénomènes tout aussi déterminants pour l'avenir du livre et de la pensée critique, nous n'insisterons ici que sur la proposition relative à la place et aux usages du livre dans l’enseignement secondaire et universitaire. Ces derniers déterminent en effet en grande partie le rapport aux savoirs et les désirs et les pratiques de lecture ultérieures des élèves et des étudiants. Or, les manuels scolaires utilisés – nous nous en tiendrons ici à l’exemple des manuels d’histoire du secondaire – fonctionnent de plus en plus, nous semble-t-il, comme des « non-livres », autrement dit comme des livres qui occultent, et pour cause, leurs sources bibliographiques et le travail de la pensée qui les a précédés, en particulier la dimension conjecturale et polémique de celui-ci, et qui ne suscitent pas chez leurs utilisateurs (plutôt que leurs lecteurs) le désir de circuler de livre en livre, mais qui ont pour effet au contraire de dispenser de toute lecture. Leur contenu est ainsi coupé du travail vivant des historiens, notamment dans ses aspects les plus critiques (il ignore par exemple les travaux qui lient les histoires de l’État national/social, de la nationalisation de la société, de la colonisation, de l’immigration, du monde ouvrier, de la sexualité, etc.). Cette évacuation se fait au profit d’une histoire à haute teneur idéologique, écrite du point de vue d’un État dont la fonction semble être de dompter les « masses », histoire qui vise à célébrer la « démocratie libérale », laquelle, après avoir triomphé de ses maladies infantiles, le communisme et le fascisme, et après avoir surmonté l’accident historique que serait son engagement colonial – comme si cette histoire lui était extérieure et ne l’avait pas façonnée de part en part – serait aujourd’hui confrontée au péril de la montée d’un islam radicalisé. De tels manuels ne peuvent que jouer le rôle d’éteignoir intellectuel pour les élèves.<br /><br />L’usage de ces manuels, en raison de leur forme et de la pauvreté de leur contenu, risque de détourner leurs utilisateurs de la lecture d’essais et de les empêcher de développer une pratique active de la lecture, autrement dit d’en faire des non-lecteurs. Une politique démocratique des savoirs, soucieuse de la diffusion de la pensée critique et de l’avenir du livre, devrait donc considérer comme l’une de ses priorités de transformer le contenu et l’usage de ces manuels et d’intégrer à l’enseignement un apprentissage et une pratique de la lecture d’ouvrages dans lesquels s’expose l’histoire en train de s’écrire, l’histoire vivante.<br /><br />Il y aurait bien entendu beaucoup d'autres choses à dire sur les voies possibles d’une réforme de l’Enseignement et de la sortie de ses impasses actuelles. Le système de notation, c’est-à-dire de classification, de hiérarchisation et, en dernière analyse, de sélection des élèves, qui vient produire, reproduire et légitimer (naturaliser) les inégalités en prétendant sanctionner les « talents » relatifs des élèves, autrement dit leurs aptitudes ou leurs inaptitudes supposées – les analyses de Pierre Bourdieu sur ce point conservent toute leur force, leur pertinence et leur valeur critique –, devrait aussi être l’une des premières cibles d’une politique démocratique des savoirs et du livre qui se donnerait pour objectif de maximiser la puissance de penser et d’agir des élèves et de favoriser la production et la diffusion d’une pensée critique publique.<br /><br />Ces questions ne concernent certes pas seulement les éditeurs, les libraires ou même les enseignants : c’est tout un chacun, c’est-à-dire l’ensemble de la société, qui doit travailler à la critique et à la transformation des institutions qui, comme l'École, gouvernent nos vies et conditionnent la production et la diffusion des savoirs, enjeu essentiel s’il en est des luttes et des débats actuels ; mais éditeurs et libraires indépendants devraient être parmi les fers de lance de ces débats. Et ce d'autant plus que les candidats des deux partis électoralement les plus importants ont fait à propos de la réforme de l'École des déclarations des plus inquiétantes, déclarations qui font écho à celles, aussi tonitruantes qu'imbéciles et démagogiques, d'un ministre qui naguère appela à « dégraisser le mammouth » de l'Éducation nationale. Pour l'avenir du livre et de la pensée critique, il conviendrait que les acteurs de l'édition indépendante et leurs amis s'unissent et s'opposent à ceux qui voudraient entraîner le monde de l'édition et l’École dans une logique de marchandisation, logique qui oriente toujours plus l’École vers une mission de discipline et de police idéologiques et sociales qui s’accommode fort bien de l’évidement des programmes et des manuels scolaires de toute pensée et de toute dimension critique. </p>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-42278166315024705472007-07-23T00:25:00.001+02:002007-07-23T11:35:38.007+02:00La querelle du foulard islamique<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/HijabPremiere.gif"><img style="margin: 0pt 0pt 10px 10px; float: right; cursor: pointer; width: 117px; height: 197px;" src="http://www.editionsamsterdam.fr/couvertures/HijabPremiere.gif" alt="" border="0" /></a><br /><div style="text-align: right;"><div style="text-align: justify;">En collaboration avec Charlotte Nordmann.<br /><br />in Charlotte Nordmann (dir.), <span style="font-style: italic;">Le Foulard islamique en questions</span>, Editions Amsterdam, Paris, 2004.<br /><br /></div><blockquote>« Mais je sais, tu te demandes si je suis musulman pratiquement comme<br />mon père, si je fais la prière, le ramadan, les ceintures d'explosifs,<br />les tournantes dans les mosquées-caves sur des mineures excisées par<br />des imams sans papiers qui les attachent au minaret avec un foulard<br />islamique malgré Sarkozy. Désolé c'est non. »<br />Y. B., <span style="font-style: italic;">Allah superstar</span>, Paris, Grasset, 2003, p. 16.</blockquote></div><div style="text-align: right;"></div><blockquote><div style="text-align: right;">« 'Nous sommes les universalistes', pourrait-on dire, parce que nous<br />ne prenons pas la norme majoritaire pour l'universel. »<br />Philippe Mangeot, « Le communautarisme », <span style="font-style: italic;">Dictionnaire de</span><br /><span style="font-style: italic;">l'homophobie</span>, Louis-Georges Tin (dir.), Paris, PUF, 2003.2<br /></div></blockquote><br /><br /><div style="text-align: justify;">Malgré l'âpreté de la polémique, malgré la virulence des partisans de la prohibition du foulard islamique à l'école, malgré aussi la violence symbolique extrême dont les jeunes femmes au foulard et leurs coreligionnaires ont été l'objet, la « querelle du hijab », dont la relance a été remarquablement orchestrée par le gouvernement au lendemain de grèves qui virent des dizaines de milliers d'enseignants défiler dans les rues, a sans doute aussi été, à certains égards, une bonne chose. Cette querelle a d'abord été un heureux évènement par les rencontres improbables qu'elle a occasionnées et les amitiés qu'elle a suscitées. C'est sans doute le propre de toute lutte authentiquement politique, de toute lutte pour l'égalité, pour l'extension des droits de tous et de toutes, que d'interrompre la mécanique trop bien huilée de la reproduction, qui assigne à chacun sa place et définit les cadres de la circulation au sein de l'espace social. Quels collectifs improbables, en effet, que le « Collectif Une école pour tous et toutes, contre les lois d'exclusion » ou que le « Collectif féministe pour l'égalité » ! Fers de lance de l'opposition au projet de loi préparé par le gouvernement de monsieur Raffarin, ils réunissent des personnes qui bien souvent ne s'étaient jamais côtoyées, et dont on peut raisonnablement penser qu'elles ne se seraient jamais rencontrées sans leur opposition commune, au nom d'une même exigence démocratique, aux menées des ultras de la laïcité. Que ces derniers soient ici remerciés pour avoir activement travaillé à l'établissement de tels liens, porteurs d'avenir.<br /><br />Cette querelle a été bénéfique, aussi, parce qu'elle a assurément renforcé l'« humeur » démocratique radicale qui, heureusement, anime nombre des habitants de ce pays, par ailleurs las de la déliquescence et de la corruption des institutions politiques. Cette sensibilité diffuse, dont l'un des actes de naissance ou de renaissance officiels fut sans doute le mouvement des sans-papiers et des sans-papières, peut être qualifiée de « démocritique », parce qu'elle est à la fois animée par le souci de maximiser les possibilités concrètes, ici et maintenant, d'une égale liberté de tous et toutes, par la volonté d'assurer un contrôle collectif sur les institutions qui gouvernent nos vies, et par un regard critique porté sur la démocratie historique, sur la démocratie réelle, instituée. Cette culture démocratique nouvelle, anti-autoritaire, à distance de l'état, qui reconnait l'ambigüité foncière de l'état, à la fois instrument et produit des luttes pour l'émancipation, et instrument et vecteur de la domination et de nouvelles formes de contrôle et d'assujettissement, n'a pas peu gagné dans sa confrontation avec ce qui tenait lieu d'arguments aux partisans de l'exclusion : elle a notamment acquis une perception beaucoup plus fine de l'ambivalence de l'universalisme déclaré des institutions.<br /><br />Au vrai, ce débat traverse en profondeur la société française depuis quelque temps déjà. Toute remise en question de l'universalisme affiché de l'état national/social, (post)colonial et hétérosexiste, entraine systématiquement l'accusation de communautarisme. Ainsi, hier, les partisans du droit au mariage des homosexuel-le-s se sont vu accuser de réclamer des droits spéciaux, de porter atteinte aux fondements de la société, et de préparer son éclatement en différentes communautés fermées les unes aux autres. Les mêmes arguments sont aujourd'hui utilisés à l'encontre de ceux qui refusent que les jeunes femmes coiffées d'un foulard soient exclues des établissements d'enseignement publics. Ce ne sont pourtant pas des droits spéciaux<br />que réclamaient les homosexuels et leurs amis ou que réclament aujourd'hui les détracteurs de la loi Ferry : les uns comme les autres ne demandent précisément rien d'autre que l'égalité des droits. Nul relativisme culturel, nul différentialisme ici, mais la dénonciation rigoureuse d'un tort et l'expression d'un désir d'égalité. Il ne s'agit pas pour nous d'affirmer que l'universalisme proclamé de l'état et de ses institutions n'est qu'un voile jeté sur des rapports de domination ; il est difficilement contestable que cet universalisme abstrait a des effets émancipateurs réels ; reste qu'il est aussi le support de formes de normalisation qu'il n'est pas illégitime de mettre en question. En l'espèce, si communautarisme il y a, ne serait-il pas plutôt à chercher du côté de l'état ? Il est vrai que le caractère majoritaire de ce communautarisme lui permet de s'ignorer comme tel et de se prévaloir d'une dimension universelle.<br /><br />Enfin, un autre élément positif, selon nous, des polémiques actuelles<br />est que les langues se sont déliées, que des pensées autrefois refoulées ont pu s'exprimer. Nous sommes de ceux qui pensent que la censure, morale ou légale, est le pire des instruments de lutte contre les opinions criminelles. Ainsi nous estimons que le «coming out» raciste et islamophobe auquel ont donné lieu les débats récents est plus sain que le racisme euphémisé de l'ensemble de la classe politique et les jérémiades sur la supposée «lepénisation des esprits"3. Le fond de l'affaire est que les champs politique et médiatique n'ont pas attendu Le Pen pour être « lepénisés », comme l'ont démontré les travaux de Simone Bonnafous ou de Maxim Silverman4, et comme le savent tous ceux qui n'ont pas la mémoire courte. Le fait est que Le Pen a cristallisé sur son nom et sa personne une opinion largement répandue dans la classe politique et une partie de la population, notamment à « gauche », avant même son émergence dans l'espace public. Si le thème de la « lepénisation des esprits » a eu un tel succès, c'est qu'il permettait aux (ir)responsables politiques et aux classes moyennes supérieures de se dédouaner à bon compte en projetant sur l'épouvantail Le Pen et l'électorat populaire leur propre racisme, et de perpétuer ou de consentir à des politiques discriminatoires en prétendant lutter contre le Front national. Le dernier chapitre de cette histoire vient de se dérouler sous nos yeux.<br /><br />La clé du consensus politique constitué autour du projet de loi d'exclusion des filles au foulard se trouve d'ailleurs là : des partis ébranlés par le « choc » (pourtant bien prévisible) du 21 avril 2002, qui vit Jean-Marie Le Pen se propulser à la seconde place lors des élections présidentielles, cherchent à se reconstituer une légitimité populaire en donnant des gages à l'électorat lepéniste, sans avoir à revenir sur les politiques, anti-populaires, de privatisation, de<br />démantèlement progressif du droit du travail et du service public, qu'ils promeuvent activement, au nom de la « modernisation », depuis maintenant près de trois décennies. On joue la carte de l'état national pour regagner un semblant de légitimité au moment où l'on s'attaque à l'état social. C'est là l'unique réponse à la montée irrésistible du Front national que les partis de droite et de gauche, et singulièrement le Parti socialiste, ont imaginée depuis 1983, avec le succès que l'on sait. Ne manquent plus au tableau que des enseignants trop heureux de trouver une compensation imaginaire à leur perte d'autorité ; des féministes égarées sur les fausses routes de l'islamophobie5 ; quelques « éradicateurs » algériens incapables de distinguer les lieux et les temps ; et, pour finir, des partisans d'Ariel Sharon et de la politique coloniale israélienne, qui souhaitent acclimater en France la théorie du «choc des civilisations», et assimiler le combat que la France aurait à mener contre «l'intégrisme» à celui du gouvernement israélien contre les diverses formes de la résistance palestinienne.<br /><br />Il est vrai, les choses sont un peu plus compliquées que cela. C'est au nom de la loi, au nom de la laïcité et au nom de l'égalité dessexes, nous a-t-on successivement dit, que les jeunes filles au foulard devaient être exclues. Que les lois alors en vigueur ne permissent aucunement d'exclure les porteuses de foulard, que la laïcité, telle qu'elle a historiquement été définie en droit et en pratique, n'ait jamais impliqué la neutralité des élèves, mais seulement celle des locaux et des enseignants, n'a pas arrêté les zélateurs du camp « prohibitionniste » ; ils n'en étaient pas à une contrevérité près. Ainsi avons-nous pu assister au spectacle effarant de fonctionnaires de l'état excluant des lycéennes, en toute illégalité, au nom d'une loi à venir : étrange leçon de civisme pour les jeunes générations. Quel paradoxe aussi que cette demande de loi émanant de personnes qui, alors que bien souvent elles occupent des postes « à responsabilité » (proviseurs, enseignants), demandent à être déchargées de toute responsabilité, de ne plus avoir à traiter les situations particulières dans lesquelles elles se trouvent investies, comme si elles attendaient de la loi non pas qu'elle définisse un cadre général (ce qui était déjà le cas, contrairement à ce qui a été répété à maintes reprises), mais qu'elle « assume » pour elles le traitement des situations singulières auxquelles elles sont confrontées, autrement dit qu'elle abolisse l'espace qui la sépare de la jurisprudence, du droit et, plus généralement, de la pratique.<br /><br />C'est parce qu'ils étaient confrontés à ces contradictions que les avocats de l'exclusion ont soudain découvert l'égalité des sexes. Il fallait maintenant exclure non pas au nom de la laïcité, mais au nom de l'égalité des hommes et des femmes. Manifestement, dans un premier temps, personne ne se rendit compte de l'absurdité qu'il y a à vouloir exclure des jeunes filles parce qu'elles sont prétendument victimes d'une discrimination ; personne parmi les féministes patentées qui, comme Anne Zelensky6, joignirent leurs voix à celles de Pierre-André Taguieff, d'Alain Finkielkraut et de leurs amis, ne réalisa que l'on substituait ainsi à la logique d'extension des droits et des possibles qui a historiquement, pour de bonnes raisons, été celle des féministes, une logique de répression visant exclusivement des femmes. Quand remarque leur en fut faite, l'imparable argument tomba : les jeunes femmes au hijab devaient être exclues pour protéger d'autres jeunes femmes, soumises à des pressions pour porter le voile, pressions auxquelles elles ne pouvaient être soustraites que par l'application rigoureuse des « principes de la laïcité ». La boucle était bouclée. Il restait cependant à prouver que de telles pressions existaient bien et qu'elles étaient suffisamment répandues pour justifier le sacrifice de quelques femmes de mauvaise foi sur l'autel de l'émancipation féminine. Bien sûr, il se trouva quelques docteurs autoproclamés en islamologie et en banlieuelogie pour attester de la chose, et diagnostiquer au passage un sexisme congénital et incurable de l'islam. Que l'on batte sa femme avec une fréquence et un entrain égaux dans les beaux quartiers, chez les bourgeois (qu'ils votent pour<br />le Parti socialiste, l'UMP ou le Front national), et dans les «bas-fonds» où vivent les nouvelles «classes dangereuses», comme l'a encore montré une étude récente7, aurait peut-être pu amener à se demander si, avec ces « affaires du foulard islamique », il ne s'agissait pas, par hasard, de faire diversion et de mieux faire l'impasse sur le sexisme et les discriminations à l'œuvre dans l'ensemble de la société française.<br /><br />Pour les partisans de l'interdiction du foulard à l'école, les jeux étaient assurément joués d'avance, comme en témoigne la mascarade de la commission Stasi8. Comment aurait-il pu en être autrement alors qu'ils avaient d'emblée disqualifié la parole des femmes concernées, parce que nécessairement, selon eux, aliénées ? alors qu'ils refusaient de prendre en compte non seulement la multiplicité de sens que revêt le port du foulard islamique dans le contexte français, mais, plus profondément, le fait qu'il n'est pas même possible de lui assigner un sens premier, ultime, irréductible, celui d'un symbole sexiste ? Comme tout symbole, le foulard est susceptible de réinterprétations radicales, de détournements ; et si les femmes qui portent volontairement le hijab ne sont pas tout à fait maitresses du sens de ce vêtement, qui est l'objet d'un travail collectif et polémique d'interprétation et de resignification (les débats actuels, notamment, contribuent à en modifier le sens), il n'en reste pas moins que le foulard, comme toute réalité sociale, change de signification avec les lieux, les personnes, les époques.<br /><br />Pourquoi ce déni de la complexité et de l'ambivalence de la réalité sociale ? Pourquoi aussi cet excès, ce surcroit de violence, qui caractérise la très grande majorité des déclarations publiques des opposants au foulard, lesquels, à de très rares exceptions près, ont employé sans vergogne des arguments ad personam, voire des insultes, des calomnies et des menaces, et n'ont pas hésité à travestir la réalité et à utiliser les procédés les plus douteux pour écraser leurs contradicteurs qui, sans doute impressionnés par cette démonstration de force, restèrent souvent très réservés et timorés, paralysés peut-être par l'accusation d'« angélisme » ou d'«islamogauchisme» ? Qu'est-ce qui dans le foulard islamique est si insupportable ? Pourquoi, enfin, ces débats aujourd'hui ?<br /><br />Ce n'est pas le fait qu'il voile partiellement le visage, c'est bien plutôt la visibilité du foulard, son caractère « ostensible », qui suscite l'ire des défenseurs d'une loi d'exclusion. Beaucoup n'ont<br />sans doute pas encore assimilé et accepté le fait qu'il existe un islam français, que des habitants de plein droit de ce pays sont des musulmans, dont les mœurs et les coutumes diffèrent en partie (si peu!) de leurs concitoyens. Le hijab est pour la plupart de ses détracteurs le symbole de cet islam qu'ils persistent à considérer comme étranger, et dont ils entretiennent des représentations largement fantasmatiques. C'est en tant que symbole d'intégration que le hijab leur est insupportable. L'un des multiples sens du foulard, mais non le moindre, est sans doute : « Nous sommes ici, nous sommes d'ici, ne vous en déplaise. »<br /><br />Plus généralement, la loi d'interdiction du foulard islamique à l'école s'inscrit dans le cadre d'une politique d'invisibilisation, qui vise en particulier les « immigrés » et les femmes, et non dans celui d'une politique de suppression des discriminations. Pour ce qui est des femmes, la parité devait, en principe (mais en principe seulement : comme il était prévisible, en pratique, des dispositions furent prises pour que rien ne change, ou si peu), non pas permettre la lutte contre les discriminations diverses que subissent les femmes, mais supprimer l'effet le plus visible de ces discriminations : l'absence presque totale de femmes (en l'occurrence de bourgeoises) de la représentation nationale ; pareillement, monsieur Sarkozy s'en est pris aux prostitué‑e‑s : qualifié-e‑s, comme les jeunes femmes qui portent le hijab, de victimes, mais prié-e-s, comme elles encore, de disparaitre de l'espace public, sans que l'on daigne se soucier des conséquences de cette éviction. Putes ou soumises, circulez ! Cachez ces discriminations que je ne saurais voir !<br /><br />Il faudra bien pourtant un jour que la France regarde en face les discriminations qui la rongent, et qui constituent la toile de fond desdites « affaires du foulard », sans quoi il est impossible de les comprendre. Il faudra bien que la société française accepte de considérer son passé/présent colonial, qu'elle cesse d'exiger des populations issues de l'immigration (post)coloniale qu'elles fassent allégeance à l'état, qu'elles se comportent comme des « créatures » de l'état ; il faudra bien qu'elle cesse de reprocher à ces populations leur manque d'« intégration », alors que ce sont les lois et les institutions, ainsi que les pratiques et les discours qui les accompagnent, qui, dans les faits, produisent et reproduisent leur «extranéisation». Il faudra bien aussi que tout soit mis en œuvre pour mettre un terme aux discriminations et aux violences dont, en tous points de l'espace social, les femmes sont l'objet. Disons-le nettement : ce n'était pas là, de toute évidence, la préoccupation des contempteurs du hijab.<br /></div><br /><br /><br /><div style="text-align: justify;">1 Charlotte Nordmann est agrégée de philosophie ; elle a collaboré à l'ouvrage Le 17 octobre 1961, Un crime d'état à Paris (Paris, La Dispute, 2001). Jérôme Vidal est traducteur et éditeur ; il est membre de l'association Femmes publiques et a collaboré au collectif « Une école pour tous et toutes, contre les lois d'exclusion ». Il a publié, en <span style="font-style: italic;">Le 17 octobre 1961, Un crime d'état à Paris</span>, ainsicollaboration, que « Anatomie d'un pamphlet prohibitionniste », une recension de Bas<br />les voiles ! de Chahdortt Djavann, disponible sur le site du collectif Les mots sont importants (<a onclick="return top.js.OpenExtLink(window,event,this)" href="http://www.lmsi.net/" target="_blank">www.lmsi.net</a>).<br />2 Les citations placées en exergue de cet avant-propos ne suggèrent aucunement que leurs auteurs partagent tout ou partie des thèses ici développées. De la même façon, cet avant-propos n'engage que ses auteurs et nullement les autres contributeurs de ce volume.<br />3 L'expression « lepénisation des esprits » a été forgée par Pierre-André Taguieff et popularisée par Robert Badinter, avant d'être reprise par Le manifeste contre le Front national de Jean-Christophe Cambadélis, association qui visait à rallier autour du Parti socialiste l'opposition au Front national.<br />4 Simone Bonnafous, L'Immigration prise aux mots, Kimé, Paris, 1991 ; Maxim Silverman, Deconstructing the Nation. Immigration, Racism and Citizenship in Modern France, Routledge, London, 1992.<br />5 Contrairement à ce qu'affirment Caroline Fourest et Fiammetta Venner, avec un aplomb qui n'a d'égal que leur remarquable manque de rigueur sur ce point, le terme « islamophobie » est attesté en français depuis les années 1920. Sa fortune récente n'est pas due aux mollahs iraniens ou aux islamistes britanniques, mais plus probablement à la publication, en 1997, par le très respectable Runnymede Trust, d'un rapport intitulé Islamophobia, A Challenge For Us All.<br />6 L'article signé par Anne Vigerie et Anne Zelensky, intitulé «'Laïcardes', puisque féministes» (Le Monde du 29 mai 2003), développe ,une rhétorique très similaire à celle à laquelle Pierre-André Taquieff et Alain Finkielkraut nous ont habitués. Lire à ce sujet « Un féminisme à visage inhumain », la réponse du collectif Les mots sont importants (cet article peut être consulté en ligne : <a onclick="return top.js.OpenExtLink(window,event,this)" href="http://www.lmsi.net/" target="_blank">www.lmsi.net</a>).<br />7 Maryse Jaspard et l'équipe ENVEFF, Les violences envers les femmes en France : une enquête nationale, Paris, La documentation française, coll. « Droits des femmes », 2003.<br />8 Il est remarquable que les « sages » de la commission Stasi n'aient pas jugé bon d'auditionner 1) des professeurs qui enseignent, sans que cela pose le moindre problème, à des jeunes filles qui portent le hijab ; 2) des camarades non voilées de ces jeunes filles, qui le plus souvent les côtoient sans difficulté ; 3) des jeunes filles exclues d'un établissement public parce qu'elles ,portaient le foulard islamique.</div>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-7408148057396314712007-07-23T00:25:00.000+02:002007-07-23T15:01:32.997+02:00Le 17 octobre 1961, un crime d'Etat à Paris<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="http://17octobre1961.free.fr/images/photos/17oct-61-livre.jpg"><img style="margin: 0pt 0pt 10px 10px; float: right; cursor: pointer; width: 168px; height: 266px;" src="http://17octobre1961.free.fr/images/photos/17oct-61-livre.jpg" alt="" border="0" /></a><br /><span style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:Arial,Helvetica,sans-serif;font-size:100%;" ><span style="font-size:100%;">En collaboration avec Charlotte Nordmann.<br />Contribution à </span></span><span style="color: rgb(0, 0, 0);font-size:100%;" ><i>Le 17 octobre 1961, un crime d'Etat à Paris </i>(La Dispute, Paris, 2001).</span><br /><span style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:Arial,Helvetica,sans-serif;font-size:100%;" ><span style="font-size:100%;"><br /><br />Les événements du 17 octobre 1961 ont longtemps été frappés d'un oubli presque entier. Longtemps, nul ne semblait savoir qu'avait eu lieu en 1961 une manifestation de masse d'Algériens à Paris, ni qu'elle avait été réprimée avec une extrême violence. Il importe de déterminer les raisons de cet oubli, mais aussi de comprendre comment il a pu <span style="font-size:100%;"><span style="font-size:100%;">être, <span style="font-size:100%;"><span style="font-size:100%;">depuis les années 1980,</span></span> </span></span>progressivement et partiellement dissipé . Ce n'est qu'à cette condition qu'il sera possible de rendre raison de l'ambiguïté de la "mémoire officielle" du 17 octobre 1961 qui se construit actuellement.<br /><br /><span style="font-weight: bold;">Ce qui s'est passé le 17 octobre 1961</span><br /></span></span><p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;"><span style="font-size:100%;">1. <u>Le contexte</u></span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">En 1961, la nécessité d'une solution négociée au conflit algérien s'est imposée. Des négociations ont été officiellement ouvertes entre le gouvernement français et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne le 20 mai 1961. Il est hors de doute pour les participants que les négociations aboutiront à l'institution d'un État algérien indépendant : les discussions portent sur les conditions exactes de l'indépendance. Et pourtant c'est à partir de l'été 1961 qu'eurent lieu les plus terribles violences que connut le territoire métropolitain pendant la Guerre d'Algérie. C'est cette contradiction que met en évidence l'examen des faits qui ont conduit aux massacres du 17 octobre 1961.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">En 1961, Maurice Papon est préfet de police de Paris. Nommé à ce poste en 1958 sous la IVème République, il y a été maintenu par le président Charles de Gaulle sous la Vème. Lorsqu'en 1958 M. Papon est nommé préfet, à la suite de violentes manifestations de policiers parisiens, sa recommandation est " l'efficacité " dont il a fait preuve lors de son mandat de préfet à Constantine. De 1956 à 1958, en tant que préfet et IGAME pour les départements de l'Est algérien, il a instauré un système de répression dans lequel la torture est systématique, les exécutions sommaires courantes. Lorsqu'il est nommé préfet de police à Paris en 1958, il répond à une campagne d'attentats menés en métropole par le F.L.N. en organisant des rafles massives de "Français musulmans d'Algérie ". Les violences à l'encontre de la population nord-africaine de Paris s'institutionnalisent : le préfet de police crée la Force de police auxiliaire, constituée de harkis, qui pratique la torture ; il fait ouvrir le Centre d'Identification de Vincennes, où peuvent être internés, sur simple décision administrative, sans jugement, les Nord-Africains " suspects". M. Papon va jusqu'à instaurer, le 1er septembre 1958, un couvre-feu pour les Nord-africains. Boycotté par le F.L.N., il tombe peu à peu en désuétude. Au cours des opérations de police, des internements, des rafles et des "contrôle" par les harkis, des hommes disparaissent. De nombreuses plaintes sont déposées, pour torture, pour meurtre ; malgré l'accumulation de témoignages accablants, malgré les constatations de sévices par des médecins, malgré le nombre de disparitions, aucune plainte n'aboutira. Toute la population nord-africaine de la région parisienne souffre de ces rafles systématiques et de la violence des harkis qui patrouillent dans les quartiers qu'elle habite, par exemple dans le 18ème ou le 13ème arrondissement.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Ces violences s'ajoutent à la condition extrêmement dure qui est faite par ailleurs aux travailleurs nord-africains en métropole. Dans leur très grande majorité, ce sont des célibataires que de grandes firmes industrielles françaises ont fait venir par contingents : la France manque de main d'œuvre et les populations rurales d'Algérie ou du Maroc constituent une force de travail docile. Ils vivent dans des hôtels à Paris ou dans des bidonvilles, comme à Nanterre. La surpopulation et l'isolement forcé qu'ils subissent tiennent à la fois à leur pauvreté et au refus des propriétaires français de leur louer des appartements. Les Algériens " immigrés " en métropole sont très strictement encadrés par le F.L.N. Cela signifie en particulier que tous sont contraints de cotiser - ceux qui refusent risquent la mort.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;"><span style="font-size:100%;">2. </span><span style="font-size:100%;"><u>D'août 1961 au couvre-feu d'octobre</u></span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">En août 1961, les rafles et les perquisitions s'intensifient, les violences et les détentions arbitraires, au faciès, se multiplient. Ce redoublement de l'offensive policière se produit alors que le F.L.N. a cessé ses attentats à Paris et en banlieue depuis plusieurs semaines. Les attentats de l'O.A.S. deviennent au même moment de plus en plus nombreux, visant parfois des hôtels où vivent des Algériens. Fin juillet 1961, les négociations entre le gouvernement français et le G.P.R.A. ont achoppé sur la question du Sahara, la France contestant la souveraineté du futur État algérien sur cette région. En août 1961, le président Charles de Gaulle est prêt à céder sur cette question d'importance pour relancer les négociations. Il entend en même temps être en position de force pour négocier. C'est le sens de son geste lorsque, fin août 1961, il démet de ses fonctions le Garde des Sceaux Edmond Michelet, favorable depuis longtemps à la négociation avec le F.L.N. Il cède ainsi à la pression de son Premier ministre Michel Debré, lequel est profondément partisan de l'Algérie française. En renvoyant Edmond Michelet, il signifie qu'il accepte le durcissement de la répression contre les " Français musulmans d'Algérie ".</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Le F.L.N. décide, fin août 1961, de reprendre sa campagne d'attentats en métropole. Les policiers sont visés ; onze d'entre eux seront tués et dix-sept autres blessés de la fin août au début octobre 1961. A la suite de ces attentats, trois organisations syndicales de policiers, dont la principale, se constituent en un " Comité permanent de coordination et de défense " et exigent du pouvoir des exécutions de condamnés à mort et un couvre-feu pour les Nord-africains A partir de septembre 1961, des rafles massives sont organisées . Au cours de ces rafles, des personnes disparaissent. C'est aussi à partir de septembre que l'on commence à entendre parler de cadavres de Nord-africains retrouvés dans la Seine. A la pression des policiers, qui parlent de " se faire justice soi-même ", M. Papon répond par un discours sans ambiguïté : le 2 octobre, aux obsèques d'un policier, il déclare: " Pour un coup rendu, nous en porterons dix ", puis, plus tard, il assure les policiers que, s'ils tirent les premiers, ils seront " couverts ". Le 5 octobre, il instaure un couvre-feu pour les " Français musulmans d'Algérie ". Malgré les dénégations du ministre de l'Intérieur, ce couvre-feu raciste institutionnalise la confusion entre " Algérien " et criminel.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;"><span style="font-size:100%;">3. <u>La manifestation</u></span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Le F.L.N. décide d'organiser un boycott du couvre-feu. Une circulaire du 7 octobre met fin à la campagne d'attentats en métropole : il s'agit par ce boycott de changer entièrement de stratégie et de renverser l'opinion publique française. Alors que les attentats s'inscrivaient dans une logique de clandestinité et de guerre, le boycott du couvre-feu doit prendre la forme d'une manifestation pacifique de masse, au grand jour. La manifestation doit avoir lieu dans tout Paris, le long des artères principales de la ville. Tous doivent y participer, les familles entières. Les manifestants ont la consigne de ne répondre à aucune provocation, à aucune violence ; des cadres du F.L.N. les fouillent avant la manifestation pour s'assurer qu'ils n'ont rien qui puisse servir d'arme. Tous les Algériens de la région parisienne doivent participer à la manifestation, sous la contrainte si nécessaire : il s'agit non seulement pour la Fédération de France du F.L.N. de démontrer son emprise sur les Algériens en métropole, mais aussi de faire exister aux yeux des Français le peuple algérien. A l'institutionnalisation de l'arbitraire et du racisme, il faut répondre par la revendication d'une existence politique. Les dirigeants de la Fédération de France estiment que la répression qui ne peut manquer de s'abattre sur les manifestants mettra en lumière la violence du pouvoir et la légitimité de la lutte du peuple algérien pour son indépendance.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Au matin du mardi 17 octobre, la police sait qu'une manifestation de masse se prépare ; des cars de police quadrillent la ville, des policiers cernent les bouches de métro aux portes de Paris, prêts à arrêter les manifestants. Aux portes de Paris, à la sortie des métros Étoile, Opéra, dans les couloirs de la station Concorde, sur les Grands Boulevards, les manifestants seront systématiquement matraqués, à coups de crosse, de gourdin, de bâton, souvent jusqu'à ce qu'ils s'effondrent. Les policiers frappent au visage, au ventre, des manifestants qui ne font montre à aucun moment d'aucune violence ni d'aucune résistance. Sur le boulevard Bonne-Nouvelle, au pont de Neuilly, au Pont-Neuf d'Argenteuil et en d'autres lieux, les policiers tirent sur les manifestants. Sur les ponts aux portes de Paris et sur le pont Saint-Michel, des hommes sont précipités à la Seine. En plein Paris et pendant plusieurs heures se déroule une véritable chasse au faciès, à laquelle la population parisienne assiste et collabore même parfois. Le préfet de police M. Papon suit toutes les opérations et se rend lui-même à l'Etoile, pour constater leur " bon déroulement ". Il a aussi connaissance de toutes les liaisons radio de la police. Il sait donc que de faux messages d'information circulent selon lesquels des policiers auraient été tués. Il ne les démentira pas.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Plus de dix mille Algériens sont interpellés. Ils sont internés au palais des Sports, au Parc des Expositions, au stade de Coubertin, au Centre d'Identification de Vincennes, pendant près de quatre jours. Quatre jours pendant lesquels les violences continuent. A leur arrivée, les manifestants sont systématiquement battus. Dans l'enceinte des lieux d'internement, on assiste à des exécutions et nombreux sont ceux qui meurent de blessures non soignées. Au lendemain de la manifestation, le bilan officiel est de deux morts algériens. Il fait état de " tirs échangés " entre la police et les manifestants. Malgré les efforts de quelques parlementaires, le gouvernement empêche la création d'une commission d'enquête. Aucune des plaintes déposées n'aboutira.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">S'il n'est pas possible de déterminer exactement combien d'Algériens furent tués le 17 octobre 1961 et les jours qui suivirent, il reste que le chiffre de plusieurs centaines de morts, avancé par J-L. Einaudi dans son livre <i>La Bataille de Paris</i> à partir de l'étude de registres de cimetières, de témoignages et de documents internes du F.L.N., est le plus vraisemblable. De nombreuses archives administratives qui auraient été essentielles au dénombrement des victimes ont aujourd'hui disparu. Ceci explique pourquoi le rapport Mandelkern - commandité par le gouvernement et rendu public en 1998 - et le livre de J-P. Brunet, qui tous deux se fondent sur les archives existantes de la préfecture de Police, concluent à un nombre de morts bien inférieur - autour d'une quarantaine. Le rapport Mandelkern reprend du reste à son compte la version selon laquelle des tirs auraient été échangés entre les manifestants et la police.</span></p><p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><br /></p><p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;"><span style="font-weight: bold;">La censure et l'oubli</span><br /></span></p><p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">1. <u>La censure étatique</u></span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">L'oubli qui a frappé la journée du 17 octobre 1961 est-il dû à la censure organisée par le pouvoir ? C'est une explication que l'on a souvent invoquée ; et au regard du nombre des saisies et des interdictions de publication, elle semble justifiée. Le gouvernement chercha à imposer le silence sur la terrible répression qui frappa ce jour là les Algériens. Au lendemain de la manifestation, le bilan officiel est de trois morts. Pour maintenir cette version, le gouvernement doit faire taire ceux qui la contesteraient. Le 17 octobre même, on interdit aux journalistes d'être présents. Les quelques images de télévision qui existent sont dues à des télévisions étrangères. Ceux qui tentent malgré tout de prendre des photos voient leur matériel détruit. Les saisissantes photos prises par Elie Kagan durent l'être clandestinement. Les lieux d'internement restèrent interdits aux journalistes pendant les quatre jours que dura la détention des Algériens ; les seuls témoignages qui les décrivent sont dus aux manifestants eux-mêmes, à des médecins, à des militaires ou à des appelés.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Le journal Vérité-Liberté, qui dénonce les massacres et reproduit des témoignages, en particulier un tract de policiers dénonçant la violence extrême de la répression, est immédiatement saisi sur ordre du préfet de police M. Papon. Fin 1961, le livre Ratonnades à Paris, de P. Péju, est saisi lui aussi. Le film de J. Panijel, Octobre à Paris, qui reconstitue la manifestation à partir des photos de E. Kagan et de témoignages d'Algériens, est saisi par la police lors de sa première projection, en octobre 1962. Malgré les efforts de certains parlementaires, le gouvernement empêche la création d'une commission d'enquête sur les crimes du 17 octobre et des jours suivants. Aucune des poursuites judiciaires engagées, aucune des plaintes déposées n'a non plus abouti. Aucun policier ne sera condamné pour les crimes commis, aucun responsable politique n'aura à en répondre. Il ne fait pas de doute que le gouvernement a tout mis en œuvre pour s'assurer du recouvrement des crimes du 17 octobre 1961.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"> <span style="font-size:100%;">La censure ne semble pourtant pas suffire à expliquer l'oubli du 17 octobre, si l'on considère en particulier ce qui a été écrit dans la presse dans les jours qui ont suivi les massacres : beaucoup de choses ont été sues et portées à l'attention du public. L'oubli du 17 octobre ne s'explique donc pas simplement par un défaut de connaissance. En effet, si dans un premier temps chacun des journaux adopte un discours correspondant à sa position politique, moins d'une semaine après les faits, tous s'accordent pour dénoncer les violences policières. Au lendemain de la manifestation, seuls <i>L'Humanité </i>et <i>Libération </i>dénoncent la violence de la répression ; <i>Le Monde</i> et <i>La Croix</i>, se voulant neutres, relaient la version officielle de " heurts " avec la police tandis que <i>Le Figaro</i> et <i>France-Soir</i> affirment que ce sont les manifestants, " fanatisés " ou " manipulés " par le F.L.N., qui se sont rendus coupables de violences à l'encontre des policiers. Mais dans la semaine qui suit la manifestation, à mesure que les témoignages affluent, un consensus se dégage dans la presse : tous en viennent à dénoncer les " violences à froid " dont ont été victimes des manifestants pacifiques. La plupart des journaux publient des enquêtes sur le bidonville de Nanterre. Tous font état des corps que l'on retrouve quotidiennement dans la Seine. La presse n'a donc pas été silencieuse : elle a su l'essentiel des faits et en a traité publiquement, malgré la censure. Presque immédiatement après la manifestation, les violences terribles auxquelles elle a donné lieu ont été, pour une part essentielle, rendues publiques. La raison de l'oubli du 17 octobre 1961 doit donc être cherchée ailleurs que dans la censure organisée par l'Etat.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;"><span style="font-size:100%;">2. <u>"L'oubli" de la Guerre d'Algérie</u></span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Un premier élément de réponse s'impose : le 17 octobre 1961 a d'abord été oublié au même titre tous les crimes de la Guerre d'Algérie. Ce ne sont pas seulement les violences du 17 octobre 1961 qui ont longtemps été recouvertes d'une chape de silence et d'oubli, c'est l'ensemble des crimes de la police et de l'armée française pendant cette " opération de maintien de l'ordre ". En effet, la guerre, qui dura près de dix ans, a déchiré les Français et, lorsque la paix est enfin conclue, c'est sur un oubli collectif autant qu'individuel que se reconstruit l'unité de la nation française. Le conflit a profondément divisé le pays : quelle unité aurait pu se dégager entre les colons prêts à commettre des attentats pour conserver une Algérie française, ceux dont l'Algérie est simplement le pays, qui y ont toujours vécu, entre les Français de la métropole qui désirent avant tout la paix et acceptent par conséquent que l'indépendance soit accordée à l'Algérie et ceux qui prennent parti pour l'indépendance et s'engagent à des degrés divers au côté du F.L.N. ? A cette division on n'a su opposer que le silence et l'oubli, individuel comme étatique. Combien d'appelés, contraints pendant la guerre à commettre les pires violences, n'ont trouvé de " solution " à ce déchirement intérieur que dans le silence ? L'indépendance proclamée, le gouvernement édicte la loi d'amnistie : aucun des crimes commis au titre de la poursuite de la guerre ne pourra faire l'objet de sanctions pénales.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;"><span style="font-size:100%;">3. <u>Le recouvrement par "Charonne"</u></span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Mais l'oubli du 17 octobre 1961, c'est aussi son recouvrement et sa confusion avec la manifestation de Charonne. L'oubli des victimes algériennes suit un cheminement plus complexe que celui retracé pour l'instant : une autre mémoire vient recouvrir le souvenir du 17 octobre 1961, un autre crime prend sa place. Rappelons les faits. Le 8 février 1962, quelques mois après la manifestation des Algériens, le Parti Communiste Français organise une manifestation pour exiger que soit mis fin à la Guerre d'Algérie. Les policiers chargent et huit personnes trouvent la mort. A leurs obsèques se rassemblent plusieurs dizaines de milliers de personnes. La mémoire des martyrs de Charonne sera entretenue avec constance par le P.C.F. et au-delà par l'ensemble de la gauche française. Charonne restera pour tous le symbole de la violence de l'Etat pendant la Guerre d'Algérie et - bien que le mot d'ordre du rassemblement ait alors été celui de paix en Algérie plutôt que d'indépendance de l'Algérie - l'expression de l'engagement anti-colonial du P.C.F. On aurait pu penser que cette répression sanglante en rappellerait une autre, encore récente. Dans les faits, c'est le contraire qui se produit : le 17 octobre 1961 est entièrement occulté par Charonne. Dès le début de l'année 1962, avant donc que ne commence le travail collectif d'oubli et d'amnistie des crimes de la guerre, il semble que la manifestation des Algériens ait déjà disparu de la mémoire collective. Ainsi <i>Le Monde</i>, qui avait dénoncé les violences du 17 octobre, qui s'était inquiété des dizaines de cadavres retrouvés dans la Seine après la manifestation, peut-il écrire en février 1962 que la répression de Charonne a été la plus violente que Paris ait connu depuis 1934. On frémit de penser que ce qui distingue les manifestants de 1961 et ceux de 1962 ne peut être que la couleur de peau et les droits qui y sont attachés. Que la mémoire de Charonne soit une autre face de l'oubli du 17 octobre se manifeste aussi dans la confusion persistante entre les deux événements : dans des livres d'histoires, au cours d'un journal télévisé, les photos du 17 octobre ont servi à illustrer les violences de Charonne.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Cette confusion du 17 octobre 1961 avec Charonne, qui a signifié dans les faits l'oubli du 17 octobre, s'est probablement opérée de manière primordiale par le biais du discours propre du P.C.F. Le fait que la mémoire du 17 octobre 1961 ait toujours été absente du discours du P.C.F., alors que Charonne y tenait une place essentielle - et le fait, conjoint, que les Algériens n'aient pas été associés à la manifestation du 8 février 1962 - marque en fait une ambiguïté fondamentale du Parti Communiste Français. S'exprime ici ce qu'on pourrait appeler les "hésitations " de l'anti-colonialisme du P.C.F. Peut-être faut-il rapporter cette ambiguïté du P.C.F. à son appartenance à une nation impérialiste, ou encore à un nationalisme dont il faudrait chercher l'origine tout à la fois dans le patriotisme de la Résistance et l'imitation de l'URSS. De ces hésitations témoigne la perméabilité du P.C.F. au discours de défense de l'intérêt national, telle qu'elle s'est manifestée notamment dans les années 1980 (notamment lorsque Robert Hue organisait dans sa commune des manifestations que l'on peut dire "racistes"). C'est à cette ambiguïté qu'il faut rapporter le recouvrement de la manifestation des Algériens du 17 octobre 1961 par celle de Charonne.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;"><span style="font-size:100%;">4. <u>Depuis les années 80 </u></span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Au vu de ces analyses, la question se pose de savoir comment le 17 octobre 1961 en est progressivement venu à forcer l'espace public et à retrouver place dans la mémoire collective. A défaut de proposer une véritable explication de cette ré-émergence, nous retracerons ici les voies qu'elle a empruntées. Si, en 1972, P. Vidal-Naquet avait déjà rappelé les massacres des 17 et 18 octobre 1961 dans son livre <i>La Torture dans la République</i>, c'est à partir des années 1980 qu'ils acquièrent peu à peu une véritable publicité. En 1980, <i>Libération</i> publie un dossier sur le 17 octobre rédigé par G. Mattéi et J-L. Péninou : " Il y a dix-neuf ans, un massacre raciste à Paris ". Parallèlement, Les <i>Nouvelles Littéraires </i>publient un texte intitulé " Cela s'est vraiment passé à Paris, il y a dix-neuf ans ". L'année suivante, en 1981, <i>Libération</i> fait à nouveau paraître trois pages sur les crimes du 17 octobre. <i>Le Monde</i> publie lui aussi un article sur la manifestation et M. Trillat et G. Mattéi rappellent les événements dans le journal télévisé du soir. C'est la première fois qu'ils sont évoqués à la télévision.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">L'apparition dans la presse du 17 octobre 1961 coïncide avec le mouvement par lequel la gauche socialiste est arrivée au pouvoir. Que l'on ait parlé pour la première fois à la télévision du 17 octobre 1961 en octobre 1981 ne relève pas du hasard. Cependant, le travail des journalistes et des intellectuels ne trouve aucun relais politique. P. Vidal-Naquet relève ainsi, dans sa préface à la réédition de <i>Ratonnades à Paris</i>, qu'au moment même où le 17 octobre sort de l'oubli, le président F. Mitterrand réintègre dans leurs grades des généraux de l'O.A.S. Si le mouvement par lequel le 17 octobre a forcé l'espace public n'est certes pas étranger à celui grâce auquel la gauche socialiste a accédé au pouvoir, il est tout aussi important de noter que le Parti Socialiste n'a lui-même jamais pris part à ce combat contre l'oubli.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Tout au long des années 1980 et 1990, des intellectuels et des journalistes travaillent à ce que le 17 octobre acquière la publicité qui lui est refusée : en 1983 paraît le roman de D. Daeninckx, Meurtres pour mémoire ; en 1985, le livre de M. Lévine, Les ratonnades d'octobre ; des documentaires télévisés retracent les événements ; en 1991 paraît Le silence du fleuve, d'Anne Tristan, dans lequel sont reproduites les photos d'Elie Kagan, et dont la publication a été permise par le travail de l'association Au nom de la mémoire. Un livre en particulier marque une étape dans la redécouverte des événements : La Bataille de Paris, publié en 1991. A partir d'archives du F.L.N., de témoignages de manifestants et de policiers, à partir des plaintes déposées à l'époque et de registres de cimetières, J-L. Einaudi retrace, minute par minute, le déroulement de la manifestation et de sa répression. La précision extrême de cet exposé des faits les présentifie comme jamais ils ne l'avaient été.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">La Bataille de Paris a par ailleurs joui d'une publicité singulière du fait du procès intenté par M. Papon à J-L. Einaudi. Ce dernier témoigne en 1997 lors du procès de M. Papon, accusé de crime contre l'humanité pour son rôle à Bordeaux pendant l'Occupation ; il rappelle les crimes du 17 octobre et souligne la responsabilité de M. Papon. L'ancien préfet de police et ex-ministre de V. Giscard d'Estaing ne s'était pas manifesté lors de la publication de La Bataille de Paris mais il porte plainte pour diffamation en février 1999, à propos d'un article où J-L. Einaudi déclare que, le 17 octobre 1961, un massacre a été perpétré par les forces de polices " sous les ordres du préfet Papon ". En mars 1999, au terme d'un procès qui a permis que soient entendus nombre de témoignages démontrant la matérialité des faits décrits par J-L. Einaudi, M. Papon est débouté de sa plainte, le tribunal accordant à J-L. Einaudi " le bénéfice de la bonne foi ". Surtout, la cour de justice reconnaît à cette occasion qu'eurent lieu, le 17 octobre 1961, des " massacres ".</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;"><span style="font-size:100%;">5. <u>Les ambiguïtés de Lionel Jospin</u></span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Avec la publication de <i>La Bataille de Paris</i> et la publicité que lui a apportée le procès intenté par Papon, la question de l'ouverture des archives a été posée publiquement et le gouvernement s'est vu contraint de prendre sur ce point position. Lors de ses recherches pour La Bataille de Paris, J-L. Einaudi s'est en effet vu refusé l'accès aux archives et en particulier aux archives de la préfecture de Paris. En 1997, lors du retour de la gauche au pouvoir, le gouvernement lance deux enquêtes sur les événements du 17 octobre 1961 ; l'une est le fait du ministère de l'Intérieur, l'autre du ministère de la Justice ; elles aboutiront à deux rapports, respectivement le rapport Mandelkern et le rapport Géromini. En mai 1999, le Premier ministre Lionel Jospin se déclare en outre favorable à ce que soit accordé un large accès aux archives portant sur le 17 octobre 1961. La position du gouvernement socialiste sur le 17 octobre 1961 est en fait essentiellement ambiguë. Ainsi le rapport Mandelkern minimise-t-il le nombre de manifestants assassinés, affirmant que, même si l'on prend en considération les archives disparues, ce chiffre ne saurait excéder les dizaines. Par ailleurs, même après la déclaration du Premier ministre en 1999, J-L. Einaudi s'est vu une nouvelle fois refuser l'accès aux archives de la préfecture de Paris. Enfin le Premier ministre s'est récemment prononcé contre la reconnaissance officielle des crimes du 17 octobre 1961, déclarant que l'Etat n'avait pas à faire acte de " repentance " et qu'il appartenait à présent aux historiens de faire le nécessaire travail de mise au jour de la vérité sur ces événements. En la travestissant du mot de " repentance ", le gouvernement refuse d'accéder à l'exigence légitime de reconnaissance et de condamnation d'un crime commis par l'Etat français. Il faut encore ajouter qu'en appeler ainsi aux historiens laisse supposer que les faits resteraient encore à prouver. Or, d'une part, le nombre de morts, s'il n'a pu jusqu'à présent être défini avec certitude, ne pourra jamais l'être plus précisément et, d'autre part, la terrible violence de la répression, elle, est avérée et n'a aucun besoin d'être démontrée plus avant.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Que le gouvernement s'en remette ainsi au travail des historiens est également significatif à un autre titre. Il se trouve en effet que le seul ouvrage publié à ce jour par un historien " patenté " sur le 17 octobre 1961 est celui de J-P. Brunet. On l'aura remarqué lorsque nous avons exposé le lent travail qui a permis que le 17 octobre acquière progressivement une place dans la mémoire collective : ce ne sont pas des historiens qui ont été à l'origine de la redécouverte du 17 octobre 1961, mais des intellectuels et des journalistes. J-L. Einaudi n'est lui-même pas un historien de profession. Loin d'avoir initié la lutte contre l'oubli, les historiens ont été les derniers à s'y engager - au même moment que le gouvernement. C'est probablement ce qui explique que J-P. Brunet semble avoir voulu, dans son livre Police contre F.L.N., publié en 1999, défendre la communauté historienne : il présente le discours de l'historien comme le seul à même de faire apparaître la vérité, en s'autorisant du fait que, lui, contrairement à J-L. Einaudi, a eu accès aux archives de la Police, de la Justice et de l'Assistance Publique, et surtout en prétendant à une rigueur qu'il dénie à ce même J-L. Einaudi. Mais le tort ne serait pas grand si les problèmes posés par le livre de J-P. Brunet se limitaient à ce qu'il apparaisse comme une tentative de réhabilitation de l'Historien et une défense de la corporation historienne. Comme le remarque P. Vidal-Naquet, J-P. Brunet ne nie certes pas le drame qu'a constitué le 17 octobre 1961, mais on ne peut que s'inquiéter de ce que, d'une part, il n'ait interrogé aucun témoin algérien, et d'autre part, de ce qu'il conclue à un nombre de morts - quelques dizaines - qui vient confirmer des hypothèses auxquelles il était arrivé dès 1991, sur la foi du seul témoignage de M. Papon. La conclusion semble ici précéder la recherche - piètre marque de rigueur scientifique. Les lecteurs de ce livre ne peuvent en effet qu'être étonnés par le parti prix de son auteur : disqualification de principe de tous les témoignages d'Algériens (l'auteur n'en a lui même recueilli aucun...) et crédit de principe apporté aux déclarations de Maurice Papon. La méthodologie de "l'historien" Brunet laisse particulièrement à désirer : rejetant en bloc les récits des témoins directs (Algériens), ne prenant pas acte de la destruction d'archives, jouant du fait qu'il est impossible de déterminer précisément le nombre des victimes, Brunet construit sa démonstration de manière à ne tenir compte que des pauvres archives que la préfecture de police a bien voulu conserver.</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0);font-family:arial;" align="justify"><span style="font-size:100%;">Le titre de l'ouvrage de J-P. Brunet, Police contre F.L.N., Le drame du 17 octobre 1961, exprime du reste éloquemment la conception que l'auteur se fait de l'événement. Contrairement à ce que laisse entendre ce titre, ce n'est pas " le F.L.N. " qui a subi le déchaînement de la répression, c'est toute la population algérienne de la région parisienne, contrainte à manifester par la Fédération de France - et cela, même la police le savait, qui fait état de " menace de mort " à l'encontre de ceux qui refuseraient de braver le couvre-feu. Ce n'est pas " la police " qui est l'auteur des massacres du 17 octobre 1961 ; l'affirmer, c'est occulter que la répression sauvage de la manifestation n'a pas été - comme le suggère J-P. Brunet - le fait d'un excès malheureux de policiers rendus furieux par les attentats dont ils avaient été victimes, mais qu'elle a été voulue par le gouvernement qui a délibérément laissé les mains libres à Papon et s'est ensuite assuré que tous, selon les propres termes du préfet, seraient " couverts ".</span></p> <p style="color: rgb(0, 0, 0); font-family: arial;" align="justify"> <span style="font-size:100%;">En appeler aux historiens, comme le fait le gouvernement lorsqu'il refuse d'accéder à l'exigence légitime de reconnaissance et de condamnation des crimes du 17 octobre 1961, n'a donc rien d'innocent, lorsque le seul ouvrage qui ait été publié par un historien "patenté" en vient en quelque sorte à nier les faits en en proposant une interprétation inacceptable et quasi mensongère.</span></p> <p face="arial" style="color: rgb(0, 0, 0);" align="justify"><span style="font-size:100%;">L'oubli du 17 octobre 1961 a été pour une part dissipé, grâce à un travail de plusieurs dizaines d'années, mais la " mémoire officielle " qui se construit actuellement est pleine d'ambiguïtés. A ce jour les crimes du 17 octobre 1961 n'ont fait l'objet d'aucune reconnaissance officielle ; aucun monument, aucun lieu de mémoire ne leur est consacré. C'est qu'il y a, de 1961 à maintenant, une certaine continuité des pratiques de l'Etat. Les réseaux étatiques qui ont permis qu'aucun des crimes commis ne reçoive de sanction sont toujours actifs. La réticence de l'Etat et de la société civile à reconnaître les crimes du 17 octobre 1961 témoigne plus profondément de ce que l'histoire de la colonisation reste à faire. Cette histoire n'est pas du ressort des seuls historiens : il appartient à la société toute entière de la mener, car la société toute entière est aujourd'hui encore structurée par cette histoire coloniale.</span></p>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-74129703135745659132007-07-23T00:16:00.000+02:002007-07-23T15:00:29.657+02:00Anatomie d'un pamphlet prohibitionniste<div style="text-align: justify;"> </div><div style="text-align: justify;"> </div><strong class="spip">A propos de <span style="font-style: italic;">Bas les voiles !</span> de Chahdortt Djavann (Gallimard, Paris, 2003)</strong><p style="text-align: justify;" class="spip"><strong class="spip">(octobre 2003)</strong></p><p style="text-align: justify;" class="spip"><strong class="spip"><br /></strong></p><p style="text-align: justify;" class="spip"><strong class="spip">I. Présentation du livre </strong></p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">Ce livre ne comporte ni chapitres, ni table des matières. Il ne comporte pas non plus de notes ou d’index, et ne fait à aucun moment référence à des travaux d’anthropologie, de sociologie ou d’histoire ou aux témoignages de femmes voilées. Chahdortt Djavann ne cite même jamais les "intellectuels" qu’elle dénonce. *Le cercle* de Jafar Panahi (p. 10), *Chaos* de Coline Serreau (p. 28) et le dernier livre de Michel Houellebecq (p. 31) constituent les seules références du livre.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">Il ne s’agit pas d’un témoignage, bien que l’auteure fonde la légitimité de son discours sur son expérience vécue. Il ne s’agit pas non plus d’un essai sociologique s’appuyant sur des enquêtes de terrain. Il s’agit d’un pamphlet, d’un " coup de gueule " qui vise moins à susciter une discussion rationnelle et informée sur la question du foulard qu’à défendre le point de vue de l’auteure (en faveur d’une loi d’interdiction) au moyen d’arguments passionnels.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">Sur la quatrième de couverture figure en citation la première phrase du livre : "J’ai porté dix ans le voile. C’était le voile ou la mort. Je sais de quoi je parle" ; ainsi qu’une notule sur l’auteure : "Chahdortt Djavann est née en Iran. Romancière, elle vit depuis dix ans à Paris où elle a étudié l’anthropologie", ces indications visant sans doute à renforcer ’l’autorité’ de l’auteure et à appuyer la citation : iranienne et anthropologue de formation, elle sait de quoi elle parle.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip"><strong class="spip">Visées du livre </strong></p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">(1) établir une police du discours légitime sur le foulard ; autrement dit, répondre à la question "qui a le droit d’en parler ?" (p. 8 et p. 17) ; réponse : elle seule : "Qui a le droit d’en parler ? Celles, peut-être, qui ont vécu dès avant leur adolescence les effets traumatisants des dogmes islamiques. Mais celles-là justement [...] n’ont ni le droit ni la force d’en parler" (p. 17). Chahdortt Djavann va donc parler pour elles toutes.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">(2) persuader (et non pas convaincre) de la nécessité d’une loi interdisant le port du foulard à l’école et hors de l’école : "je demande que tous ensemble [...] nous exigions du gouvernement de la République qu’il légifère pour interdire le port du voile aux mineures, à l’école et hors de l’école" (p. 46).</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip"><strong class="spip">Argument central</strong></p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">Chahdortt Djavann établit une équivalence (non métaphorique ou analogique) entre le foulard, le viol, la prostitution et l’excision ; cette équivalence lui permet d’exiger l’interdiction du port du foulard par les mineures ; il s’agit de protéger des *enfants* : "Imposer le voile à une mineure, c’est, au sens strict, abuser d’elle, disposer de son corps, le définir comme objet sexuel destiné aux hommes. La loi française, qui n’interdit rien aux majeurs consentants, protège les mineurs contre tout abus de ce genre. Toutes les formes de pression directe ou indirecte qui visent à imposer le voile à des mineures leur confèrent par là même un statut d’objet sexuel assimilable à celui de la prostitution. Elles doivent être interdites par la loi. Les mutilations psychologiques et morales sont des mutilations sexuelles ; tout comme les mutilations sexuelles sont également des mutilations psychologiques et morales." (p. 22)</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip"><strong class="spip">Stratégie rhétorique</strong></p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">(1) dramatisation à outrance (le foulard ou la mort ; le foulard est un viol ; le foulard est une mutilation) qui va de pair avec un certain nombre de confusions et de généralisations abusives (le foulard a partout et toujours une seule et unique signification, en Iran comme en France ou ailleurs ; le foulard et la burka sont assimilés l’un à l’autre) ;</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">(2) disqualification des contradicteurs possibles au moyen d’arguments *ad hominem*, qui mettent en cause leur probité et leur autorité plutôt que la valeur et la rigueur de leurs arguments (il ne peut s’agir que de personnes de mauvaise foi, ignorantes, manipulées, dépourvues de bon sens ou travaillées par une forme de mauvaise conscience liée au passé/présent colonial de la France). Jamais Chahdortt Djavann ne discute sérieusement les arguments de ses adversaires implicites (jamais nommés, jamais cités), et à aucun moment elle ne semble considérer ce qui peut être problématique dans sa propre argumentation.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip"><strong class="spip">Public du livre </strong></p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">Public peu informé sur le sujet, perméable à une argumentation qui fait moins appel à la raison qu’au sentiment, et qui est sensible aux inquiétudes entretenues sur la supposée montée de l’islamisme intégriste en France et ailleurs.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip"><strong class="spip">Organisation du livre </strong></p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">(il s’agit ici d’une reconstitution du cheminement général du livre qui, en réalité, est assez sinueux) :</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">La première partie s’attache à établir la signification du foulard telle que l’auteure prétend la comprendre, mais aussi à mettre à plat l’’économie affective’ du foulard, de même que son ’économie sociale’ :</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">"Cela signifie en faire des objets sexuels : des objets puisque le voile leur est imposé et que sa matérialité fait désormais partie de leur être, de leur apparence, de leur être social ; et des objets sexuels : non seulement parce que la chevelure dérobée est un symbole sexuel et que ce symbole est à double sens (ce que l’on cache, on le montre, l’interdit est l’envers du désir), mais parce que le port du voile met l’enfant ou la jeune adolescente sur le marché du sexe et du mariage, la définit essentiellement par et pour le regard des hommes, par et pour le sexe et le mariage." (p. 12)</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">"La mère au voile. Le voile que la mère garde sur elle. Ce *doudou* qu’elle ne laisse jamais à son enfant, à son fils. Le voile porte l’odeur du péché, l’odeur de la mère interdite. La mère objet du désir, le désir coupable, réprimé par les lois ancestrales. L’image de la mère aimée, désirée, chez l’homme musulman, est symbolisée par le voile. Comme si ce voile qui a caché les cheveux de la mère dérobait du même coup la mère à son fils. C’est pourquoi les femmes voilées attirent davantage le regard des hommes musulmans." (pp. 15 & 16)</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">"Le voile, c’est en même temps un refuge pour dissimuler l’exclusion sociale. [...] La société n’a pas assez fait pour leur intégration. Comment s’étonner que certaines d’entre elles se réfugient sous le voile et essaient de trouver un mari qui les nourrira pour le prix de leur virginité ? [...] Ces femmes n’échappent à l’exclusion que par l’aliénation." (p. 24)</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">La seconde partie s’attache (1) à mettre en évidence la responsabilité des "intellectuels musulmans", tous coupables de complaisance avec les régimes dictatoriaux du "monde musulman" et qui n’hésitent par pour faire carrière dans les universités occidentales à défendre une image modérée de l’islam (cette partie s’attache à décrire "l’homme musulman", le "monde musulman", les "pays musulmans" et l’"Islam" comme des réalités homogènes : avec ces catégories d’amalgame se pose la question pour le lecteur de savoir s’il n’a pas affaire à un discours qui frise une forme d’essentialisation racisante) ; (2) à mettre en accusation les "intellectuels français", qui, en défendant le droit de porter le foulard à l’école, se font les alliés objectifs des théocraties islamiques.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">"Il faudrait que les intellectuels français qui se déclarent hostiles à une école laïque qui ne tolère par les mineures voilées prennent conscience du fait que leur engagement sera un appui aux dictatures islamiques." (p. 35)</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">La dernière partie exige l’établissement d’un enseignement obligatoire du français et des cours d’instruction civique pour les immigrés, ainsi que le vote d’une loi interdisant le port du foulard à l’école.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip"><strong class="spip">II. Ce qui fait problème dans ce livre </strong></p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">Le livre est truffé de généralisations abusives : "le monde musulman" et "les pays musulmans" forment un bloc homogène (dans lequel la pédophilie est une pratique courante, tous pays confondus (p. 17)) ; les "intellectuels musulmans" ne se distinguent les uns des autres que par des nuances sans importance (la défense d’un islam laïc par certains est considérée par Chahdortt Djavann comme un subterfuge (p. 26 et suivantes)) ; le foulard (que l’auteure appelle "voile" puisque, selon elle il, est censé recouvrir tout le corps (p. 36)) est assimilé sans autre forme de procès à la burka portée à Kaboul (p. 30) ; aucune distinction n’est opérée entre les lieux (la France, l’Algérie, l’Iran) et les temps (la signification du foulard est invariable et immuable ; il s’agit donc nécessairement d’un archaïsme contraire à la modernité).</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">Chahdortt Djavann ignore aussi manifestement tout de la sociologie de l’immigration : l’économie sociale du voile qu’elle décrit repose sur une méconnaissance manifeste de la situation des personnes concernées : non, les jeunes femmes immigrées qui se voilent ne se voilent pas toutes pour trouver un mari qui leur garantira une relative sécurité économique ; c’est peut-être le cas de certaines, mais il n’est pas possible de généraliser : nombre de femmes voilées appartiennent aux classes moyennes, et poursuivent des études et une carrière professionnelle ; de plus, de façon générale, il n’est pas du tout assuré que les femmes issues de l’immigration réussissent moins bien leur intégration professionnelle que les hommes.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">Par ailleurs, en présentant le port du foulard comme un phénomène concernant essentiellement des immigrées (cf. la dernière partie du livre), Djavann contribue à présenter le foulard comme un élément prétendument étranger à la communauté nationale, à construire une opposition fictive entre eux (les musulmans archaïques étrangers) et nous (les bon français, modernes et démocrates), alors que bien souvent les jeunes filles voilées et les parents de ces jeunes filles sont des citoyen-ne-s français-es. Son parti pris interdit à Chahdortt Djavann de prendre en compte la réalité, de prêter attention à la parole des jeunes femmes concernées et de considérer la possibilité que le foulard puisse être l’objet de significations et de réappropriations multiples et contradictoires.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">Comme la plupart des textes des ’prohibitionnistes’, de ceux et celles qui veulent interdire le port du foulard, le livre de Djavann est outré et excessif ; il rompt le cadre du débat démocratique en disqualifiant radicalement tous ceux et toutes celles qui ne partageraient pas son point de vue ; son discours se présente comme absolument vrai et indiscutable, et rejette dans l’enfer de la déraison ses contradicteurs. Ainsi se trouve oblitérée la parole des jeunes femmes concernées, réduite à des " minauderies " de " midinettes " et de " perverses ".</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">Ainsi encore sont disqualifiés d’un simple trait de plume les travaux et les témoignages (qui ne sont pas même cités ou évoqués) de Fariba Adelkhah, Françoise Gaspard, Nilüfer Göle, Nacira Guénif, Farhad Khosrokavar et de nombreux autres, qui montrent la complexité et l’ambiguïté de la signification du port du foulard, sans pour autant négliger que le foulard matérialise et sert d’instrument à la domination masculine, parfois, comme en Iran, dans le cadre d’une violence d’Etat inouïe.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">Car il ne s’agit pas, bien entendu, de nier le caractère problématique du foulard, d’ignorer que le foulard est aussi un symbole sexiste, un instrument de la domination masculine, et qu’il est parfois le moyen d’une violence destructrice dont on peut dire, métaphoriquement, qu’elle brise, viole ou mutile la personne voilée ; mais lire ces auteurs, prêter attention à la parole des jeunes voilées permet de comprendre que le foulard, du reste souvent porté contre l’avis de la famille et de l’entourage, constitue parfois le fruit d’une négociation, une sorte de gage qui permet aux jeunes voilées d’acquérir de l’autonomie, de sortir, de faire des études, et donc de ne pas être enfermées dans le rôle de la fille à marier ou de l’épouse ; qu’il s’agit avec le foulard peut-être aussi de neutraliser, certes de façon très ambiguë, la violence de la construction du rôle féminin dans notre société ; qu’il s’agit de réagir au déni de la place qu’occupe l’immigration d’Afrique du Nord dans l’histoire de France, de refuser le refoulement du fait que les musulmans qui habitent ce pays en sont partie intégrante ; que ces filles, loin de se refermer sur elle-même, souhaitent précisément rester au sein de l’école publique (et qu’elles ne refusent, pour l’immense majorité d’entre elles, aucune des contraintes de la vie scolaire) et fréquentent sans problème leurs camarades non voilées ; enfin, que dans bien des cas le port du foulard n’est qu’une étape, un moment dans un processus de construction de soi, et que beaucoup de jeunes filles voilées finissent par ôter leur foulard. Du reste, comme Djavann le souligne elle-même, "les débats sur le voile à l’école concernent un fait absolument minoritaire" (p. 38).</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">C’est sans doute parce qu’elle perçoit la faiblesse de son argumentation que Chahdortt Djavann est obligée de dramatiser son propos et d’assimiler sans discussion le port du foulard à un viol, à la prostitution, et même à l’excision.</p><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip">C’est sans doute parce qu’elle ne se soucie pas véritablement des jeunes femmes voilées dont elle prétend défendre la cause, mais qu’elle vise à travers elles un Islam haï, que Chahdortt Djavann rejette la solution de bon sens - solution du reste conforme à la laïcité telle qu’elle a historiquement été définie, solution de plus qui s’imposerait quand bien même le foulard ne serait effectivement qu’un instrument de la domination masculine : laisser ces jeunes filles bénéficier de l’enseignement laïc et obligatoire que la République se doit d’offrir à toutes et à tous, et faire confiance au pouvoir émancipateur de l’école. De toute évidence, on n’émancipe pas à coup d’exclusion.</p><div style="text-align: justify;"> </div>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-56921065920101800212007-07-23T00:03:00.000+02:002007-07-23T17:05:56.493+02:00Herman Melville : Les deux faces d'une tortue<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEipVLPqm1FalZvpE13SzeKb976prX9xkNzf9EEbJhGBE7pbAW53_Pa2VNyhoIsFbImFvcxqB1_dqkEmNXmsYNNbTLh4Mq-L7y9gcIEpglT0-vN99Gd08jjVm5TJNzjYVGqwNUGCL1mT0dM/s1600-h/billy+budd+matelot.gif"><img style="margin: 0pt 0pt 10px 10px; float: right; cursor: pointer;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEipVLPqm1FalZvpE13SzeKb976prX9xkNzf9EEbJhGBE7pbAW53_Pa2VNyhoIsFbImFvcxqB1_dqkEmNXmsYNNbTLh4Mq-L7y9gcIEpglT0-vN99Gd08jjVm5TJNzjYVGqwNUGCL1mT0dM/s200/billy+budd+matelot.gif" alt="" id="BLOGGER_PHOTO_ID_5090380667463738514" border="0" /></a><br /><p class="spip"><span style="font-size:100%;">(Seconde esquisse de "Les Encantadas, ou Îles enchantées" in</span><span style="font-size:100%;"> Herman Melville, <span style="font-style: italic;">Billy Budd, matelot et autres récits, </span></span><span style="font-size:100%;">Editions Amsterdam, coll. "Amsterdam Poches", Paris, 2007, trad. de Jérôme Vidal)</span></p><p class="spip"><span style="font-size:100%;"><br /></span></p><div style="text-align: justify;" class="texte"><blockquote class="spip"><div style="text-align: justify;"> </div><p style="text-align: justify;" class="spip"><span style="font-size:100%;"><i class="spip"><blockquote>Ce sont hideux aspects et formes très horribles<br />Tels que Dame Nature est sans doute à leur vue prise de peur<br />Ou de honte, que des défauts si odieux<br />Aient pu à ses mains habiles échapper,<br />Tous affreuses peintures de la difformité.<br />Rien d’étonnant à ce que les hommes en soient épouvantés.<br />Car tous les objets qu’ici nous tenons pour affreux<br />Ne sont que des insectes qui effraient les enfants<br />Comparés aux créatures qui hantent ces îles.<br /> Ne craignez rien, dit alors le pèlerin avisé,<br />Car ces monstres ne sont pas réellement là<br />Mais sont en ces formes effrayantes déguisés.<br /> Et il lève haut sa lance vertueuse,<br />Aussitôt l’horrible armée se disperse<br />Et fuit dans le sein puissant de Téthys, où tous se tiennent<br />cachés [<a href="http://www.lekti-ecriture.com/contrefeux/Les-deux-faces-d-une-tortue.html#nb1" name="nh1" id="nh1" class="spip_note" title="[1] Edmund Spenser, La Reine des fées, II, XII, 23, 25 et 33. (...)">1</a>].</blockquote></i></span></p> </blockquote> <p class="spip"><span style="font-size:100%;">Au vu de la description précédente, peut-on être joyeux sur les Encantadas ? Oui : pourvu qu’on trouve la joie, on sera joyeux. En effet, aussi sac et cendre que soient ces îles, elles ne sont peut-être pas pure désolation. Car si nul spectateur ne peut contester leurs titres à une considération très solennelle et superstitieuse, de même que mes plus fermes résolutions ne peuvent m’empêcher de voir la tortue-spectre émerger de son antre ténébreux, cependant la tortue, aussi sombre et mélancolique que soit son dos, possède une face brillante - son calipee, ou plastron, étant parfois d’une teinte dorée ou tirant vers le jaune pâle. De plus, tout le monde sait qu’aussi bien les tortues terrestres que les tortues marines sont ainsi faites que, si vous les mettez sur le dos, vous révélez leur face brillante sans qu’elles puissent se rétablir et donner à voir leur autre face. Mais après l’avoir fait, et parce que vous l’avez fait, ne jurez pas que la tortue n’a pas de face sombre. Appréciez sa face brillante, maintenez-la retournée si vous le pouvez, mais soyez honnête et ne niez pas la réalité de l’obscure. De même, celui qui ne peut pas retourner la tortue et la priver de sa position naturelle, afin de cacher son côté sombre et de révéler le plus vif, comme on ferait d’une énorme citrouille d’octobre au soleil, ne devrait pas déclarer pour autant que cette créature n’est rien qu’une tache noire comme l’encre. La tortue est à la fois obscure et brillante. Mais venons-en aux faits.</span></p> <p class="spip"><span style="font-size:100%;">Quelques mois avant que je ne prenne terre pour la première fois sur l’archipel, mon navire croisait dans son voisinage immédiat. Un midi, nous nous trouvâmes au large de la pointe sud d’Albemarle, assez près de la terre. En partie par caprice, en partie pour explorer un pays si étrange, une chaloupe fut envoyée à terre, avec mission pour l’équipage d’observer tout ce qu’il pourrait et, en outre, de ramener toutes les tortues qu’il pourrait commodément transporter. Le soleil était déjà couché lorsque les aventuriers revinrent. Je regardais en contrebas par-dessus le bastingage, comme par-dessus la margelle d’un puits, et vis indistinctement l’humide chaloupe, enfoncée dans la mer, chargée d’un poids inaccoutumé. Des cordes furent lancées, et bientôt trois énormes tortues à l’aspect antédiluvien furent hissées avec peine sur le pont. Elles ne semblaient guère issues du sein de la terre. Nous étions au large depuis cinq longs mois, une période amplement suffisante pour parer tout objet terrestre d’une teinte fabuleuse aux yeux d’un rêveur. Si trois officiers des douanes espagnoles étaient alors montés à bord, il est assez probable que je les aurais fixés avec curiosité, palpés et touchés, tout comme font les sauvages avec leurs hôtes civilisés. Mais au lieu de trois officiers des douanes, voici ces tortues vraiment merveilleuses - sans rien de commun avec vos tortues bourbeuses d’écoliers, mais aussi noires que les habits d’un veuf, lourdes comme des coffres métalliques, avec des carapaces médaillonnées et arrondies comme des boucliers, cabossées et boursouflées comme des boucliers ayant affronté une bataille, hérissées ici et là d’une mousse vert sombre et rendues visqueuses par l’écume marine. Ces créatures mystiques, brusquement transférées dans la nuit depuis d’indicibles solitudes jusque sur notre pont populeux, m’émeuvaient d’une façon difficile à expliquer. Elles semblaient émergées depuis peu de dessous les fondations du monde. Oui, elles semblaient ces tortues sur lesquelles l’Hindou fait reposer cette sphère parfaite. Muni d’une lanterne, je les inspectais plus minutieusement. Cet air d’honorable antiquité ! Cette fourrure de verdure recouvrant les rudes écaillements et cicatrisant les fissures de leur carapace brisée ! Je ne voyais plus trois tortues. Elles s’étendaient - se transfiguraient. Je croyais voir trois colisées romains dans un superbe état de délabrement.</span></p> <p class="spip"><span style="font-size:100%;">« Ô vous, très anciennes habitantes de cette île ou de toute autre île, dis-je, de grâce, accordez-moi la citoyenneté de vos villes trois fois ceintes de murs ! »</span></p> <p class="spip"><span style="font-size:100%;">Le principal sentiment inspiré par ces créatures était celui de l’âge : sans date, d’une résistance infinie. Et, de fait, je ne croirais pas aisément qu’une autre créature puisse vivre et respirer aussi longtemps que la tortue des Encantadas. Sans même évoquer leur capacité reconnue à survivre sans manger pendant une année entière, considérez l’imprenable armure que constituent leurs vivantes mailles. Quel autre être corporel possède une telle citadelle à l’intérieur de laquelle résister aux assauts du Temps ?</span></p> <p class="spip"><span style="font-size:100%;">Comme, lanterne en main, je fourrageais dans la mousse et apercevais les cicatrices anciennes de meurtrissures reçues à l’occasion de mauvaises chutes dans les montagnes marneuses de l’île - cicatrices étrangement élargies, enflées, à moitié effacées et déformées comme celles trouvées dans l’écorce d’arbres vénérables - je ressemblais à un géologue amateur d’antiquités, étudiant des empreintes d’oiseaux et des chiffres sur des ardoises exhumées, foulées jadis par d’incroyables créatures dont même les fantômes sont à présent défunts. Cette nuit-là, couché dans mon hamac, j’entendais au-dessus de ma tête la lente et épuisante reptation des trois lourdes étrangères sur le pont encombré. Leur bêtise ou leur résolution était si grande qu’elles ne contournaient jamais aucun obstacle. L’une d’entre elles cessa tout à fait de se mouvoir peu avant le quart de minuit. Au lever du jour, je la trouvai butée comme un bélier contre le pied inamovible du mât de misaine et s’efforçant toujours, bec et ongles, de forcer l’impossible passage. Que ces tortues soient les victimes d’un enchanteur justicier, malfaisant ou peut-être franchement diabolique, ne paraît jamais plus probable que lors de cette étrange folie d’un labeur sans espoir qui si souvent les possède. Je les ai vues au cours de leurs voyages se heurter héroïquement contre des rocs et demeurer ainsi longtemps poussant, remuant, forçant, afin de les déplacer et de maintenir leur inflexible route. Leur suprême malédiction est leur ingrate impulsion à la rectitude dans un monde désordonné.</span></p> <p class="spip"><span style="font-size:100%;">Ne rencontrant pas d’obstacles semblables à celui de leur camarade, les autres tortues butaient simplement contre de petites pierres d’achoppement - seaux, poulies et glènes - et, par moments, en se hissant au-dessus, retombaient sur le pont dans un fracas ahurissant. Alors que j’écoutais ces reptations et ces ébranlements, je me représentais le repaire d’où elles provenaient : une île pleine de ravins métalliques et de crevasses, enfoncés profondément au cœur de montagnes brisées, et couverte sur des kilomètres d’inextricables fourrés. J’imaginai alors ces trois monstres inflexibles se contorsionnant, siècle après siècle, au travers des ombres, sinistres comme des forgerons, rampant avec une telle lenteur et si pesamment que non seulement des champignons et toutes sortes de moisissures poussaient sous leurs pattes, mais qu’une mousse fuligineuse se développait sur leur dos. Avec elles, je me perdis dans des labyrinthes volcaniques, j’écartai les branchages sans fin de fourrés pourrissants, jusqu’à ce que, dans un rêve, je me retrouve assis les jambes croisées sur la première d’entre elles, un brahmane pareillement monté de chaque côté, formant un trépied de fronts soutenant la voûte universelle. Tel fut le cauchemar extravagant occasionné par ma première impression de la tortue des Encantadas. Mais, le lendemain soir, aussi étrange que cela puisse paraître, je m’assis avec mes compagnons de bord et fis un joyeux repas de steaks de tortue et de ragoût de tortue et, le souper achevé, mon couteau sorti, j’aidai à transformer les trois formidables carapaces concaves en trois soupières fantasques, et je polis les trois calipees jaune pâle pour en faire trois splendides plateaux.</span></p> </div><div style="text-align: justify;"> <!-- finde_surligneconditionnel --> </div><h2 style="text-align: justify;"><span style="font-size:100%;"><br /></span></h2><div style="text-align: justify;"><!-- debut_surligneconditionnel --></div><p style="text-align: justify;" class="spip_note"><span style="font-size:100%;">[<a href="http://www.lekti-ecriture.com/contrefeux/Les-deux-faces-d-une-tortue.html#nh1" name="nb1" class="spip_note" title="info notes 1">1</a>] Edmund Spenser, La Reine des fées, II, XII, 23, 25 et 33. (N.d.T.)</span></p>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-45581097119857930612007-07-23T00:02:00.001+02:002008-03-03T07:53:40.476+01:00James Joyce : Les Morts (extrait)<p class="MsoBodyText" style="text-indent: 14.2pt; text-align: center; font-weight: bold;"><span style="font-size:100%;">James Joyce, "Les Morts" </span><span style="font-size:100%;">(derniers paragraphes)</span></p><p class="MsoBodyText" style="text-indent: 14.2pt; text-align: center;"><span style="font-weight: bold;font-size:100%;" ></span><span style="font-size:100%;"><span style="font-weight: bold;">in </span><span style="font-style: italic; font-weight: bold;">Les Gens de Dublin</span><span style="font-weight: bold;">, trad. inédite de Jérôme Vidal</span><br /></span></p> <p class="MsoBodyText" style="text-indent: 14.2pt;"><span style="font-size:100%;"><br /></span></p><div style="text-align: justify;"><span style="font-size:100%;">Elle dormait à poings fermés.<br /></span><span style="font-size:100%;"><br /></span><span style="font-size:100%;">Gabriel, appuyé sur son coude, regarda quelques temps sans rancœur ses cheveux emmêlés et sa bouche entrouverte, tout en l’écoutant respirer profondément. Ainsi elle avait eu cette aventure dans sa vie : un homme était mort pour elle. Considérer quel pauvre rôle il avait, lui, son mari, joué dans sa vie, ne le peinait plus que peu maintenant. Il la regarda dormir, comme si elle et lui n’avaient jamais été mari et femme. Ses yeux s’attardèrent avec curiosité sur son visage et ses cheveux : et, comme il pensait à celle qu’elle avait certainement été alors, à l’époque de sa première beauté de jeune fille, une étrange et amicale pitié pour elle pénétra son âme. Il n’aimait pas avouer, fut-ce à lui-même, que son visage n’était plus beau, mais il savait que ce n’était plus le visage pour lequel Michael Furey avait défié la mort.<br /></span><span style="font-size:100%;"><br /></span><span style="font-size:100%;">Peut-être ne lui avait-elle pas raconté toute l’histoire. Ses yeux se portèrent sur la chaise où elle avait jeté certains de ses vêtements. Le cordon d’un jupon pendait vers le sol. Une bottine se tenait droite, sa partie supérieure tombant mollement vers le bas : sa compagne reposait à ses côtés. Il était étonné par le torrent d’émotions qui l’avait emporté tout à l’heure. Quelle en était la source ? Le souper chez sa tante, son discours imbécile, le vin et la danse, le fou rire lors des adieux dans le hall, le plaisir de la marche dans la neige le long du fleuve ? Pauvre tante Julia ! Elle aussi, bientôt, serait une ombre aux côtés des ombres de Patrick Morkan et de son cheval. Il avait aperçu sur son visage un regard éperdu pendant qu’elle chantait <i style="">Arrayed for the Bridal<a style="" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=4558109711985793061#_ftn1" name="_ftnref1" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><span style=""><span style=""><!--[if !supportFootnotes]--><span class="MsoFootnoteReference"><b style=""><span style="">[1]</span></b></span><!--[endif]--></span></span></span></a></i>. Bientôt, peut-être, il serait assis dans ce même séjour, vêtu de noir, son chapeau de soie sur les genoux. Les stores seraient baissés et tante Kate serait assise à côté de lui, pleurant et se mouchant et lui racontant comment exactement Julia était morte. Il chercherait désespérément en lui quelques mots de consolation, mais n’en trouverait que d’inutiles et boiteux. Oui, oui : cela arriverait très bientôt.<br /></span><span style="font-size:100%;"><br /></span><span style="font-size:100%;">L’air frais de la chambre le fit tressaillir. Il se glissa sous les couvertures et s’allongea à côté de sa femme. Un par un, tous devenaient des ombres. Plutôt passer hardiment dans cet autre monde, dans la gloire sans tache de quelque passion, que flétrir et dépérir misérablement avec l’âge. Il pensa à la façon dont la femme couchée près de lui avait gardé enfermée dans son cœur pendant tant d’années l’image des yeux de son amant lui disant qu’il ne souhaitait pas vivre.<br /></span><span style="font-size:100%;"><br /></span><span style="font-size:100%;">Des larmes généreuses emplirent les yeux de Gabriel.<br /></span><span style="font-size:100%;"><br /></span><span style="font-size:100%;">Il n’avait lui-même jamais éprouvé rien de tel à l’égard d’une femme, mais il savait qu’un tel sentiment devait être l’amour. Ses larmes se firent plus abondantes, et dans la pénombre il crut voir la forme d’un jeune homme sous un arbre ruisselant. D’autres formes étaient à proximité. Son âme avait atteint ce lieu où demeure la multitude innombrable des morts. Il était conscient de leur existence capricieuse et intermittente, mais il ne pouvait la comprendre. Sa propre identité s’estompait dans un monde intangible et gris : le monde solide lui-même, que ces morts avait un jour bâti et habité, se dissolvait et se résorbait.<br /></span><span style="font-size:100%;"><br /></span><span style="font-size:100%;">Quelques reflets sur les carreaux le firent se tourner vers la fenêtre. De nouveau il neigeait. Les yeux lourds, il regarda tomber les flocons, argentés et sombres, contre le réverbère. Le moment était venu pour lui de commencer son voyage vers l’ouest. Oui, les journaux avaient raison : l’Irlande entière était recouverte de neige. Elle tombait en tous points de la sombre plaine centrale, sur les collines sans arbres, doucement sur le marais d’Allen et, plus à l’ouest, doucement sur les vagues sombres et rebelles de Shannon<a style="" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=4558109711985793061#_ftn2" name="_ftnref2" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><span style=""><span style=""><!--[if !supportFootnotes]--><span class="MsoFootnoteReference"><span style="">[2]</span></span><!--[endif]--></span></span></span></a>. Elle tombait, de même, en tous points du cimetière solitaire sur la colline où reposait Michael Furey. Elle reposait en couches épaisses sur les croix déformées et les pierres tombales, sur les piques de la petite barrière et sur les épines stériles. Son âme lentement s’évanouit comme il entendait la neige tomber délicatement sur l’univers et délicatement tomber, comme au jour du Jugement dernier, sur tous les vivants et les morts.<o:p></o:p></span></div> <div style=""><!--[if !supportFootnotes]--><span style="font-size:100%;"><br /></span> <hr style="height: 3px;font-size:78%;" align="left" width="33%"> <!--[endif]--> <div style="" id="ftn1"> <p class="MsoNormal" style="text-align: justify;"><span style="font-size:100%;"><a style="" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=4558109711985793061#_ftnref1" name="_ftn1" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><span style=""><!--[if !supportFootnotes]--><span class="MsoFootnoteReference">[1]</span><!--[endif]--></span></span></a> <i style="">Parée pour la noce</i>. Cet air est extrait de <em>I Puritani di Scozia </em><em><span style="font-style: normal;">de Bellini.</span></em></span></p> </div> <div style="" id="ftn2"> <p class="MsoFootnoteText"><span style="font-size:100%;"><a style="" href="http://www.blogger.com/post-edit.g?blogID=1466420499106741657&postID=4558109711985793061#_ftnref2" name="_ftn2" title=""><span class="MsoFootnoteReference"><span style=""><!--[if !supportFootnotes]--><span class="MsoFootnoteReference">[2]</span><!--[endif]--></span></span></a> Le <i style="">Bog of Allen</i> se trouve à quelques dizaines de kilomètres au sud-ouest de Dublin. Quant au fleuve Shannon, dont le lit est parfois très large, il contourne par le sud-est le comté de Galway, avant de se jeter dans l’océan Atlantique.</span></p> </div> </div>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.comtag:blogger.com,1999:blog-1466420499106741657.post-54462883774459771802007-07-23T00:00:00.000+02:002007-11-30T11:39:54.126+01:00Je me souviens (les infortunes de l'égaliberté) (avec G.P. et C.N.)<ul><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Ramon Mercader.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Lénine, Staline, Khrouchtchev, Brejnev, Tchernenko, Andropov et Gorbatchev.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens que tout ce qui bouge n’est pas rouge.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Marx! Engels! Lénine! Staline! Mao!<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du printemps de Prague et du socialisme à visage humain, et de l’anti-humanisme théorique de Louis Althusser.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de « Lénine, réveille-toi, ils sont devenus fou ! ».<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du bilan globalement positif de l’U.RS.S.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens que l’impérialisme n’est qu’un tigre de papier.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du pacte germano-soviétique.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Leningrad.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la prise du palais d’Hiver.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens que le socialisme, c’est les soviets plus l’électricité.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens qu’il faut savoir terminer une grève.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens que si vous avez une idée, il faudra que Un se divise en Deux.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Staline, l’homme que nous aimons le plus. Et du Petit Père des Peuples.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du socialisme dans un seul pays.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des hitléro-trotskistes, des sociaux-traîtres, des sociaux-impérialistes, des sociaux-mollusques, des trotsko-titistes, des suppôts de l’impérialisme et des déviationnistes.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens que, le communisme, ce sera du pain et des roses pour tous.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des cigarettes du canal de la mer blanche.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du centralisme démocratique.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la dictature du prolétariat.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de « Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! »<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de l’Union des Républiques Soviétiques.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la Ligue des Communistes.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de l’Association Internationale des Travailleurs.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens qu’il faut compter sur ses propres forces.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des marins de Kronstadt.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de V</span><span style="font-size:100%;">áclav Havel.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens d’Aragon, de Breton et de Picasso.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens d’Yves Montand.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des prochinois.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Pol Pot.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du Maréchal Tito et de la Yougoslavie.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de <i style="">L’Humanité, organe du Parti communiste français.<o:p></o:p></i></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du Parti communiste français.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des cellules, sections, rayons, bureaux politiques, polit-bureau, fédérations, comités centraux…<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Jan Palack.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Togliatti.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du croiseur Aurore.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens que tout anticommuniste est un chien.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des Francs-Tireurs et Partisans.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de l’affiche rouge.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de l’Angka.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Christa Wolf.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du général Giap.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des Cent Fleurs, je me souviens du Grand Timonier.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du XXème congrès.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la liquidation du culte de la personnalité.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du N.K.V.D., du Komsomol, de la Tcheka, du Goulag, du Kominterm, du Kominform...<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la crise des missiles cubains.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des orgues de Staline.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de « Feu sur le quartier général ! ».<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des dazibaos et du petit livre rouge.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des gardiens de la joie du peuple.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens d’Alexandre Kojève.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Bertolt Brecht.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens que C ! G ! T ! il faut se syndiquer !<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de l’<i>Archipel du goulag</i>.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la Volksarmee, de la Volkspolizei, de la Volksbühne et de la Volksgalerie.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Imre Nagy et de Janos Kadar.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Dubcek et de Husak.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de ce qu’un homme, c’est une bouche, mais c’est surtout deux bras.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la souveraineté limitée.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Jacques Duclos, Maurice Thorez, Waldeck Rochet et Georges Marchais.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du 5 mars 1953.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du bateau à vapeur <i>Kim</i> et du port de Nagayevo.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du complot des blouses blanches.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des procès de Moscou.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Fidel Castro.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens d’Angela Davis.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de György Luk</span><span style="font-size:100%;">á</span><span style="font-size:100%;">cs<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de <i>La jeune garde</i>.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Ceaucescu.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Boukharine.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du parti des 75 000 fusillés.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens que tout est possible.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du programme commun.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Walter Benjamin.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de l’<span style="text-transform: uppercase;">é</span>cole de Francfort.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens d’Adorno et de Horkheimer.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens d’Herbert Marcuse.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la place Tien an Men.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de « Tout le pouvoir aux soviets ! »<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des plans quinquennaux.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Stakhanov et du stakhanovisme.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Mâtyâs Râkosi, le plus grand des staliniens hongrois.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la Longue Marche.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de ce que la politique et la philosophie sont liées comme les dents et les lèvres.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Youri Gagarine.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Louis Althusser… et de Gramsci.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de ce que le socialisme, c’est à chacun selon son travail, et que le communisme, c’est à chacun selon ses possibilités et ses besoins.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Vladimir Vladimirovitch Maïakovski.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens que celui qui ne travaille pas ne mange pas.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des compagnons de routes.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la Fraction Armée Rouge, des Brigades Rouges et d’Action directe.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la révolte des mineurs du camp de Vorkouta.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du Grand Bond en avant.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de l’ostalgie.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Karl Koch.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Heiner Müller.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens d’Andreï Dimitrieivitch Sakharov.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la Kolyma.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de <i style="">La cause du peuple</i>, de l’<i style="">Izkra</i>, de <i style="">La Commune</i>, de la <i style="">Pravda</i>, de <i style="">Die rote Fahne</i>, de <i style="">Pékin-information</i>, de <i style="">La Marseillaise</i>, de <i style="">L’Humanité nouvelle</i>, de <i style="">L’Humanité rouge</i>, de <i style="">La taupe rouge</i>...<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des Comités Vietnam national, des Comités Vietnam de base, des Comités action lycéens…<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens qu’il faut laisser vivre la contradiction à l’intérieur du peuple.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des thèses d’avril.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens que l’émancipation du prolétariat sera l’œuvre du prolétariat lui-même.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la doctrine Jdanov.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Che Guevara.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la nomenklatura.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de l’<i>Internationale</i>.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens d’Ethel et Julius Rosenberg.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Lotta Continua.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Chostakovitch.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du traité de Brest-Litovsk.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du Congrès de Tours.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des Gouines rouges.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du Kremlin et de la Place rouge.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Keo Meas.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Solidarnosc.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens d’<i>Une journée d’Ivan Denissovitch</i>.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des Khmers rouges.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la révolution d’Octobre.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de Vladimir Ilitch Oulianov, de Lev Davidovitch Bronstein et de Joseph Vissarionovitch Djougatchvili.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du cuirassé Potemkine.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du Front Populaire.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du traité de Brest-Litovsk.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens des dissidents.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens du mur de Berlin.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de la Grande Révolution culturelle prolétarienne.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens qu’il vaut mieux être rouge qu’expert.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de l’eurocommunisme.<o:p></o:p></span></li><li class="MsoNormal" style="line-height: 150%;"><span style="font-size:100%;">Je me souviens de l’avenir d’une illusion.<o:p></o:p></span></li></ul>Jerome Vidalhttp://www.blogger.com/profile/08947976172390720067noreply@blogger.com