mardi 6 juillet 2010

La question de l’agency : puissance et impuisance d’agir et de penser en des temps obscurs

Il est probable que la paralysie de la gauche ait quelque lien avec sa difficulté à percevoir et à penser la question de l’agency et d’en prendre toute la mesure. Il est d’ailleurs remarquable qu’il soit si difficile de rendre en français le mot « agency ». Comment traduire en effet « agency » ? Faut-il parler d’« agence », d’agir, de puissance, d’autonomie, d’effectivité, de capacité, de capacité d’agir, de puissance d’agir, d’« agencéité » ou d’« agentivité » ? Ne faut-il pas plutôt renoncer à traduire agency ? Et comment traduire le mot « empowerment », avec lequel il fait la paire ? « Empuissancement » ? « Empouvoirement » ? « Encapacitation » ? Autonomisation ? Maximisation de la puissance d’agir ? « Agence », bien qu’assez neutre, brusquerait trop notre conservatisme lexical, tout comme « agentivité » ou « agencéité », qui ont de plus pour défaut un certain pédantisme « scientifique », bien fait pour empêcher toute réappropriation politique ou critique du terme. « Capacité d’agir » aurait l’intérêt de dresser une passerelle entre la problématique de l’agency et les sociologies de la domination qui, comme celle de Pierre Bourdieu, posent que la capacité statutaire (légitime, reconnue, officielle) conditionne (le développement de) la capacité (affective, psychique, intellectuelle, physique…) effective, – mais ce serait rabattre la problématique de l’empowerment sur celle, institutionnelle, de l’habilitation. « Puissance d’agir » aurait le grand mérite de faire référence au fond spinoziste auquel reconduit comme par nécessité la notion, Spinoza étant assurément le grand penseur de la puissance d’agir (potentia agendi), et ses héritiers actuels (par le biais d’un certain marxisme, de Deleuze, de Foucault) étant à peu près les seuls à porter cette question dans l’Hexagone. Que penser donc du fait que le vocabulaire théorique et politique français ne fournit pas d’équivalent évident aux termes agency et empowerment ? Comment se fait-il que nous, locuteurs du français, n’ayons jamais éprouvé la nécessité de nous bricoler des mots recouvrant des significations semblables ? Est-ce le signe que les logiques d’empowerment sont largement ignorées par la culture et les traditions politiques et militantes françaises, ces dernières étant généralement rétives au pragmatisme, appariées à l’État, ancrées dans des logiques d’expertise étatique et de victimisation ? Est-ce l’effet de la prégnance durable dans les esprits des habitudes de penser propres aux sociologies de la domination et de l’aliénation, dont le point aveugle, constitutif, est justement la question de l’agency ? Les questions de traduction rejoignent ici les questions politiques et théoriques les plus brûlantes.

Mais quels problèmes, quelle manière d’être, de sentir et d’agir résume ou signale donc le mot agency ? À quoi pourrait-il bien nous aider ? À suspendre l’opposition métaphysique et scolastique entre liberté et nécessité, à sortir du face à face entre les sociologies du déterminisme et les philosophies du « miracle », de l’« acte » ou de l’« événement ». À refuser de voir dans la liberté l’autre du pouvoir ou de la domination. À ne pas présupposer que la liberté trouve sa source dans un sujet absolument souverain. À penser la liberté comme production et comme relation, et, indissociablement, à penser la liberté comme productivité : comme capacité pratique d’être affecté et de produire des effets. À orienter la pensée vers une approche empirique, pragmatique de la question de l’émancipation : un art de l’agency. À s’astreindre à partir de là où se trouvent les gens, là où nous nous trouvons, ici et maintenant. À cesser de s’abandonner à la déploration – qui est surtout la marque de l’aliénation des « intellectuels » et des militants – de l’aliénation des « masses ».

L’exemple contrasté de deux approches développées au sein de la mouvance féministe, celles de Christine Delphy et de Judith Butler, nous aidera à mieux saisir le sens théorique et les conséquences pratiques d’une sortie du paradigme de la domination. Christine Delphy, dont la contribution politique et théorique a été l’une des plus déterminantes pour les féministes françaises, insiste sur le caractère structurel et massif du sexisme. Judith Butler, quant à elle, insiste davantage sur ses ratés et ses échecs. Ces deux perspectives induisent et reposent sur des logiques politiques différentes, voire opposées. Christine Delphy semble mue par le souci de rendre visible l’étendue et l’intensité de la domination, et c’est dans cette mise au jour qu’elle pense puiser, et puise sans doute effectivement, sa puissance d’agir. Du point de vue de Judith Butler, il ne s’agit certainement pas de nier l’existence de la domination masculine et de l’hétérosexisme (hiérarchies de genre et violence hétérosexiste constituent la toile de fond de toute son œuvre), mais une perspective comme celle de Christine Delphy a le défaut majeur de présenter les relations de domination comme des relations saturées, sans failles, sans ambiguïté et sans réversibilité, et ainsi d’ôter en théorie, mais aussi peut-être dans une certaine mesure en pratique, leur puissance d’agir aux individus. Si Christine Delphy défend en pratique une logique d’empowerment (elle tient ferme aujourd’hui comme hier sur la logique fondamentale de l’empowerment et du refus de la victimisation, qui pose que l’émancipation des femmes ne peut être que l’œuvre des femmes elles-mêmes, qu’elle ne peut leur être imposée de l’extérieur, fussent-elles prostituées ou musulmanes, et que le point de départ de toute politique féministe est la parole des femmes et le souci de maximiser les possibilités concrètes qui s’offrent à elles), sa description du monde social ne permet pas de comprendre comment les mécanismes de la production et de la reproduction peuvent produire des sujets sociaux doués d’une agency susceptible d’en dévier le cours et d’ouvrir la perspective de leur transformation. De ce point de vue, la possibilité de la résistance à la domination masculine (ou au patriarcat) ne peut chez elle, comme chez Pierre Bourdieu, apparaître que comme un « miracle » sociologique : où l’on voit que les sociologies de la domination et les philosophies de l’événement comme celle d’Alain Badiou sont les deux faces d’une même médaille. C’est cette impasse qui conduit Judith Butler à se demander dans Trouble dans le genre (p. 70) : « Si le genre est construit, pourrait-il être construit autrement, ou son caractère construit implique-t-il une forme de déterminisme social qui exclut la capacité d’agir et la possibilité de toute transformation? » ; et dans Bodies that Matter (Introduction, p. x) : « Comment peut-on dériver la puissance d’agir d’une conception du genre qui fait de lui l’effet d’une contrainte productive ? » (On remarquera que, selon Judith Butler, si le concept d’agency comprend l’idée d’une capacité à produire des effets, il n’associe pas cette idée à celle d’une maîtrise (du futur) ; c’est que, chez l’auteure de Vie précaire, l’agency, loin d’être la caractéristique d’un sujet éminemment souverain, est indissociable de la vulnérabilité et de l’interdépendance des individus, ainsi que de l’imprévisibilité relative des effets de leurs actions et des réactions qu’elles suscitent.) C’est à de semblables questions, éminemment politiques, dont la portée dépasse largement le seul problème du genre et des sexualités, que s’efforce de répondre toute enquête empirique et théorique sur l’agency.

Au sein de la gauche de gauche, le succès du beau livre de Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, dont la traduction française a paru chez Agone (trad. de Frédéric Cotton, Agone, coll. Des Amériques, Marseille, 2003), est emblématique de l’appréhension spontanée habituelle de ces questions. Contrairement à ce qu’annonce son titre, ce livre n’est pas un livre d’histoire, mais une chronique : la chronique de l’insurrection toujours renaissante, mais toujours défaite, du « peuple » américain. Que l’« Amérique » ait connu des transformations radicales des origines à nos jours n’intéresse que peu Zinn ; qu’être « Américain » ne signifie pas la même chose hier et aujourd’hui, qu’il ne s’agisse pas au départ et à l’arrivée de la même réalité sociale, n’entre au fond pas en compte dans son récit de l’éternel retour de la révolte et de l’écrasement des dominés. C’est qu’il s’agit pour lui de mobiliser, dans un geste typique du « (contre-)patriotisme » de la gauche américaine, un mythe (celui de l’Amérique trahie et bafouée) contre un autre mythe (celui de l’Amérique comme success story). Pour Zinn, d’un bout à l’autre de l’histoire, la nature, les structures et les ressorts de la domination restent fondamentalement les mêmes. De ce point de vue, les Américains d’aujourd’hui vivent dans le même monde historique que les premiers colons. L’intérêt de son Histoire populaire est bien sûr, en une précieuse synthèse de recherches éparses, de rendre visible pour le plus grand nombre (c’est là aussi le sens de « populaire » dans le titre du livre) ce qu’une histoire plus « officielle » tend à négliger, voire à ignorer tout à fait (on remarquera cependant que Zinn trouve principalement ses sources d’information dans les travaux d’universitaires) : l’histoire vue d’en bas, l’histoire des anonymes, l’histoire du peuple, l’histoire des hommes et des femmes « infâmes », de leurs prises de parole et de leurs luttes. Cette volonté, qui va à l’encontre de l’invisibilisation des subalternes, de leur effacement de l’histoire, a une valeur politique inestimable. Mais la rhétorique à l’œuvre et la représentation de l’histoire ici sous-jacente sont ambiguës. Elles ont très clairement une visée édifiante : exalter l’esprit de résistance de nos contemporains. Comme s’il s’agissait de trouver dans le spectacle mélancolique des vaincus de l’histoire et dans le deuil impossible de leurs défaites, la colère et les ressources affectives nécessaires aux révoltes du temps présent. Reste qu’en tant que chronique, l’Histoire populaire de Zinn n’est pas différente de ce que l’on a coutume de critiquer sous l’appellation d’histoire événementielle. Ce qui est perdu quand l’histoire se réduit ainsi à la chronique anhistorique, c’est ce qui en fait toute la valeur du point de vue d’une politique d’émancipation : la « dénaturalisation » du monde social et des formes historiques de la domination que permet la compréhension de leur historicité, autrement dit la manifestation de leur contingence et de leur arbitraire, la manifestation du fait que le monde tel qu’il est ne va pas de soi et qui est une condition nécessaire pour que la politique ait un sens, qui est la condition nécessaire du déploiement d’une agency, d’une puissance d’agir collective démocratique.

Faut-il préférer à cette dépression mélancolique la surcompensation d’un Antonio Negri qui pose que la classe ouvrière – ou la multitude – est le moteur de l’histoire, suivant en cela la pente d’une représentation qui a dominé l’histoire du marxisme (bien qu’elle diffère de la lettre de Marx) selon laquelle la lutte des classes est le moteur de l’histoire, lettre que vient d’ailleurs compliquer l’insistance de Marx sur l’existence et l’importance d’autres « moteurs » ? On pourra juger que la phénoménologie de la multitude à l’époque moderne que proposent Hardt et Negri dans Empire opère par raccourcis et écrasement de plans (celui de l’ontologie, qui pose l’affirmativité absolue de l’être, et celui de la psychologie humaine, relative, pour laquelle seule se pose la question de l’optimisme ou du pessimisme), d’une manière que n’implique nullement l’immanentisme et qui rend difficile d’appréhender la question du devenir fasciste toujours possible des multitudes. Mais la meilleure façon, la façon la plus productive et la plus féconde, de recevoir Empire et Multitude n’est sans doute pas d’entrer dans ces chicanes avec leurs auteurs, mais d’aborder ces livres dans une perspective rhétorique, pragmatique : à partir du désir, de la subjectivité et des affects qui les travaillent et les informent, à partir du désir, de la subjectivité et des affects qu’ils peuvent contribuer à susciter et à produire. Nul credo théorique, envisagé de manière dogmatique, à adopter ici : on raterait Empire et Multitude à ne les aborder que du point de vue de la validité et du poids de tel ou tel de leurs arguments. Ce qu’il faut ressaisir, c’est précisément leur agency, le désir qui les traverse de faire « manifeste » et de poser, au cœur de la redéfinition en cours des termes de la politique d’émancipation radicale, le problème de l’agency et de la maximisation de notre puissance d’agir. De cette question, les appels à penser « stratégiquement » qui fleurissent ici et là, appels qui d’ailleurs ne satisfont pas leur propre exigence puisqu’ils ne parviennent pas eux-mêmes à formuler d’orientations stratégiques claires et convaincantes – ce qu’on ne leur reprochera pas puisqu’il semble qu’il soit aujourd’hui impossible de le faire –, sont loin de prendre la mesure et de saisir l’importance… stratégique, réduisant ce problème, au fond, à des questions programmatiques, organisationnelles ou électorales qui, sans être négligeables, ne sont pas le tout de l’affaire.

On appréciera tout particulièrement de ce point de vue les interventions – « bricolages » théoriques et « recettes » pratiques, modestes mais suggestifs – de Miguel Benassayag et Diego Sztulwark (Du contre-pouvoir, trad. d’Anne Weinfeld, La Découverte, Paris, 2003 ; véritable couteau-suisse théorique des nouvelles pratiques contestataires) et plus encore de Phillipe Pignarre et Isabelle Stengers (La Sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, préf. d’Anne Vièle, La Découverte, Paris, 2005) et de David Vercauteren (Micropolitique des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives, HB éditions, coll. Politique(s), Forcalquier, 2007). À les lire, on se familiarisera avec des questions, des pratiques, des dispositifs concrets (toute une « écologie », toute une politique expérimentale) qui pourraient permettre à nombre d’entre nous d’éviter les déceptions, le sentiment d’impuissance et le ressentiment qu’engendrent souvent les expériences militantes (David Vercauteren), ainsi que les « alternatives infernales » dans lesquelles nous enferme le capitalisme, ce système dont la force pourrait bien être de ne pas être centralisé, mais bien plutôt de fonctionner par réplication et réaction, de proche en proche, à travers le travail parcellaire de milliers de « petites mains » (Philippe Pignarre et Isabelle Stengers). Ces livres sont incontestablement de ceux qui ont introduit avec le plus d’acuité la question de l’agency et de l’empowerment dans le contexte français. On mesurera en les lisant combien la démocratie, comme pratique en situation de l’égalité, est inséparable d’un savoir et d’un savoir-faire de l’agency, qu’elle vise nécessairement à la maximisation de notre puissance d’agir et de penser individuelle et collective – contre toutes les forces qui tendent à la diminuer ou à la capturer.

(Extrait de La Fabrique de l'impuissance. 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 17-23)

mardi 23 février 2010

Mai 68 et la crise de l'Etat social

Un extrait de La Fabrique de l'impuissance. 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire (Paris, Éditions Amsterdam, 2008) à lire ici.

Comment peut-on être bourdieusien ?

Un extrait de La Fabrique de l'impuissance. 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire (Éditions Amsterdam, Paris, 2008) à lire ici.

vendredi 2 octobre 2009

Bourdieu, reviens : ils sont devenus fous! La gauche et les luttes minoritaires


A propos de Walter Benn Michaels, La Diversité contre l’égalité
Par Jérôme Vidal
(article paru dans La Revue Internationale des Livres et des Idées (RiLi, www.revuedeslivres.net), n°13 (sept.-oct. 2009))

La diversité contre l’égalité, les luttes « culturelles » ou « sociétales » contre la lutte des classes : vieille rengaine de la gauche anti-soixantehuitarde. Un livre de Walter Benn Michaels traduit par les éditions Raisons d’agir réactualise aujourd’hui ces poncifs. Ceux à qui importent la relance, le développement et l’intensification des luttes pour l’émancipation, et plus particulièrement contre l’exploitation, devraient y regarder à deux fois avant d’entonner à leur tour cette ritournelle, affirme Jérôme Vidal.

Bien que ce qui nous importe soit au fond davantage le sens de la traduction et de la diffusion en France de
La Diversité contre l’Égalité de Walter Benn Michaels que le contenu même de ce livre (qui se contente de variations sur les lieux communs que différents polémistes reprennent ad nauseam depuis les années 19901), il est nécessaire d’en exposer ici les grandes lignes et les leitmotive. Quelle petite histoire nous raconte donc W. B. Michaels, après d’autres, dans ce livre manifestement écrit à la va-vite et publié récemment (février 2009) aux éditions Raisons d’agir ? Voici l’essentiel du livre résumé en quelques thèses, organisées selon cinq rubriques :

1. La gauche, la diversité et les inégalités économiques :
1.1 La gauche s’est détournée depuis les années 1980 du combat contre les inégalités économiques pour se préoccuper
exclusivement de la promotion de la « diversité » (culturelle).
1.2 La gauche «
s’attache à attribuer aux pauvres des identités : elle en fait des Noirs, des Latino-Américains, des femmes, les considère comme des victimes de la discrimination » (p. 72).
1.3 La gauche n’a plus d’autre objectif que de «
garantir des privilèges identiques aux femmes et aux hommes de l’upper middle class » (p. 114).
1.4 La différence entre la droite et la gauche est que la première considère que l’objectif de respect de la diversité a été atteint, alors que la seconde considère qu’il est encore à atteindre. Mais la droite et la gauche s’accordent fondamentalement sur le caractère « normal » des inégalités économiques.

2. La réalité des inégalités aujourd’hui :
2.1 Le racisme et le sexisme n’ont aujourd’hui (aux États-Unis) qu’une existence résiduelle, marginale ; ils n’ont plus de réalité structurelle, ou institutionnelle, et ont été « privatisés » (le racisme n’est plus qu’une «
tare individuelle » (p. 81)).
2.2 Les politiques de promotion de la diversité et de « discrimination positive » rencontrent «
une approbation massive » (p. 84).
2.3 Les discriminations subsistantes sont négligeables et disparaîtraient si étaient fortement réduites ou supprimées les inégalités économiques croissantes.

3. La fonction idéologique du combat pour la diversité :
3.1 La conception de la justice sociale qui sous-tend le combat pour la diversité est «
que nos problèmes sociaux fondamentaux proviendraient de la discrimination et de l’intolérance plutôt que de l’exploitation » (p. 9) ; cette conception est néolibérale.
3.2 La promotion de la diversité n’est qu’un leurre qui doit permettre d’ignorer les inégalités économiques : c’est une «
méthode de gestion de l’inégalité ». La fonction essentielle des identités « est de permettre aux gens de se faire une image d’eux-mêmes qui ait le moins possible à voir avec leur situation matérielle ou leurs opinions politiques » (p. 45).
3.3 La pauvreté est aujourd’hui traitée comme une différence culturelle : il ne s’agit plus de l’éradiquer, mais de « respecter » les pauvres.

4. Considérations sur les idéologies, les identités, la diversité et les discriminations :
4.1 Les identités et la diversité « culturelles » n’ont en soi aucune valeur et ne méritent pas d’être valorisées.
4.2 Les identités culturelles sont fictives et instables ; la « clôture » identitaire est impossible : «
toute tentative visant à « définir des différences groupales suffisamment formalisées pour permettre l’établissement d’une liste de traits distinctifs » est vouée à l’échec » (p. 62).
4.3 Il faut distinguer les « idéologies » et les « identités » : les idéologies, ou systèmes d’idées politiques, comme le socialisme ou le libéralisme, interpellent les individus comme êtres rationnels et libres, doués du sens de la justice, susceptibles de changer de système d’idées pour le meilleur ; les identités sont fondamentalement conservatrices ; elles enferment les individus en les attachant de manière exclusive à des formes culturelles fétichisées.
4.4 La notion de « culture », ou d’identité culturelle, est aujourd’hui le masque de l’idée de race, et l’idée de race sert de schème à toutes les identités culturelles qui peuvent donc être dites « racistes » : « [
L]‘idée de race étant passée du statut de fait biologique à celui de fait social, on s’est mis à concevoir la diversité raciale comme une diversité culturelle » (p. 53) ; « Le mot « culture » est devenu un quasi-synonyme d’« identité raciale » » (p. 61).
4.5 Les inégalités raciales et sexuelles reposent sur des préjugés, le racisme et le sexisme, qu’il est aisé d’éliminer (le racisme comme problème ne nécessite pour être résolu «
que de renoncer à nos préjugés» (p. 90)).

5. Le point de vue des « pauvres », du point de vue du ventriloque W. B. Michaels :
5.1 Les « pauvres » ne veulent pas de « respect », et le racisme ou le sexisme ne sont pas des questions essentielles pour eux ; «
ce qu’ils veulent, c’est simplement cesser d’être pauvres » (p. 29).

Ce qui fait problème dans toutes ces propositions, ce n’est certes pas l’affirmation selon laquelle la « gauche », la gauche « de gouvernement », a renoncé ou a trahi sur le terrain économique. Ce qui fait problème, ce n’est nullement le fait de pointer le fétichisme et le consensus relatif dont la « diversité » fait l’objet dans certains réseaux médiatiques ou politiques, de pointer la circulation apparente de cette catégorie dans de nombreux discours tenus à droite comme à gauche ; ce n’est pas non plus le souci affiché d’analyser son rôle dans les opérations de légitimation de la transformation néolibérale du capitalisme. Que la « diversité » occupe bien souvent la place d’un fétiche, d’une valeur indiscutable, d’un présupposé qui s’impose à nous comme une évidence et qui exige et emporte notre approbation immédiate, que cette valeur soit mobilisée à des fins de légitimation de la transformation néolibérale des sociétés, tout ceci paraît, si l’on en reste au niveau des généralités, assez bien établi, et n’a pas attendu ce livre pour l’être. Le problème est que W. B. Michaels entreprend de faire passer ces éléments de la situation pour le tout du tableau – comme si, ayant souligné ces aspects, ont avait épuisé la question des politiques de la diversité et de la représentation, et, surtout, épuisé les termes de l’analyse de la faillite de la gauche aujourd’hui.

Le problème est que W. B. Michaels ne mène pas même l’analyse qu’il prétend conduire : sur la nature du néolibéralisme, sur les dispositifs institutionnels mis en place au nom de la « diversité », sur les problèmes de légitimation dans les nations de l’économie-monde capitaliste aujourd’hui, le lecteur un tant soit peu exigeant ne trouvera rien de bien consistant dans
La Diversité contre l’Égalité. C’est que ces questions ne l’intéressent sans doute nullement. Ce qui intéresse bien plutôt W. B. Michaels, semble-t-il, c’est de donner un habillage et un cachet « de gauche » aux remâchements néoconservateurs contre les luttes minoritaires pour l’égalité et aux turlutaines de la pensée anti-68.

W. B. Michaels aurait pourtant pu trouver de précieux outils, si l’analyse de la gestion néolibérale de la « diversité » l’avait véritablement intéressé, chez de nombreux auteurs. Il aurait notamment pu en découvrir de particulièrement utiles chez – surprise ! – les penseurs phares des luttes minoritaires que furent Michel Foucault, Gilles Deleuze, Félix Guattari et Michel de Certeau.

Un auteur comme Maurizio Lazzarato – dont je suis l’éditeur – a déployé, après d’autres, avec vigueur les intuitions de ces analystes dans
Le Gouvernement des inégalités. Critique de l’insécurité néolibérale. Que l’on en juge par ces quelques lignes :

À la « segmentarité dure » du capitalisme industriel, se structurant selon la dichotomie de l’ou bien… ou bien… (les disjonctions exclusives entre le travail et le chômage, le masculin et le féminin, l’intellectuel et le manuel, le travail et le loisir, l’hétérosexuel et l’homosexuel, etc.) qui strie d’avance la perception, l’affectivité et la pensée, enfermant l’expérience dans des formes toutes faites, se superpose une segmentarité plus « souple » qui semble multiplier les possibilités, les différences et les groupes sociaux. Production de dualismes et gestion des différences se superposent et s’agencent au gré des rapports de forces, des stratégies et des objectifs d’une situation politique chaque fois spécifique.

Alain Badiou et Slavoj Žižek n’ont rien découvert de nouveau lorsqu’ils affirment que la logique des « minorités » (les femmes, les homosexuels, les intermittents, les Arabes, etc.) est en complète adéquation avec la logique du Capital, puisque ces « différences » et ces « communautés » peuvent très bien constituer de nouveaux marchés d’investissement pour les entreprises.
[« La problématique moléculaire est totalement en connexion – tant au niveau de sa modélisation répressive qu’au niveau de ses potentialités libératrices – avec le nouveau type de marché international qui s’est instauré », ajoute en note de son texte Maurizio Lazzarato en citant Félix Guattari2.]

Non seulement, comme le suggère Foucault, l’organisation de la société « tolère » des territoires subjectifs qui échappent à son emprise, mais « elle s’est employée elle-même à produire ses marges » et « elle a équipé de nouveaux territoires subjectifs, les individus, les familles, les groupes sociaux, les minorités ». Si la logique capitaliste multiplie les formes d’intervention en faisant surgir de partout des « ministères de la Culture, des ministères des Femmes, des Noirs, des Fous, etc., c’est pour encourager des formes de culture particularisées, afin que les personnes se sentent en quelque sorte dans une espèce de territoire et ne se trouvent pas perdues dans un monde abstrait. »

Mais il convient ici de ne pas tout confondre, notamment ce qui distingue la différence entre les minorités comme « états », comme « communautés », dont les contours identitaires configurent effectivement de nouvelles niches de marché, et la politique minoritaire, les « devenirs minoritaires » qui sont tout à fait autre chose. L’ouvrier comme sujet révolutionnaire, porteur de l’universel, par lequel Badiou et Žižek pensent dépasser la question des minorités, une fois bloqué son « devenir révolutionnaire » (minoritaire), a été d’ailleurs, bien avant les « minorités », le premier grand marché de consommation de masse.


Il y a formulé ici en moins de cinq cents mots, particulièrement denses – qui ne sont d’ailleurs pas à prendre ou à laisser, qui méritent discussion –, beaucoup plus sur la promotion contemporaine de la « diversité » dans le cadre de la révolution néolibérale que n’en trouvera le lecteur le plus charitable et bienveillant dans l’ensemble du livre de Michaels. On y trouve notamment la marque d’un effort pour ressaisir l’histoire, la complexité, les contradictions et l’ambivalence de la réalité considérée – préoccupation qui fait totalement défaut au livre de W. B. Michaels, pour la simple raison que celui-ci a justement congédié d’emblée la réalité et l’histoire : jamais Michaels ne fait référence, ne serait-ce que de façon indicative, aux débats, pourtant élaborés – quand ils parviennent à s’extirper des eaux troubles du néoconservatisme –, soulevés par l’
affirmative action; jamais il ne décrit l’histoire et la réalité juridiques et pratiques de l’affirmative action ; jamais il ne discute ni même n’évoque les auteurs qui ont problématisé contradictoirement la « diversité » et ses liens avec le néolibéralisme ; jamais d’ailleurs il n’avance une définition descriptive du néolibéralisme (au-delà de la constatation, triviale, du fait qu’un nouveau rapport de forces a depuis trente ans permis aux riches de s’enrichir davantage au détriment des pauvres).

La seule injection de réalité dans son discours consiste dans la présentation de statistiques censées démontrer que racisme et sexisme auraient disparu aux États-Unis – rien de moins ! – et que les « discriminations » seraient de nature exclusivement économique. On notera d’ailleurs au passage que le racisme ou le sexisme ne s’analysent chez Walter Benn Michaels qu’en termes de « discriminations », comme si racisme et sexisme n’avaient pour seule réalité que de priver leurs victimes de « chances » ou de « rétributions » égales. Le lecteur ayant une connaissance même assez superficielle ou lointaine de la réalité sociale des États-Unis pourra en tout cas avec raison se demander s’il arrive à W. B. Michaels de sortir du campus de l’université de l’Illinois à Chicago pour se confronter à la réalité qui l’entoure.

L’affirmation de Michaels selon laquelle le racisme n’a aujourd’hui (aux États-Unis) qu’une existence résiduelle, marginale, selon laquelle il n’a plus de réalité structurelle, ou institutionnelle, et a été « privatisé », devrait apparaître obscène à toute personne gardant en mémoire les circonstances et les suites de la dévastation occasionnée par le passage du cyclone Katrina à la Nouvelle-Orléans. Mais pointer cette obscénité ne suffit pas.

En affirmant que le racisme est aujourd’hui aux États-Unis « marginalisé » et « privatisé », en affirmant que la « discrimination positive » rencontre «
une approbation massive », Michaels, bien qu’il falsifie la réalité, « enregistre » pour ainsi dire dans son discours les effets bien réels, c’est-à-dire à la fois le succès et l’échec, du mouvement pour les droits civiques des Noirs américains. Succès, parce que la ségrégation institutionnelle, légale, a bien été démantelée, parce que le racisme ouvert fait aujourd’hui encore largement l’objet d’une disqualification symbolique. Échec, parce que la déségrégation a eu pour effet paradoxal, parallèlement à la mise en oeuvre de dispositifs d’affirmative action, l’invisibilisation d’un racisme structurel persistant, et a ainsi rendu possible le violent backlash des années Reagan et Clinton sur les questions minoritaires, backlash sur lequel W. B. Michaels, loin de briser un consensus, fait fond, backlash dont les formulations idéologiques ont été élaborées et diffusées par les Nouveaux Démocrates clintoniens dans des termes très proches de ceux de Michaels, backlash dont on imagine bien que le lecteur français moyen de La Diversité contre l’Égalité, relativement ignorant de l’histoire politique et idéologique récente des États-Unis, ne sait pas grand-chose.

Un même mépris à l’égard de tout ancrage empirique se manifeste dans la façon dont W. B. Michaels construit son adversaire, cette « gauche » à qui il reproche d’avoir renoncé à lutter contre l’inégalité. La compréhension du mot « gauche » dans le discours de W. B. Michaels reste remarquablement indéterminée. Il paraît le plus souvent désigner l’intelligentsia. Parfois, il semble prendre un sens beaucoup plus large, englobant toutes les personnes, tous les groupes, toutes les organisations, des
radicals à la majorité du Parti démocrate. Parfois encore, il ne paraît renvoyer qu’à ce que nous appellerions en France la gauche « de gouvernement », la gauche qui a accès aux lieux de pouvoir. Cette indétermination a une fonction stratégique dans le discours de Michaels : elle lui permet de caractériser globalement la gauche, comme si cette généralisation n’était pas abusive, ne reposait pas sur une abstraction sans consistance, particulièrement dans le contexte états-unien. Il peut ainsi affirmer de toutes les composantes de « la » gauche ce qui à la rigueur pourrait être dit de telle ou telle de ces composantes. La gauche est dans le discours de W. B. Michaels une réalité toujours anonyme. Jamais Michaels n’en propose de tableau composite ; jamais il ne nomme ni ne caractérise, même de façon imprécise, les mouvements, les organisations, les personnes, ou leurs discours et interventions. La gauche selon Michaels n’est pas diversité ! Son discours est donc « dans l’air », ce qui lui permet bien sûr d’éviter toute discussion un tant soit peu précise et informée au cours de laquelle l’examen de cas risquerait de lui apporter un démenti. Et quand exceptionnellement il abandonne cette posture aérienne, c’est pour traiter les faits avec une telle désinvolture et une telle mauvaise foi que toute discussion est rendue impossible3.

Une invraisemblable théorie des identités

Mais venons-en à l’essentiel. La toile de fond du livre de W. B. Michaels est empruntée à Samuel Huntington, l’auteur du
Choc des civilisations4 : « Selon Huntington, la chute de l’Union soviétique a donné naissance à un monde où l’affrontement idéologique entre socialisme et capitalisme libéral (la guerre froide) a cédé la place à un conflit entre civilisations » (p. 40). Ce tableau ne fera l’objet d’aucune critique, d’aucune prise de distance dans la suite du livre. Michaels ne se séparera de Huntington (p. 42) que sur les conséquences à tirer de ce constat. Contrairement à ce dernier, il refuse en effet, heureusement, de considérer que la défense de « l’américanité » puisse constituer un objectif politique valable. Une telle défense est selon lui à mettre sur le même plan, par exemple, que la défense de l’« indianité » des indiens Aymaras (comme Evo Morales), condamnée également par Michaels sans autre forme de procès. C’est que dans le monde de Michaels tous les chats sont gris : toutes les identités se valent, c’est-à-dire qu’elles ne valent rien, parce qu’elles sont fondamentalement, sinon réactionnaires, du moins conservatrices.

Impossible dans ce monde, donc, de chercher à distinguer entre différentes politiques de l’identité. Impossible de distinguer entre les politiques de l’identité des dominés et celles des dominants. Impossible de distinguer entre les identités forgées à des fins de résistance à l’oppression, dans une logique de solidarité, et les identités régressives et oppressives. Impossible de distinguer entre les identités minoritaires et les identités majoritaires, les identités « ouvertes » et les identités « fermées » et exclusives. Impossible d’imaginer des politiques identitaires anti-essentialistes, dont pourtant les mouvements ouvriers (la « non-classe » des prolétaires), féministes et gays ont proposé des formulations concrètes, même si ces mouvements ont aussi pu avoir leur moment ou leur tentation « séparatiste » ou « essentialiste ». Impossible, enfin, on vient de le voir à propos d’Evo Morales, de distinguer entre les politiques de l’identité des mouvements anti-impérialistes et le nationalisme des puissances impériales.

L’examen empirique des différentes politiques de l’identité et de leurs évolutions est donc par définition inutile. Car W. B. Michaels aime les définitions
a priori et les équations simples ; il s’autorise en conséquence à congédier l’histoire et l’empirie. Voici donc le dernier mot de W. B. Michaels : « Dans un monde idéal, la diversité ne ferait l’objet d’aucune célébration, quelle qu’elle soit – d’aucun soutien non plus » (p. 35).

On rétorquera à W. B. Michaels que nous ne vivons justement pas dans un monde idéal, mais dans un monde dans lequel racisme et sexisme sont des réalités sociales qui nous précèdent, qui s’imposent à nous et nous constituent, des réalités sociales qui sont inscrites non seulement dans les institutions, mais dans nos corps, ou, comme aurait dit Pierre Bourdieu, dans nos habitus (« l’histoire faite corps ») – des réalités sociales qui ne découlent pas d’identités que d’aucuns auraient eu la mauvaise idée de mettre en circulation et que l’on pourrait faire disparaître par une simple prise de conscience ou par la déclaration de leur insignifiance ! Dans un tel monde, on comprend que la fierté homosexuelle (
gay pride) ou la fierté noire (« Black is beautiful »), par exemple, n’ont rien à voir avec un quelconque conservatisme identitaire, mais tout à voir, en revanche, avec le retournement d’un stigmate, retournement qui, loin d’enfermer dans une identité, vient au contraire défaire les identités, ouvrir la possibilité, pour tous, Blancs comme Noirs, hétéros comme pédés, d’habiter autrement les identités existantes, de se bricoler des identités aussi peu oppressives que possible. Contrairement à l’opération centrale du dispositif argumentatif de W. B. Michaels, qui vise à rabattre les luttes minoritaires sur la seule question de la représentation sociale de la « diversité », les politiques minoritaires n’ont pas grand-chose à voir avec la célébration abstraite de la diversité et des identités, mais tout à voir avec des formes concrètes de domination et de violence sociale, avec le traitement de torts spécifiques faits à l’égalité.

Dans un monde « idéal », pourrait-on par ailleurs argumenter, il y aurait place non pas pour la célébration de la « diversité » (cette différence normalisée, conformée, standardisée, cette différence sans différence), mais pour le souci de la « différence », de la maximisation de la possibilité de maintenir ou d’élaborer des formes de vie divergentes, qui échappent aux processus de normalisation et d’homogénéisation liés à l’État national/social, au consumérisme et, plus généralement, à l’inscription dans le système capitaliste. Préoccupé exclusivement par la question de l’exploitation (ou, plus exactement, dans la perspective « travailliste » qui est la sienne, par la répartition des revenus ou des « chances »), Michaels évacue purement et simplement la question de l’aliénation, des formes de normalisation, de dépossession culturelle et d’homogénéisation de nos vies.

Il devient dès lors impossible à W. B. Michaels de penser qu’il existe un lien profond entre colonisation culturelle et impérialisme économique, et par conséquent de penser ensemble la promotion et la défense de la diversité linguistique et le combat contre l’exploitation et l’impérialisme économique ; leur synthèse dans tel ou tel mouvement est pour lui simplement accidentelle, et elle n’invalide pas le fait qu’elles sont inspirées fondamentalement par des visions contradictoires et exclusives. «
Si votre volonté est de préserver votre identité, certaines choses, comme continuer à parler votre langue natale, seront cruciales à vos yeux […]. Si en revanche, votre volonté est de promouvoir le socialisme, la langue dans laquelle vous le ferez n’aura pas grande importance » (p. 38). Il y a fort à parier que les rédacteurs et les lecteurs du Monde diplomatique qui ont travaillé depuis des années à nouer la critique des formes nouvelles du capitalisme et celle de l’impérialisme linguistique auront été stupéfiés de voir que leur journal fait aujourd’hui la promotion d’un auteur qui défend des idées aussi contraires aux leurs5.

Ce qui transparaît ici aussi, c’est que le point de vue de W. B. Michaels est profondément centré : c’est un point de vue défendu depuis le centre de l’économie-monde, dans une ignorance parfaite de son caractère borné et situé. La pauvreté dont il se préoccupe est exclusivement la pauvreté née de la « crise » dudit
welfare state dans les nations riches qui dominaient dans la division internationale du travail à l’époque des Trente Glorieuses. Que les conditions qui rendaient possibles cette division internationale du travail appartiennent à un passé révolu et que les conditions de la politique dans les nations du centre comme d’ailleurs ont donc été profondément bouleversées depuis les années 1950-1960, W. B. Michaels ne semble pas s’en être aperçu.

Selon lui – sans qu’il apporte le moindre élément à l’appui de l’affirmation de ce lien causal, sinon l’évocation vague et discutable d’une consécution sur le plan chronologique –, les défaites successives de la gauche et la régression du
welfare state seraient l’effet de son égarement du côté des politiques de l’identité et de la diversité. Le programme de W. B. Michaels consiste donc à déplacer radicalement les priorités de la gauche (du combat pour la « diversité » à celui contre les inégalités économiques) afin d’inverser le rapport de forces qui s’est imposé dans les années 1980. Le programme de W. B. Michaels est ainsi un programme de restauration du welfare state à la mode desdites Trentes Glorieuses. Où est le leurre, pourra-t-on se demander ? Dans les politiques de l’identité qui se déploient dans le monde, dont l’orientation anticapitaliste est parfois nette – repensons à Evo Morales –, ou dans un discours anachronique de restauration des privilèges des économies du vieux centre de l’économie-monde (l’Europe et l’Amérique du Nord) qui fait l’impasse sur la catastrophe économique et écologique mondiale qui se déroule sous nos yeux ?

On ne s’étonnera guère qu’un des principaux représentants du néoconservatisme étatsunien, Dinesh D’Souza, dont le « passeur » en France n’est autre qu’Alain Finkielkraut, juge qu’avec ce livre W. B. Michaels est sur la bonne voie («
He is on the right track6 »). Il y a tout lieu de penser, en effet, que, loin de renforcer tous ceux qui luttent aujourd’hui contre les « inégalités économiques » et, plus profondément, contre « les monstrueuses iniquités inhérentes à la structure capitaliste » (selon une formule particulièrement inspirée du camarade André Breton), un livre comme La Diversité contre l’Égalité ne servira qu’à affaiblir l’ensemble des luttes dont le développement conjoint et la multiplication sont absolument nécessaires à la remise en cause des formes contemporaines de la domination.

Deux ou trois choses que nous savons d’elles
(les luttes minoritaires)


Il importe d’ailleurs de rappeler deux ou trois choses à propos de ces luttes. S’il n’y a pas d’harmonie préétablie des luttes, si luttes et mouvements entretiennent en leur sein et entre eux tensions et contradictions, si leur articulation ne peut être que problématique (notamment parce qu’ils sont régulièrement confrontés à des problèmes nouveaux, qui ne peuvent être adéquatement formulés dans les langages de l’émancipation préalablement établis), il n’en reste pas moins que jouer les uns contre les autres, comme le fait justement W. B. Michaels tout en en faisant le reproche à ses adversaires, ne peut qu’avoir des effets désastreux. Un tel jeu a toutes les chances d’être « perdant-perdant ». Tout l’enjeu est pour nous au contraire, précisément, de favoriser la problématisation polémique et la critique mutuelle des mouvements,
dans le sens de leur renforcement collectif, et de faire en sorte que tensions et contradictions soient productives. C’était déjà l’esprit d’une initiative comme « Nous sommes la gauche », dont les interventions de Pierre Bourdieu à la même époque – s’en souvient-on ? – participaient 7. C’était aussi celui des successifs Forums sociaux mondiaux, notamment celui de Seattle. Mais il semble que, dans le monde de Michaels, Seattle n’a pas eu lieu.

À ce propos, il faut souligner que les luttes et les mouvements politiques, tout comme d’ailleurs les identités, ne sont pas des réalités discrètes, absolument distinctes les unes des autres, mais qu’ils se chevauchent, qu’ils se recouvrent. Il n’est notamment pas possible de séparer d’un côté les luttes « économiques » et de l’autre les luttes « culturelles » ou « sociétales ».

Ainsi, le fait que le genre et la sexualité occupent une position centrale dans le fonctionnement de l’économie politique, nous le savons, pour ainsi dire, depuis au moins 1846, année de la rédaction de
L’Idéologie allemande. Les féministes matérialistes et socialistes pouvaient dans les années 1970 et 1980 en tirer toutes les conséquences, comme aujourd’hui à leur suite certains représentants de la théorie queer8. Il faut tout l’aveuglement du réductionnisme économiciste qui triomphe depuis une trentaine d’années, autant chez les économistes néoclassiques que chez W. B. Michaels et ses laudateurs, pour ne pas le comprendre.

Les luttes des travailleurs, des chômeurs et des précaires, des sans-papiers, des malades du sida, des usagers de drogue, des double-peine, etc. ne cessent, de fait, de se rencontrer, de se mêler, de se confronter et, dans le meilleur des cas, de se renforcer. Si historiquement tel ou tel processus de problématisation-politisation apparaît comme distinct («
la question gay »), c’est qu’il doit se produire sur fond d’un refoulement antérieur ou d’une participation des plus anciens mouvements d’émancipation à certaines formes de domination et à l’ordre majoritaire (le PCF a par exemple largement contribué à la production et à la reproduction du familialisme et de l’hétérosexisme de l’État national/social d’avant 1968).

W. B. Michaels contre la classe ouvrière

Ce « savoir » élémentaire sur l’« intersectionnalité » des formes de domination (et des luttes) – que l’on nous pardonnera d’avoir évoqué ici de manière un peu pesante, didactique –, W. B. Michaels en fait fi. Les conséquences de cette ignorance pour la cohérence de son propos sont importantes. La confusion entretenue par W. B. Michaels à propos des politiques identitaires devient en effet manifeste quand se pose dans son livre la question de l’identité ouvrière.

Michaels, pour qui l’histoire sociale des ouvriers et du mouvement ouvrier est selon toute apparence une réalité étrangère, ignore que les luttes pour l’émancipation ouvrière ont notamment puisé leur force et leur puissance d’agir dans la constitution d’une identité et d’une culture ouvrières, d’un véritable « communautarisme
9 » ouvrier, en rupture avec l’individualisme et l’universalisme abstrait de l’idéologie républicaine, et que cette identité et cette culture passaient par la production de récits célébrant l’histoire et la mémoire du groupe ouvrier, à la fois localement et globalement. Que le réarmement de la critique sociale passe aujourd’hui par la capacité à renouer de façon critique les fils de cette histoire et de cette mémoire, au-delà des transformations du capitalisme et du monde ouvrier, n’a heureusement pas échappé à tout le monde.

De ce point de vue, certains passages particulièrement baroques et absurdes de
La Diversité contre l’Égalité ne peuvent apparaître en France que comme une tentative de disqualification du travail entrepris voilà plusieurs années aux éditions Agone par Samuel Autexier (à l’époque où il y animait l’excellente collection Marginales) : « dès lors que l’on commence à exalter la valeur de la littérature ouvrière, à déplorer l’injustice que nous, critiques littéraires, infligeons aux pauvres parce que nous n’avons pas su apprécier leur littérature, on ne fait rien d’autre qu’ignorer l’inégalité. La classe ouvrière ou les pauvres peuvent bien entendu produire la plus haute littérature – simplement, ils n’y parviennent qu’en surmontant l’obstacle que constitue leur appartenance à la classe ouvrière ou leur pauvreté. En niant que la pauvreté soit un obstacle, on nie du même coup l’existence et l’importance de l’inégalité entre classes » (p. 145-146).

Si effectivement le fait qu’un roman se présente comme « ouvrier », « prolétarien » ou « révolutionnaire » ne saurait aucunement suffire à lui conférer une quelconque valeur littéraire, il n’en reste pas moins qu’il est nécessaire d’interroger l’histoire (sociale et politique) de nos jugements de goût en la matière, qu’il nous faut mettre en question la délégitimation et l’invisibilisation dont la littérature « prolétarienne » a fait l’objet par les institutions scolaires et universitaires. Est-il vraiment nécessaire de rappeler à W. B. Michaels et à ses éditeurs français que nos normes et nos valeurs ont une histoire et que cette histoire cristallise des refoulements et des exclusions politiques ? Est-il si aberrant à leurs yeux de suggérer que notre système de valeurs est notamment le produit de la lutte des classes et qu’il pourrait être intéressant de s’exercer à défaire cette histoire en le faisant apparaître comme telle, en s’attachant à
apprécier la littérature ouvrière, ce qui n’implique nullement de la fétichiser ? C’est tout un art politique de la mise en question de notre sensibilité et de nos valeurs, en tant qu’elles sont historiques, qui est en jeu dans la critique du canon littéraire. Penser dans une perspective historique ou historienne, considérer la réalité et nos valeurs comme essentiellement historiques ; défaire l’histoire en montrant qu’elle est le fond de toutes choses, de toutes les formes sociales, de toutes les formes de domination, et par là, en mettant à jour les forclusions sédimentées dans l’histoire, dégager des possibles pour le présent et l’avenir : n’était-ce pas là le coeur indissociablement politique et épistémologique du propos de Pierre Bourdieu, sous le patronage duquel les éditions Raisons d’agir continuent de se placer ?

On jugera peut-être qu’il s’agit d’un développement marginal dans
La Diversité contre l’Égalité. Nous y voyons plutôt un aveu en négatif, le point où les contradictions du discours de W. B. Michaels deviennent incontournables, le point où son argumentation se mord la queue : le point où les positions défendues par W. B. Michaels viennent nier la réalité concrète de la politique ouvrière dans l’histoire. Se confirme alors qu’il s’agit moins pour lui de penser les impasses réelles de la gauche et de contribuer à l’en sortir, que d’adopter, avec toute la mauvaise foi requise, une pose, autrement dit de défendre une position payante dans les stratégies de distinction propres au petit monde de la gauche et au champ médiatique – le dispositif rhétorique du livre de Michaels réunit tous les éléments d’un « coup » médiatique et commercial. Autrement dit encore, de cultiver le narcissisme d’une partie de la gauche en rupture avec le mouvement réel des luttes : une fuite en avant visant à conforter son identité fragilisée – bref, un « communautarisme ».

Le livre de Michaels est doublement consensuel. Il contribue à la fabrique et à l’entretien du consensus qui réunit dans la haine des luttes minoritaires menaçant l’ordre symbolique petit-bourgeois des composantes de la gauche que tout devrait séparer : « libertaires », nostalgiques du PCF des grandes années, « sociaux-démocrates » incapables de penser la crise de la société du travail à la mode des Trente Glorieuses… Mais il fait aussi écho au consensus que cette même haine, ce même ressentiment, cette même panique morale, alimente, bien au-delà de la gauche, dans l’ensemble de l’espace public
10. De ce point de vue, la façon dont Michaels dresse son propre portrait en pourfendeur héroïque et solitaire d’une opinion « totalitaire », universellement partagée et soutenue, tient de la farce. En témoigne la réception favorable, sinon très favorable, dont a bénéficié le plus souvent La Diversité contre l’Égalité dans les médias mainstream, toutes sensibilités confondues, en France comme aux États-Unis. La chose ne doit pas étonner : le consensus a évidemment tout intérêt à revêtir les habits du dissensus, comme l’idéologie à proclamer la fin des idéologies.

*

Mais qu’est-ce que Raisons d’agir est donc allé faire dans cette galère ?

La question que soulève le déploiement du dispositif rhétorique grossier, mais, semble-t-il, efficace, du moins auprès d’un certain public, mis en oeuvre dans
La Diversité contre l’Égalité est celle de savoir s’il y a une valeur politique à la simplification, au déni de la réalité, à la falsification et à l’outrance. Une chose est sûre : ce dispositif entre en contradiction avec l’exigence qui était celle des fondateurs des éditions Raisons d’agir. On voit mal en effet en quoi le pamphlet de W. B. Michaels satisfait, même minimalement, la volonté d’allier l’énergie polémique du militantisme aux résultats d’une recherche rigoureuse et informée orientée par un souci critique. Alors que Pierre Bourdieu et les membres fondateurs de Raisons d’agir travaillaient, du moins était-ce leur intention, à l’époque, à la construction d’un espace public critique, dont les normes exigeantes devaient permettre une politisation des savoirs en rupture avec la logique d’abêtissement qui serait la caractéristique exclusive des grands médias, La Diversité contre l’Égalité s’inscrit au contraire très exactement dans cette dernière logique – construction de pseudo-alternatives, simplification à l’extrême des questions, privilège accordé aux idées choc et toc, indifférence à l’histoire des problèmes et aux savoirs militants et savants accumulés à leur propos –, logique qui depuis trente ans a merveilleusement servi les idéologues néolibéraux et néoconservateurs.

Parce que les éditions Raisons d’agir ont joué un rôle indiscutable, décisif, dans le réarmement de la critique depuis 1995, parce que nous avons besoin plus que jamais de travailler collectivement à la constitution d’un espace public critique et positivement polémique – où déterminer que penser et que faire, dans une perspective de transformation démocratique radicale, de la transformation néolibérale du capitalisme, de la « crise » de l’État social et de la société salariale, de l’état d’urgence écologique –, il est à espérer que la publication de
La Diversité contre l’égalité ne représente pas l’affirmation d’un programme politique et éditorial, mais seulement l’effet d’un relâchement momentané de l’esprit critique. Le mouvement social aurait sinon perdu l’un de ses atouts les plus précieux.

____________________
1. Pour une mise en perspective historique et politique, on lira avec intérêt, de Philippe Mangeot, « Bonnes conduites ? Petite histoire du « politiquement correct » » (Vacarme 1 et 2, hiver 1997 et printemps 1997, www.vacarme.org).

2.Félix Guattari et Suely Rolnik,
Micropolitiques, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2006, p. 174. Les autres citations présentes dans le texte de M. Lazzarato sont extraites de Michel Foucault, « La sécurité et l’État », in Dits et Écrits, tome II. Le texte du Gouvernement des inégalités. Critique de l’insécurité néolibérale (Paris, éditions Amsterdam, 2008) a été repris dans le plus vaste Expérimentations politiques (Paris, éditions Amsterdam, à paraître à l’automne 2009).

3.Dans son introduction à l’édition française de son livre, W. B. Michaels fait ainsi absurdement équivaloir par un procédé de décontextualisation des discours la « politique de la diversité » du Mouvement des Indigènes de la République et celle de Nicolas Sarkozy.

4.Samuel Huntingon,
Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997 [1996].

5.
Le Monde diplomatique (février 2009, p. 22 et 23) a ainsi publié, en guise de « bonnes pages », l’avant propos de Walter Benn Michaels à l’édition française de La Diversité contre l’égalité, avant-propos qui porte l’art de l’amalgame idéologique à son sommet.

6. Propos rapporté par Christopher Shea dans un compte rendu du livre de W. B. Michaels (« Colorblinded »,
The Boston Globe, 3 sept. 2006).

7. Sur « Nous sommes la gauche », on pourra lire, de Jérôme Vidal,
La Fabrique de l’impuissance. 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire (Éditions Amsterdam, Paris, 2008), p. 118-122. De Pierre Bourdieu, sur les luttes minoritaires, on pourra lire « Quelques questions sur la question gay et lesbienne », in Didier Eribon (éd.), Les Études gay et lesbiennes, Paris, Centre Pompidou, 1998.

8. Sur ces questions, on pourra lire les remarques de Judith Butler dans « Merely Cultural », in
Social Text, n° 52-53, automne-hiver 1997, p. 265-277.

9.
Les Ouvriers dans la société française (xix-xxe siècle) de Gérard Noiriel (Paris, Seuil, « Points », 1986) est sans doute toujours la meilleure synthèse sur le sujet pour ce qui concerne la France. Sur le communautarisme et ses critiques, on pourra lire avec profit, de Philippe Mangeot, « « Communautés » et « communautarisme ». La rhétorique « anti-communautariste » à l’épreuve des « communautés homosexuelles » » (lmsi.net, Les Mots Sont Importants, mai 2004), ou encore, de Laurent Lévy, Le Spectre du communautarisme (éditions Amsterdam, Paris, 2005).

10. Sur l’imposture intellectuelle que représente d’un point de vue historique la « pensée anti-68 » (notamment dans sa variante « de gauche »), sur son occultation de l’insubordination ouvrière « soixante-huitarde » des années 1970, je me permets de renvoyer de nouveau à mon livre
La Fabrique de l’impuissance , op. cit., p. 79-101.


Pour citer cet article : "Bourdieu, reviens : ils sont devenus fous ! La gauche et les luttes minoritaires", in La Revue Internationale des Livres et des Idées, 11/09/2009, url:http:www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=412

jeudi 5 mars 2009

Le NPA, un parti « travailliste » ?


par Jérôme Vidal


(une version légèrement abrégée de cet article a paru dans l'édition du 7 février 2009 du Monde)



Tous ceux qui déplorent depuis des années non seulement l'autisme du Parti socialiste, son incapacité à servir de catalyseur et de relais institutionnel aux revendications démocratiques, mais aussi, surtout, son rôle plus ou moins avoué de promoteur de la transformation néolibérale et sécuritaire des institutions, devraient se réjouir de la création d'un Nouveau Parti Anticapitaliste. Et cela, quels que soient les réserves, les doutes et les interrogations que ce parti en formation peut déjà susciter. La création du NPA, en ouvrant la perspective d'une fin de la domination exclusive du PS à gauche, avec un Parti communiste et des Verts « satellisés », dégage en effet des marges d'action pour toutes les gauches, pour tous ceux à qui il importe encore de relancer un mouvement de transformation démocratique radicale de la société. Disons-le fortement : ceux qui au sein de la gauche de gauche font aujourd'hui les fines bouches, ceux qui s'engagent dans des chicanes dilatoires pour mettre en doute l'intérêt de la création du NPA, alors même que le sens de cette création n'est pas fixé, tous ceux-là se trompent gravement. Il ne saurait pour autant être question de « verrouiller » les débats, de taire nos réserves, nos doutes, nos interrogations, voire nos désaccords. Personne n'y a intérêt, et surtout pas le NPA.


La présence probable au sein des instances dirigeantes du nouveau parti de l'un des manipulateurs politico-médiatiques qui ont fabriqué de toutes pièces la dernière et désastreuse « affaire » du foulard – ce merveilleux cadeau fait à la droite alors au pouvoir – n'augure rien de bon quant à sa capacité à aborder les questions posées par les populations issues de l'immigration (post-)coloniale. Peu de doute sur le fait qu'une telle incompréhension de la question postcoloniale, si elle se confirme, réduira le NPA à être un parti tout aussi « blanc » que ses voisins moins à gauche. Le NPA, comme l'ensemble de la gauche, doit sur ce point entreprendre un véritable aggiornamento s'il souhaite sortir de l'impasse intellectuelle et politique actuelle.


Peut-être cette difficulté à se saisir de la question postcoloniale n'est-elle pas sans rapport avec le prisme « anticapitaliste » exclusif adopté jusqu'à la création du NPA. Peut-on encore, en 2009, après des décennies de critique postcoloniale, féministe et gay, suggérer que l'hétérosexisme ou le racisme sont réductibles au capitalisme, ou qu'ils peuvent en être « déduits », et qu'anticapitalisme, antisexisme et antiracisme se confondent ou sont nécessairement liés ? Si le capitalisme articule en son sein toutes les formes de domination, celles-ci n'en subsistent pas moins, pour ainsi dire, indépendamment de lui. L'articulation entre les résistances aux différentes formes d'oppression ne peut dès lors qu'être problématique. On voit mal comment une gauche digne de ce nom pourrait se redéployer sans enfin tirer les conséquences de ce fait. Il est vrai que les idéologues petits-bourgeois de la réaction anti-68 à gauche – qui affirment, selon une perspective téléologique qui est un véritable déni de l'histoire, que les luttes des minorités pour l'égalité et les luttes contre les formes contemporaines de l'aliénation des années 68, disqualifiées en tant que « critique artiste », ont sapé la « critique sociale » et servi de terreau à l'offensive néolibérale – n'ont pas peu contribué à entretenir la plus grande confusion sur ces questions. Si le NPA doit être autre chose qu'un parti au discours ouvriériste, s'efforçant de reprendre la fonction tribunitienne qui était celle du PCF, il devra faire les comptes des effets délétères de la « pensée » anti-68. C'est là la condition sine qua non de la mise en œuvre d'une stratégie contre-hégémonique véritable.


L'ouvriérisme et le « travaillisme » sont certainement, de ce point de vue, l'écueil principal auquel est exposé le NPA. Que l'effacement de la figure ouvrière, le refoulement de la condition ouvrière hors du discours politique légitime, l'abandon de la critique de l'exploitation et du prisme de la lutte de classe aient contribué à défaire la gauche depuis au moins une trentaine d'années ne fait aucun doute. Mais mettre un terme à cet effacement, à ce refoulement et à cet abandon n'implique nullement de réactiver le dispositif rhétorique qui était celui du PCF, lequel combinait un anticapitalisme verbal et une pratique « travailliste » de cogestion du compromis social desdites Trente Glorieuses. C'est ce compromis qui a volé en éclat avec l'insubordination ouvrière et les luttes « minoritaires » des années 1968, ainsi qu'avec l'offensive néolibérale contemporaine. Si l'anticapitalisme du NPA avait pour contenu réel l'agitation d'un retour impossible à ce compromis dont les conditions historiques sont révolues – comme si la question n'était que d'inverser les rapports de forces et ainsi de remonter le cours de l'histoire –, il se préparerait des lendemains qui déchantent. Force est malheureusement de constater que ce qui domine le plus souvent aujourd'hui dans les prises de position de son porte-parole, Olivier Besancenot, c'est précisément cet ouvriérisme et ce travaillisme, qui semblent n'avoir pour perspective concrète, à court terme, que la défense de l'emploi et, à plus long terme, le retour au plein-emploi et à la société salariale des Trente Glorieuses.


Cette perspective est-elle réaliste, et est-elle même souhaitable ? Elle ne tient en tout cas aucun compte de la critique du salariat et de la réouverture de la question de la libération du travail, que, de l'insubordination ouvrière des années 1968 aux mouvements des précaires et des chômeurs plus récents, avec la critique que ces mouvements ont développée du néolibéralisme et du précariat généralisé, et avec l'émergence de la revendication d'un revenu optimal garanti universel, de nombreuses luttes ont contribué à entretenir et à remettre à l'ordre du jour. Quel que soit le caractère problématique de ces mouvements ou de cette revendication, qui font écho aux conditions réelles d'existence d'une majorité de nos contemporains, le NPA ferait fausse route s'il les ignorait et les écartait du cœur de son projet, en promouvant la fiction du retour à un âge révolu du mouvement ouvrier. Le NPA doit choisir entre anticapitalisme et « travaillisme ».


Quoi qu'il advienne, il est d'ores et déjà certain que sa création sera l'occasion de la réouverture de questions essentielles qui n'avaient plus droit de cité depuis les années 1980. Ne serait-ce que pour cela, il importe de saluer sa naissance.


A lire également, sur le site de La Revue internationale des livres et des idées,

dimanche 21 septembre 2008

Sur Mai 68

Les remarques qui suivent sont extraites d'un entretien croisé réalisé par Eric Aeschimann avec Jean-Pierre Le Goff. Seules figures ici mes (Jérôme Vidal) réponses. Cet entretien a été publié dans le journal Libération du 24 février 2008.

  • Pour commencer, juste une remarque un peu ironique sur les célébrations de 68: leur calendrier reflète d'abord les intérêts d'un certain nombre de professionnels, journalistes, éditeurs - dont je suis -, acteurs de la mémoire de 68... Chacun obéît à son propre agenda. Mais bon, ces commémorations n'en restent pas moins l'occasion d'un véritable travail de réflexion et de réappropriation. La production devient plus intéressante, et surtout la recherche acquiert en subtilité, complexité, modestie. On sent davantage le souci de ne pas avancer des énoncés définitifs, de montrer le morcellement de l'événement, d'éviter la starisation, de s'intéresser à ce qui s'est passé en province, etc. Une histoire souterraine de Mai 68 et de « ses vies ultérieures », comme dit Kristin Ross, est peu à peu mise au jour. Ce travail se diffuse dans la société et, que ce soit chez les chercheurs ou chez les individus lambda, il me semble que le mythe est en train de régresser, au profit de l'événement pris dans sa complexité. Il est plus rare aujourd'hui de voir brandir 68 comme un fétiche sacré qu'il faudrait défendre contre l'ennemi, fut-il Sarkzoy.
  • Les choses sont plus compliquées. Je crois que son discours s'adressait peut-être moins aux "revanchards" de droite - ce qui, du reste, serait un comble au vu de ce que sa vie privée dévoile de son rapport à la tradition - qu'à un certain électorat de gauche qui, depuis quelques années, charge 68 de tous les maux existants, y compris et surtout le triomphe du néolibéralisme. Les thèses de l'américain Christopher Lash, pour qui 68 serait le terreau de l'individualisme narcissique et du libéralisme triomphant, ont joué un rôle important dans la montée en puissance de cette "haine de 68" version "de gauche". On en retrouve la marque du côté de la gauche souverainiste, républicaniste ou de certains secteurs de la mouvance anti-libérale, y compris dans les milieux libertaires... Le livre de Jean-Claude Michéa paru à la rentrée, dont la critique du libéralisme s'accompagne d'une critique du supposé individualisme de 68 et des luttes des minorités (ethniques, sexuelles, etc..) qui en seraient la continuation, en constitue un bon exemple. Cela m'amène à définir à ma façon ce qui relève ou ne relève pas de 68. Jean-Pierre Le Goff a raison de dire que 68, comme événement circonscrit aux mois de mai et juin, ne saurait être qualifié de féministe ou d'écologiste. Mais il y a eu alors la remise en cause d'un certain type de "domination", une libération de la parole, et c'est cette rupture qui a produit ses effets plus tard sur des questions diverses : les immigrés, les prisons, le féminisme… Ce fut un peu comme un jeu domino, avec des conséquences à retardement.
  • 68 est un événement et le propre d'un événement, c'est de ne pas être porteur d'un projet politique figé, mais au contraire, de venir modifier les grilles politiques préétablies, d'être imprévu et de rester, même après-coup, en partie indéterminable. Au fond, de 68, nous ne connaissons que les effets. C'est pourquoi, dès le départ et pour probablement encore un petit bout de temps, la signification de 68 a été inséparable de ses usages et des interprétations qui en ont été proposées. Bien sûr, il faut prendre garde à la tentation d'en faire le pivot de toutes les explications, d'y fondre des transformations sociales qui, rappelons-le, ont aussi lieu dans des pays qui n'ont pas eu de 68... On peut cependant parler d'un héritage, et même, pour reprendre le titre du livre de Jean-Pierre Le Goff, d'un héritage impossible, mais au sens où l'on dit d'un mot qu'il est "impossible" à traduire, "intraduisible". De même que « l'impossibilité » d'une traduction indique l'existence d'une difficulté persistante, intéressante à creuser, de même l'impossibilité de l'héritage ne signale pas sa péremption, mais l'effort de traduction, d'historisication, de problématisation qu'il appelle. En 68, certains acteurs ont interprété l'événement dans les termes qu'ils avaient à leur disposition - pour dire vite: la vulgate marxiste-léniniste. Or, 68 est précisément venu ruiner ce vocabulaire et aucune langue de substitution n'est venu le remplacer. Il y a là une zone d'incertitude qui est aussi une zone d'exploration, de construction possible. C'est ainsi que s'est engagé, autour de l'altermondialisme et des travaux de Négri, Rancière, Bensaïd, Badiou et d'autres, une vaste réflexion sur ce que 68 avait échoué à penser: le rapport de la politique à l'Etat, au parlementarisme, à la démocratie représentative. Si l'on peut parler d'une actualité politique de 68, c'est dans cette discussion politique en cours, qui reprend le problème là où les années 70 l'avaient laissé. De ce point de vue, l'on peut dire que « Mai 68 » est aujourd'hui un des noms de la politique, c'est-à-dire du dissensus, de la critique et de la dénaturalisation des normes et de la domination - et ceux qu'irrite Mai 68 sont précisément ceux qui voudraient aujourd'hui renaturaliser la domination, dépolitiser la société.
  • Sur le problème précis de l'Etat et du rapport aux institutions, si nous héritons quelque chose de 68, c'est sous la forme d'une interrogation, d'une discussion critique qui a repris de l'intensité depuis 1995. Jean-Pierre Le Goff considère que le débat devrait être derrière nous; pour ma part, je le trouve intéressant, y compris quand l'anti-autoritarisme issu de 68 va jusqu'à « diaboliser » le pouvoir (« changer le monde sans prendre le pouvoir », pour reprendre la formule de John Holloway). Et je dois dire que je suis assez rétif à la distinction tranchée entre révolte culturelle et révolte ouvrière qu'opèrent ceux qui voudraient réduire la mise en cause du pouvoir à une simple poussée d'urticaire générationnelle. Comme le montre un récent et important livre de Xavier Vigna, il y a eu autant d'insurbordination dans les grèves ouvrières que dans les manifestations étudiantes, et aujourd'hui, dans un contexte très différent, on sent que circule dans la société une aspiration de même nature: une insurbordination qui n'a pas encore trouvé sa forme, ses relais et son langage.
  • Pour moi, les revendications sexuelles des années 1990-2000 - ce qu'Eric Fassin appelle "les politiques de la sexualité" - ne sont ni "communautaires" ni "victimaires". Et elles restent liées à 68, malgré des différences évidentes : par exemple, si à l'époque les revendications du mouvement gay insistaient sur le droit à l'invention et à l'expérimentation « privée », la demande actuelle d'une égalité juridique - droit au mariage et à l'adoption - montre que le travail critique engagé à l'époque s'est poursuivi et appréhende maintenant de façon beaucoup plus complexe la question des institutions et des normes. Il y avait certes un certain rousseauïsme naïf à l'œuvre dans les discours de l'époque. Mais il faut appréhender l'événement dans sa dynamique contradictoire. Foucault, Bourdieu, Lacan, tous les penseurs que Luc Ferry et Alain Renault ont réuni sous le label de "pensée 68", sont ceux-là mêmes qui justement ont très vite critiqué les naïvetés des manifestants et de leurs continuateurs. A mes yeux, 68, c'est autant la critique du pouvoir et de l'aliénation formulée au plus chaud de l'événement que la critique de cette critique telle qu'elle s'est élaborée tout de suite après.
  • Le rapprochement entre mai 68 et un certain usage des médias est lié au parcours de leaders de groupuscules qui, confrontés à leurs propres impasses politiques, ont été conduit à investir les médias comme substitut - un phénomène dont le journal Libération est emblématique. Partant de ce constat, la gauche radicale, à laquelle j'appartiens, se contente trop souvent d'une dénonciation hâtive des médias. Mais les médias sont le bain où nous circulons et on voit mal comment toute action politique pourrait en faire abstraction. Il n'est donc pas question de dénoncer en soi un activisme qui prendrait les médias comme cible ou instrument. Une association comme Act Up-Paris s'est effectivement fait connaître du grand public par ses interventions dans les médias. Mais peut-on l'accuser de démagogie, elle qui a mené en profondeur un travail de contre-expertise, dans le sillage notamment de l'investigation sur le terrain prôné juste après 68 par Michel Foucault à propos des prisons? Si Act Up a tiré quelque chose de 68, c'est cette capacité de prise de parole, de mise à distance sans diabolisation de la politique gouvernementale, de remise en cause des savoirs autorisés, d'attention aux savoirs produits par les intéressés, de problématisation publique et collective d'une question - et non d'on ne sait quelle posture victimaire.
  • Il s'est effectivement développé, depuis les années 1980, au PS une représentation largement fantasmatique des classes populaires, identifiées en bloc comme racistes, rétives à la modernisation, etc. Peut-on pour autant rattacher SOS-Racisme à 68? Daniel Cohn-Bendit, qui incarne cette gauche de "valeurs", ne cesse de répéter que "68, c'est fini", et situe son engagement actuel dans un horizon qui n'est pas celui de 68. Si on parle d'un héritage vivant, actif, ce n'est pas de ce côté qu'il faut chercher. Il faut admettre que 68 a permis de problématiser notre rappport à l'Etat et aux institutions représentatives et qu'il a ouvert une brèche entre la question sociale et des questions dites sociétales ou minoritaires. Mais son héritage, pour moi, consiste justement à ne pas fuir la difficulté et à penser ensemble ces questions et à les articuler.

mercredi 6 février 2008

Les formes obscures de la politique, retour sur les émeutes de novembre 2005


A propos de Gérard Mauger, L’Émeute de novembre 2005 : une révolte protopolitique (Editions du croquant, 2006)
par Jérôme Vidal
(Article publié dans La Revue internationale des livres et des idées, n°3, janvier-février 2008.)

Aucune discipline ne peut mettre à jour, d’elle-même, ses points aveugles et ses biais. Il faut pour cela de l’« indiscipline «. Quelque chose comme un choc ou une confrontation avec la réalité. Et il n’est pas sûr, s’agissant de la sociologie, que les petits caporaux de la « science « de la société soit les vecteurs les plus sûrs d’une telle indiscipline. L’ignorer, c’est s’exposer à substituer subrepticement à l’effort pour comprendre la réalité sociale, pour saisir ce qui se passe et advient en elle, le désir de « faire science «, c’est-à-dire le désir d’imposer la prééminence arbitraire de son autorité au moyen de la mise en scène, formelle, de la « scientificité « de son propre discours.

Le livre de Gérard Mauger intitulé L’Émeute de novembre 2005 : une révolte protopolitique constitue un bon exemple de ce type de dérive. Lisons le texte de sa quatrième de couverture, qui résume assez bien son contenu : «Novembre 2005 : parallèlement à l’émeute où s’affrontent « jeunes des cités « et policiers, se déroule une « émeute de papier « où se confrontent représentations hostiles ou favorables aux émeutiers : reportages et éditoriaux des journalistes, déclarations des hommes politiques, interprétations contradictoires des intellectuels. Cette émeute de papier fait évidemment partie de l’émeute. Pour rendre compte de l’événement, il s’agit donc d’établir à la fois une version contrôlée des faits – ce qui s’est passé dans les banlieues –, un répertoire raisonné des prises de position – ce qui s’est passé sur les scènes médiatique, politique, intellectuelle –, et de confronter les interprétations proposées aux faits établis. Si l’on renonce à des énoncés plus proches de l’exhortation ou de la dénonciation que de la description, force est de constater qu’au regard du répertoire d’action politique institutionnalisé, l’émeute de novembre 2005 s’apparente évidemment plus à une révolte « protopolitique « qu’à un mouvement social organisé.«

Ce qui fait problème ici, au premier abord, du point de vue qui nous intéresse, ce n’est pas tant la méthodologie de ce programme ou sa mise en oeuvre, bien que l’une et l’autre mériteraient d’être discutées (peut-on vraiment comprendre quelque chose à la révolte des banlieues de novembre 2005 en ne s’attachant qu’aux « faits « et aux réactions et interprétations qu’ils ont suscitées sur le moment ?). Non, ce qui fait d’abord problème, c’est le résultat de cette docte recherche : « force est de constater qu’au regard du répertoire d’action politique institutionnalisé, l’émeute de novembre 2005 s’apparente évidemment plus à une révolte « protopolitique « qu’à un mouvement social organisé. « Il n’y a, superficiellement, rien à redire à une telle formulation, et c’est précisément ce qui fait problème. Le sociologue nous assène comme une révélation ce qu’aucun interprète sérieux de l’événement ne songerait à contester : la révolte des banlieues ne ressemblait effectivement pas à une soirée électorale, une grève de cheminots ou une manifestation unitaire pour la défense des services publics, et elle n’annonçait certainement pas des lendemains qui chantent. Ainsi, entre la formulation de son projet par le sociologue et sa réalisation, il n’y a à première vue rien que le vide de la rhétorique de la scientificité, de la scientificité réduite à une rhétorique. À travers son livre, Gérard Mauger ne nous dit donc rien d’autre que : « Je suis celui qui sait, je suis un sociologue – j’aurai le dernier mot. « Au passage, le patient travail de collecte d’informations du sociologue aura simplement confirmé au lecteur ce qu’il supputait déjà s’il n’avait pas été trop inattentif lors des émeutes et s’il avait pour son propre compte réalisé plus ou moins exhaustivement ce travail de recoupement.

Cependant, dans le vide ouvert par le déploiement de cette rhétorique, qui sans cela ne mériterait qu’un sourire amusé (« Encore une de ces cuistreries de sociologue ! «), intervient une opération de dépolitisation de l’événement dont l’opérateur est un « gros « mot qui fleure bon la « science « : « protopolitique «. La démission du ministre de l’Intérieur et les « excuses « demandées de façon répétée par les émeutiers, ainsi que l’exigence de « respect « qu’ils ont formulée de manière on ne peut plus articulée (!) – exigence qui renvoie aux circonstances du déclenchement de l’émeute, mais aussi, plus généralement, aux harcèlements et aux diverses formes de stigmatisation dont les jeunes des banlieues populaires, tout particulièrement s’ils sont issus de l’immigration (post)coloniale, font constamment l’objet de la part de la police –, ne suffisent pas, selon Gérard Mauger, bien que leur registre soit celui d’une revendication de justice et d’égalité, à qualifier ces émeutes de politiques.

« [T]out porte à croire, nous dit-il, que ces pratiques obéissaient, en fait, à la logique agonistique du monde des bandes (logique du défi, logique de l’exploit guerrier) et à celle, pratique, du « combat de rue «, qui conduisent à « faire feu de tout bois « sans choisir ses cibles […]. Par ailleurs, la participation à l’émeute était sans doute aussi un moyen de « faire la une « des journaux, un mode d’accès à la notoriété promue par la télévision au rang de fin en soi, quel qu’en soit le motif . « On remarquera dans ces formules, alors même qu’aucune objection – ou faisceau d’objections – absolument dirimante n’a été apportée, le passage subreptice du registre hypothétique à celui de la certitude (« tout porte à croire«, « en fait «, « sans doute «), qui permet d’exclure purement et simplement la validité, ne serait-ce que relative, de toute autre interprétation que celle avancée par l’auteur, et d’ôter tout caractère ambivalent aux faits appréhendés et à leur signification. Le sociologue, ce « professionnel de l’interprétation «, ne considère étonnamment pas la possibilité que la signification des pratiques repérées puisse changer en fonction des différents contextes dans lesquels elles interviennent (d’une part, « incivilités « ponctuelles et répétées, pour ainsi dire routinières, et, d’autre part, émeute prolongée et étendue, déclenchée par un incident médiatisé et amplifié par les propos du ministre de l’Intérieur et candidat à la magistrature suprême). Il lui faut absolument réduire l’inconnu (l’événement) au connu et exclure que quelque chose d’inédit ait pu advenir et s’articuler confusément dans la situation, y compris en puisant dans une grammaire et un lexique anciens. Le sociologue s’assure ainsi qu’il retrouvera dans la réalité sociale ce qu’il y a lui-même introduit.

Le fond du problème est en effet que la disqualification politique de l’émeute à laquelle se livre Gérard Mauger n’est pas le fruit d’une enquête empirique, mais qu’elle est principielle : pour lui, comme pour Pierre Bourdieu, comme pour Gérard Noiriel dans Les Fils maudits de la République, les « dominés « ne pensent pas et ne parlent pas, ils sont parlés et pensés – il est donc parfaitement inutile de prêter attention à « leur « parole. Qu’un énoncé aussi massif et qu’une catégorie non moins massive que celle de « dominés « soient d’une généralité et d’une abstraction extrême, qu’il y ait donc toutes les chances pour qu’ils fassent violence à la réalité empirique et aux contextes historiques, n’effraie pas le sociologue et ne le conduit pas à faire preuve d’un minimum de prudence. Qu’une multitude d’enquêtes et de travaux anthropologiques, ethnographiques, sociologiques et historiques, d’inspirations diverses, ait depuis plus de quarante ans abouti à considérablement nuancer, relativiser, complexifier et contredire une telle formule et ses présupposés, le laisse de marbre. Que, de plus, cet énoncé soit assez homogène dans l’usage qu’il en fait aux hauts cris poussés par les hérauts du national-républicanisme à propos des « sauvageons «, rejetés hors de l’humanité pensante et civilisée, que cette rhétorique ne soit pas sans faire écho à celle des réactionnaires qui appelaient autrefois à la mobilisation contre « les classes dangereuses « et à celle des bons apôtres de la domination coloniale, voilà pourtant qui aurait dû alerter le sociologue « critique «. Il est donc assez tentant de retourner au « sujet de sa propre vérité « qu’est Gérard Mauger son compliment : au moment même où il décrit « les jeunes des cités « (catégorie d’amalgame) comme, « sans doute [sic] «, « l’exemple par excellence de « la classe objet « «, il est parlé plus qu’il ne parle, il est pensé plus qu’il ne pense – et, ce faisant, il contribue à produire exactement ce qu’il prétendait dénoncer, l’aliénation de « la classe-objet « des « jeunes des cités «. Ce qui est en cause ici, ce n’est pas, en elle-même, la crainte exprimée par Gérard Mauger de voir l’émeute de novembre 2005 faire l’objet d’une représentation romantique et populiste, représentation qui viendrait idéaliser la spontanéité et les illégalismes populaires, ce n’est pas non plus son refus de voir dans cette émeute « les prémices d’une révolte des jeunes des cités devenue plus consciente d’elle-même «, mais c’est le procédé par lequel il réduit toute affirmation du caractère politique de la révolte des banlieues de 2005 à ce genre de prophétisme ou de populisme. Une telle réduction est fallacieuse, et les exemples supposés de telles interprétations avancés par Gérard Mauger ne permettent pas tous, loin de là, de justifier pareil raccourci.

Du moins, le constat du caractère abusif de cette réduction permet-il de repérer l’un des enjeux de cette émeute et des conflits d’interprétation auxquelles elle a donné lieu (conflits d’interprétation dont Gérard Mauger est partie prenante, sans pouvoir prétendre occuper la position d’arbitre ou de juge suprême de ces conflits) : la définition même, symbolique et pratique, des frontières de la politique. Dans cette perspective, deux points doivent être soulignés : premièrement, Gérard Mauger ne justifie pas sa réduction de l’espace de la politique à celui de la politique organisée et institutionnelle, et il exclut que puissent être qualifiés de politique les événements ou mouvements « politiques « qui seraient aux marges ou en extériorité par rapport à elle (quelles que soient les modalités de cette extériorité) – c’est ce qui explique que, pour lui, la demande d’excuses, l’exigence de respect et la revendication formulée par les émeutiers d’une démission du ministre de l’Intérieur ne puissent pas être qualifiées de « politiques « ; deuxièmement, il ignore purement et simplement, ou passe sous silence, les aléas de l’histoire politique des banlieues et de l’immigration postcoloniale en France, toile de fond sans laquelle, du moins n’est-il pas déraisonnable de le penser, on ne peut rien comprendre non seulement à la révolte des banlieues de 2005, mais aussi au développement en banlieue d’un islam réactionnaire et d’un islam « intégré «, rigoriste et progressiste (cela dit avec toutes les réserves que cette dernière qualification exige), ou encore l’émergence d’un mouvement comme celui des Indigènes de la République. L’absence dans le texte et la bibliographie de L’Émeute de novembre 2005 de référence à des livres comme ceux de Saïd Bouamama (Dix ans de marche des Beurs. Chronique d’un mouvement avorté, Desclée De Brouwer, Paris, 1991) et de Mogniss H. Abdallah (J’y suis, j’y reste ! Les luttes de l’immigration depuis les années soixante, Reflex, Paris 2000), outre qu’elle signale un manquement aux exigences du métier de sociologue, manquement assez peu acceptable de la part d’un sociologue qui insiste sur la « scientificité « de son discours, signale l’incapacité de son auteur à véritablement historiciser son objet, donc son incapacité à se donner les moyens de le comprendre sociologiquement. Le contexte historique de l’émeute de novembre 2005 ne peut en effet être réduit au seul déclin des «formes organisées de pression sur l’État «, au « dérèglementpuis à lapannedes instruments traditionnels de représentations politiques desclasses populaires «. Il inclut la dépolitisation active de l’immigration postcoloniale et des banlieues par l’État et par lesdits « instruments traditionnels de représentations politiques «, non seulement à travers le refus de traiter et de prendre en charge comme tel le tort spécifique fait aux populations issues de l’immigration postcoloniale, mais aussi à travers les efforts délibérés pour défaire toutes les formes d’organisations politiques autonomes de l’immigration, pour transformer en problème « social « la question politique posée en son temps par un mouvement comme celui de « La marche pour l’égalité et contre le racisme «. A-t-on vraiment oublié l’instrumentalisation dont une association comme SOS Racisme a fait l’objet par le Parti socialiste et François Mitterrand, parallèlement à l’instrumentalisation de la montée électorale du Front national ? Le résultat de cette entreprise réussie de dépolitisation, que prolonge aujourd’hui la dépolitisation-déshistoricisation à la mode sociologique entreprise par Gérard Mauger, est précisément le retour, prévisible, du refoulé : l’apparition de formes de politisation obscures ou hétérodoxes. Que ces formes soient obscures – que leur sens ne soit pas évident et, surtout, qu’il ne soit pas fixé – et qu’elles soient hétérodoxes – qu’elles diffèrent des formes attendues et établies de la politique – ne permet pas de les disqualifier sans autre forme de procès. Si ces formes sont problématiques, le fait de réserver à la gestion étatique de la situation le nom de « politique « l’est bien davantage, et cela tout particulièrement quand cette gestion fonctionne, massivement, comme c’est le cas aujourd’hui, à la dépolitisation – puisque la gestion étatique se présente, précisément, comme gestion, c’est-à-dire comme soumission à la nécessité « économique « et comme réduction des « passions « politiques. Si par politique on entend, comme c’est le cas de l’auteur du présent article, et, semble-t-il, de la plupart des interprètes de gauche de la révolte des banlieues de 2005 que conspue Gérard Mauger, la problématisation d’un tort fait à l’égalité, quelles que soient les formes de cette problématisation, plus ou moins « pures «, c’est-à-dire plus ou moins élaborées, plus ou moins contradictoires, plus ou moins détournées et plus ou moins conformes aux formes instituées et légitimes de la revendication égalitaire et du débat public,il n’est en tout cas pas possible de confondre politique et gestion étatique, et il n’est pas non plus possible de refuser toute dimension politique à la révolte des banlieues de 2005. Cela dit sans idéaliser cette émeute, sans refuser d’en reconnaître le cas échéant les aspects « nihilistes « et sans préjuger de son avenir et de ses conséquences.

Une telle approche ne pouvait bien sûr pas être celle d’une « conscience « comme celle de Gérard Mauger : armé du principe selon lequel les dominés ne pensent et ne parlent pas, selon lequel ils sont pensés et parlés, le sociologue martèle que la politique ne peut être qu’une affaire entre les « savants «, l’État et les formes instituées de pression sur celui-ci. Pensée d’État et illusion scolastique se fondent et se confondent ici, au point de devenir indiscernables.