mardi 6 juillet 2010

La question de l’agency : puissance et impuisance d’agir et de penser en des temps obscurs

Il est probable que la paralysie de la gauche ait quelque lien avec sa difficulté à percevoir et à penser la question de l’agency et d’en prendre toute la mesure. Il est d’ailleurs remarquable qu’il soit si difficile de rendre en français le mot « agency ». Comment traduire en effet « agency » ? Faut-il parler d’« agence », d’agir, de puissance, d’autonomie, d’effectivité, de capacité, de capacité d’agir, de puissance d’agir, d’« agencéité » ou d’« agentivité » ? Ne faut-il pas plutôt renoncer à traduire agency ? Et comment traduire le mot « empowerment », avec lequel il fait la paire ? « Empuissancement » ? « Empouvoirement » ? « Encapacitation » ? Autonomisation ? Maximisation de la puissance d’agir ? « Agence », bien qu’assez neutre, brusquerait trop notre conservatisme lexical, tout comme « agentivité » ou « agencéité », qui ont de plus pour défaut un certain pédantisme « scientifique », bien fait pour empêcher toute réappropriation politique ou critique du terme. « Capacité d’agir » aurait l’intérêt de dresser une passerelle entre la problématique de l’agency et les sociologies de la domination qui, comme celle de Pierre Bourdieu, posent que la capacité statutaire (légitime, reconnue, officielle) conditionne (le développement de) la capacité (affective, psychique, intellectuelle, physique…) effective, – mais ce serait rabattre la problématique de l’empowerment sur celle, institutionnelle, de l’habilitation. « Puissance d’agir » aurait le grand mérite de faire référence au fond spinoziste auquel reconduit comme par nécessité la notion, Spinoza étant assurément le grand penseur de la puissance d’agir (potentia agendi), et ses héritiers actuels (par le biais d’un certain marxisme, de Deleuze, de Foucault) étant à peu près les seuls à porter cette question dans l’Hexagone. Que penser donc du fait que le vocabulaire théorique et politique français ne fournit pas d’équivalent évident aux termes agency et empowerment ? Comment se fait-il que nous, locuteurs du français, n’ayons jamais éprouvé la nécessité de nous bricoler des mots recouvrant des significations semblables ? Est-ce le signe que les logiques d’empowerment sont largement ignorées par la culture et les traditions politiques et militantes françaises, ces dernières étant généralement rétives au pragmatisme, appariées à l’État, ancrées dans des logiques d’expertise étatique et de victimisation ? Est-ce l’effet de la prégnance durable dans les esprits des habitudes de penser propres aux sociologies de la domination et de l’aliénation, dont le point aveugle, constitutif, est justement la question de l’agency ? Les questions de traduction rejoignent ici les questions politiques et théoriques les plus brûlantes.

Mais quels problèmes, quelle manière d’être, de sentir et d’agir résume ou signale donc le mot agency ? À quoi pourrait-il bien nous aider ? À suspendre l’opposition métaphysique et scolastique entre liberté et nécessité, à sortir du face à face entre les sociologies du déterminisme et les philosophies du « miracle », de l’« acte » ou de l’« événement ». À refuser de voir dans la liberté l’autre du pouvoir ou de la domination. À ne pas présupposer que la liberté trouve sa source dans un sujet absolument souverain. À penser la liberté comme production et comme relation, et, indissociablement, à penser la liberté comme productivité : comme capacité pratique d’être affecté et de produire des effets. À orienter la pensée vers une approche empirique, pragmatique de la question de l’émancipation : un art de l’agency. À s’astreindre à partir de là où se trouvent les gens, là où nous nous trouvons, ici et maintenant. À cesser de s’abandonner à la déploration – qui est surtout la marque de l’aliénation des « intellectuels » et des militants – de l’aliénation des « masses ».

L’exemple contrasté de deux approches développées au sein de la mouvance féministe, celles de Christine Delphy et de Judith Butler, nous aidera à mieux saisir le sens théorique et les conséquences pratiques d’une sortie du paradigme de la domination. Christine Delphy, dont la contribution politique et théorique a été l’une des plus déterminantes pour les féministes françaises, insiste sur le caractère structurel et massif du sexisme. Judith Butler, quant à elle, insiste davantage sur ses ratés et ses échecs. Ces deux perspectives induisent et reposent sur des logiques politiques différentes, voire opposées. Christine Delphy semble mue par le souci de rendre visible l’étendue et l’intensité de la domination, et c’est dans cette mise au jour qu’elle pense puiser, et puise sans doute effectivement, sa puissance d’agir. Du point de vue de Judith Butler, il ne s’agit certainement pas de nier l’existence de la domination masculine et de l’hétérosexisme (hiérarchies de genre et violence hétérosexiste constituent la toile de fond de toute son œuvre), mais une perspective comme celle de Christine Delphy a le défaut majeur de présenter les relations de domination comme des relations saturées, sans failles, sans ambiguïté et sans réversibilité, et ainsi d’ôter en théorie, mais aussi peut-être dans une certaine mesure en pratique, leur puissance d’agir aux individus. Si Christine Delphy défend en pratique une logique d’empowerment (elle tient ferme aujourd’hui comme hier sur la logique fondamentale de l’empowerment et du refus de la victimisation, qui pose que l’émancipation des femmes ne peut être que l’œuvre des femmes elles-mêmes, qu’elle ne peut leur être imposée de l’extérieur, fussent-elles prostituées ou musulmanes, et que le point de départ de toute politique féministe est la parole des femmes et le souci de maximiser les possibilités concrètes qui s’offrent à elles), sa description du monde social ne permet pas de comprendre comment les mécanismes de la production et de la reproduction peuvent produire des sujets sociaux doués d’une agency susceptible d’en dévier le cours et d’ouvrir la perspective de leur transformation. De ce point de vue, la possibilité de la résistance à la domination masculine (ou au patriarcat) ne peut chez elle, comme chez Pierre Bourdieu, apparaître que comme un « miracle » sociologique : où l’on voit que les sociologies de la domination et les philosophies de l’événement comme celle d’Alain Badiou sont les deux faces d’une même médaille. C’est cette impasse qui conduit Judith Butler à se demander dans Trouble dans le genre (p. 70) : « Si le genre est construit, pourrait-il être construit autrement, ou son caractère construit implique-t-il une forme de déterminisme social qui exclut la capacité d’agir et la possibilité de toute transformation? » ; et dans Bodies that Matter (Introduction, p. x) : « Comment peut-on dériver la puissance d’agir d’une conception du genre qui fait de lui l’effet d’une contrainte productive ? » (On remarquera que, selon Judith Butler, si le concept d’agency comprend l’idée d’une capacité à produire des effets, il n’associe pas cette idée à celle d’une maîtrise (du futur) ; c’est que, chez l’auteure de Vie précaire, l’agency, loin d’être la caractéristique d’un sujet éminemment souverain, est indissociable de la vulnérabilité et de l’interdépendance des individus, ainsi que de l’imprévisibilité relative des effets de leurs actions et des réactions qu’elles suscitent.) C’est à de semblables questions, éminemment politiques, dont la portée dépasse largement le seul problème du genre et des sexualités, que s’efforce de répondre toute enquête empirique et théorique sur l’agency.

Au sein de la gauche de gauche, le succès du beau livre de Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, dont la traduction française a paru chez Agone (trad. de Frédéric Cotton, Agone, coll. Des Amériques, Marseille, 2003), est emblématique de l’appréhension spontanée habituelle de ces questions. Contrairement à ce qu’annonce son titre, ce livre n’est pas un livre d’histoire, mais une chronique : la chronique de l’insurrection toujours renaissante, mais toujours défaite, du « peuple » américain. Que l’« Amérique » ait connu des transformations radicales des origines à nos jours n’intéresse que peu Zinn ; qu’être « Américain » ne signifie pas la même chose hier et aujourd’hui, qu’il ne s’agisse pas au départ et à l’arrivée de la même réalité sociale, n’entre au fond pas en compte dans son récit de l’éternel retour de la révolte et de l’écrasement des dominés. C’est qu’il s’agit pour lui de mobiliser, dans un geste typique du « (contre-)patriotisme » de la gauche américaine, un mythe (celui de l’Amérique trahie et bafouée) contre un autre mythe (celui de l’Amérique comme success story). Pour Zinn, d’un bout à l’autre de l’histoire, la nature, les structures et les ressorts de la domination restent fondamentalement les mêmes. De ce point de vue, les Américains d’aujourd’hui vivent dans le même monde historique que les premiers colons. L’intérêt de son Histoire populaire est bien sûr, en une précieuse synthèse de recherches éparses, de rendre visible pour le plus grand nombre (c’est là aussi le sens de « populaire » dans le titre du livre) ce qu’une histoire plus « officielle » tend à négliger, voire à ignorer tout à fait (on remarquera cependant que Zinn trouve principalement ses sources d’information dans les travaux d’universitaires) : l’histoire vue d’en bas, l’histoire des anonymes, l’histoire du peuple, l’histoire des hommes et des femmes « infâmes », de leurs prises de parole et de leurs luttes. Cette volonté, qui va à l’encontre de l’invisibilisation des subalternes, de leur effacement de l’histoire, a une valeur politique inestimable. Mais la rhétorique à l’œuvre et la représentation de l’histoire ici sous-jacente sont ambiguës. Elles ont très clairement une visée édifiante : exalter l’esprit de résistance de nos contemporains. Comme s’il s’agissait de trouver dans le spectacle mélancolique des vaincus de l’histoire et dans le deuil impossible de leurs défaites, la colère et les ressources affectives nécessaires aux révoltes du temps présent. Reste qu’en tant que chronique, l’Histoire populaire de Zinn n’est pas différente de ce que l’on a coutume de critiquer sous l’appellation d’histoire événementielle. Ce qui est perdu quand l’histoire se réduit ainsi à la chronique anhistorique, c’est ce qui en fait toute la valeur du point de vue d’une politique d’émancipation : la « dénaturalisation » du monde social et des formes historiques de la domination que permet la compréhension de leur historicité, autrement dit la manifestation de leur contingence et de leur arbitraire, la manifestation du fait que le monde tel qu’il est ne va pas de soi et qui est une condition nécessaire pour que la politique ait un sens, qui est la condition nécessaire du déploiement d’une agency, d’une puissance d’agir collective démocratique.

Faut-il préférer à cette dépression mélancolique la surcompensation d’un Antonio Negri qui pose que la classe ouvrière – ou la multitude – est le moteur de l’histoire, suivant en cela la pente d’une représentation qui a dominé l’histoire du marxisme (bien qu’elle diffère de la lettre de Marx) selon laquelle la lutte des classes est le moteur de l’histoire, lettre que vient d’ailleurs compliquer l’insistance de Marx sur l’existence et l’importance d’autres « moteurs » ? On pourra juger que la phénoménologie de la multitude à l’époque moderne que proposent Hardt et Negri dans Empire opère par raccourcis et écrasement de plans (celui de l’ontologie, qui pose l’affirmativité absolue de l’être, et celui de la psychologie humaine, relative, pour laquelle seule se pose la question de l’optimisme ou du pessimisme), d’une manière que n’implique nullement l’immanentisme et qui rend difficile d’appréhender la question du devenir fasciste toujours possible des multitudes. Mais la meilleure façon, la façon la plus productive et la plus féconde, de recevoir Empire et Multitude n’est sans doute pas d’entrer dans ces chicanes avec leurs auteurs, mais d’aborder ces livres dans une perspective rhétorique, pragmatique : à partir du désir, de la subjectivité et des affects qui les travaillent et les informent, à partir du désir, de la subjectivité et des affects qu’ils peuvent contribuer à susciter et à produire. Nul credo théorique, envisagé de manière dogmatique, à adopter ici : on raterait Empire et Multitude à ne les aborder que du point de vue de la validité et du poids de tel ou tel de leurs arguments. Ce qu’il faut ressaisir, c’est précisément leur agency, le désir qui les traverse de faire « manifeste » et de poser, au cœur de la redéfinition en cours des termes de la politique d’émancipation radicale, le problème de l’agency et de la maximisation de notre puissance d’agir. De cette question, les appels à penser « stratégiquement » qui fleurissent ici et là, appels qui d’ailleurs ne satisfont pas leur propre exigence puisqu’ils ne parviennent pas eux-mêmes à formuler d’orientations stratégiques claires et convaincantes – ce qu’on ne leur reprochera pas puisqu’il semble qu’il soit aujourd’hui impossible de le faire –, sont loin de prendre la mesure et de saisir l’importance… stratégique, réduisant ce problème, au fond, à des questions programmatiques, organisationnelles ou électorales qui, sans être négligeables, ne sont pas le tout de l’affaire.

On appréciera tout particulièrement de ce point de vue les interventions – « bricolages » théoriques et « recettes » pratiques, modestes mais suggestifs – de Miguel Benassayag et Diego Sztulwark (Du contre-pouvoir, trad. d’Anne Weinfeld, La Découverte, Paris, 2003 ; véritable couteau-suisse théorique des nouvelles pratiques contestataires) et plus encore de Phillipe Pignarre et Isabelle Stengers (La Sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, préf. d’Anne Vièle, La Découverte, Paris, 2005) et de David Vercauteren (Micropolitique des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives, HB éditions, coll. Politique(s), Forcalquier, 2007). À les lire, on se familiarisera avec des questions, des pratiques, des dispositifs concrets (toute une « écologie », toute une politique expérimentale) qui pourraient permettre à nombre d’entre nous d’éviter les déceptions, le sentiment d’impuissance et le ressentiment qu’engendrent souvent les expériences militantes (David Vercauteren), ainsi que les « alternatives infernales » dans lesquelles nous enferme le capitalisme, ce système dont la force pourrait bien être de ne pas être centralisé, mais bien plutôt de fonctionner par réplication et réaction, de proche en proche, à travers le travail parcellaire de milliers de « petites mains » (Philippe Pignarre et Isabelle Stengers). Ces livres sont incontestablement de ceux qui ont introduit avec le plus d’acuité la question de l’agency et de l’empowerment dans le contexte français. On mesurera en les lisant combien la démocratie, comme pratique en situation de l’égalité, est inséparable d’un savoir et d’un savoir-faire de l’agency, qu’elle vise nécessairement à la maximisation de notre puissance d’agir et de penser individuelle et collective – contre toutes les forces qui tendent à la diminuer ou à la capturer.

(Extrait de La Fabrique de l'impuissance. 1. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 17-23)