lundi 23 juillet 2007

2007, l'année zéro de la gauche


Le Monde daté du 17 mai 2007

Comment ne pas voir que la "préférence nationale", qui, une fois encore, a hanté la campagne présidentielle, est un des principes au fondement de l'Etat social, et qu'ainsi la "lepénisation" des institutions, bien que toujours contestée, est en un sens originelle, qu'elle est inscrite dans la distinction "républicaine", opérée au sein de la population vivant dans ce pays, entre citoyens-nationaux et étrangers, ce qui donne toute sa force et son réalisme aux mots d'ordre frontistes ?

Comment ne pas entrevoir, de ce point de vue, que le racisme contemporain, loin d'être une regrettable pathologie des classes populaires, que suffirait à expliquer la concurrence accrue sur le marché du travail, est fondamentalement un racisme d'Etat, alimenté par ses élites, et indissociable de processus de "subjectivation" nationale des citoyens, c'est-à-dire de processus de production et d'inscription corporelle, affective, linguistique, intellectuelle de la "francéité" à travers ce que l'on appelait naguère des "appareils idéologiques d'Etat" tels que l'école ?

Comment ne pas voir, de surcroît, si l'on souhaite entrer dans une analyse plus précise de la conjoncture présente, que, comme l'ont démontré de façon définitive Simone Bonnafous dans L'Immigration prise aux mots (éd. Kimé, 1991) et Maxim Silverman dans Deconstructing the Nation - Déconstruire la nation - , le vocabulaire et les leitmotive du lepénisme ne sont que la reprise de thèmes d'opinion largement diffusés dès avant la première percée électorale du FN ?

Ce sont Valéry Giscard d'Estaing et Raymond Barre qui ont lancé le projet fantasmatique d'une politique du retour des travailleurs immigrés - supposés étrangers aux réalités sociales de la France, selon une formule employée plus tard par Pierre Mauroy à propos d'ouvriers en grève - et mis en circulation l'équation "tant de chômeurs = tant d'immigrés de trop". C'est le Parti communiste qui a acclimaté l'idée d'un "seuil de tolérance" au-delà duquel "l'intégration" - traduction contemporaine de "l'assimilation" coloniale - ne serait plus possible.

Comment ne pas voir de plus que le thème de la "lepénisation des esprits" a justement pour effet d'"invisibiliser" cette diffusion, certes complexe et modulée, du "lepénisme" au sein du champ politique et idéologique, comme s'il était circonscrit au FN et à son électorat prétendument "populaire" (le racisme de classe joue ici à plein régime), alors que celui-ci n'a fait que cristalliser des motifs idéologiques en circulation dans l'ensemble de l'espace social, notamment au sein des classes moyennes et supérieures, notamment au sein de larges sections de l'électorat socialiste, quand même sous des formes euphémisées et accompagné d'une bonne volonté antiraciste sincère (l'inconscient politique ignore la contradiction) ?

Comment ne pas voir que depuis trente ans, à l'heure de la crise de l'Etat national et social, le ressort de la "lepénisation des esprits", à droite comme à gauche, repose sur la nécessité de légitimer des politiques antisociales en agitant le drapeau national, en payant de monnaie de singe les classes populaires et moyennes ?

Comment ne pas voir, en particulier, que le PS - incapable de formuler et d'inventer les termes d'une réponse de gauche à la "crise", réduit à n'être qu'une machine électorale préoccupée de sa seule reproduction, se faisant en conséquence l'artisan par excellence de ladite "modernisation" (avec d'autant plus d'efficacité que, en raison de sa coloration passée, il était, du moins dans un premier temps, bien mieux placé pour neutraliser ou paralyser toute critique de gauche), naviguant au gré des sondages (ne pouvant donner le la à l'époque, il lui fallait bien suivre quelque ritournelle) - a trouvé dans la lutte contre le FN de quoi cimenter autour de lui un consensus négatif, par défaut, prenant ainsi l'électorat de gauche en otage, se présentant comme le seul rempart face à une droite et un FN qui ne tirent leur puissance que de son impuissance et de ses renoncements ? Et cela, alors même que ce parti contribuait à diffuser dans l'opinion l'idée d'un "problème de l'immigration" : Laurent Fabius affirmant que Jean-Marie Le Pen pose de vraies questions. Lionel Jospin s'accordant avec Jacques Chirac pour dire que "l'identité française" devait être défendue ; Michel Rocard déclarant, en une formule remise au goût du jour par Nicolas Sarkozy, que "la France ne peut accueillir toute la misère du monde" (ajoutant néanmoins qu'elle doit "savoir en prendre fidèlement sa part"), comme si toute cette "misère" souhaitait s'installer en France.

Comment ne pas voir qu'une telle logique, si elle pouvait être électoralement payante à court terme, ne pouvait à moyen terme qu'achever la dissolution du bloc historique, culturel et politique, du "peuple de gauche", déjà entamée par la transformation postfordiste de l'économie capitaliste et la réorganisation de celle-ci à l'échelle mondiale, et donc se miner elle-même ?

Comment ne pas voir aussi, à l'heure de sa précarisation structurelle, l'imposture que représente la reprise en choeur par la gauche de l'antienne de la "valeur travail" ? Comment ne pas voir que la réponse de la gauche de gauche à cette situation - critique du "néolibéralisme", défense des "acquis", défense du compromis social-démocrate qui soutenait l'Etat social et la société salariale (et leurs dispositifs de discipline et de contrôle social) -, si elle vaut mieux que celle du PS, quand elle ne se disqualifie pas par des accents "souverainistes" ou "républicaniste ", est insuffisante et impuissante, qu'elle trahit une incapacité à prendre toute la mesure des "temps nouveaux" ?

Comment ne pas voir, enfin, s'agissant du résultat de l'élection présidentielle, qu'il n'est que la traduction de la dissolution du bloc historique du peuple de gauche, du brouillage des identités de classe et du flottement des identités politiques qui s'ensuivent, ouvrant ainsi une période qui peut être caractérisée, selon une expression paradoxale empruntée à l'historien britannique E. P. Thompson par Etienne Balibar, de "lutte des classes sans classes" ?

Comment ne pas voir combien vains et même obscènes sont les commentaires proposés de cette élection. Ces commentaires ne visent qu'à déterminer la part de responsabilité des uns ou des autres dans la défaite - au regard de cette faillite dramatique des gauches et de leur toile de fond: le désastre global, social et écologique, qui ne cesse de s'approfondir, la mise à sac de la planète, l'intensification à un degré inconnu jusque-là de l'exploitation capitaliste à l'échelle mondiale.

A quoi s'ajoute l'emprise inégalée, partout, d'oligarchies qui peuvent bien, ici ou là, s'accommoder d'une dose de démocratie ou de libéralisme politique, mais qui toutes travaillent à la mise en place de sociétés de contrôle, de sociétés "sécuritaires", dont la nature relève, selon des expressions proposées dès 1977 par Gilles Deleuze, d'un "néofascisme", d'une constellation de "microfascismes" de forme inédite.

Nous avons la conviction que l'effort pour apporter des réponses à ces questions et à ces constats est aujourd'hui nécessaire si nous voulons briser le cercle de l'impuissance et retrouver une certaine puissance d'agir, si nous voulons déployer une politique effective visant à maximiser le contrôle collectif sur les institutions, nationales et transnationales, qui gouvernent nos vies et les possibilités concrètes d'une égale liberté de tous et de toutes.

Si nous nous montrons incapables de répondre à ces questions, aussi dramatique que soit l'élection de Nicolas Sarkozy, celle-ci risque fort de n'apparaître bientôt que comme une péripétie parmi d'autres de la course au désastre qui s'est engagée. Il nous faut donc bien prendre la mesure de l'urgence que nous persistons à ne pas reconnaître. There is no time, chantait déjà Lou Reed à la fin des années 1980.


Jérôme Vidal,
Editeur

Otages du parti socialiste ?


Libération : vendredi 2 mars 2007

Ça recommence ! On s'agite, on panique, on s'affole à l'approche des élections : après Etienne Balibar et ses amis ( Libération du 12 février), Jacques Julliard y va de ses imprécations dans une tribune publiée le 26 février.

Il s'agit dans les deux cas, sur un registre moralisateur, de dénoncer l'irresponsabilité des contempteurs de Ségolène Royal : militants d'extrême gauche, éléphants socialistes et FFA (fonctionnaires frondeurs anonymes). Cette petite musique est maintenant familière : la gauche n'est pas la droite, le PS et sa candidate sont de gauche, le principal candidat de la droite est un homme dangereux, la seule perspective sensée pour la gauche est de s'en tenir à une discussion et une critique «fraternelles», et de préparer son «rassemblement final» autour de la candidate du PS. En clair : tous ceux qui, un tant soit peu, nuisent aux chances de Ségolène Royal d'être présente au second tour de la présidentielle et d'être élue, tous ceux-là sont, sinon des salauds, du moins des idiots. On invoque bien entendu au passage le spectre du 21 avril 2002. Salauds, vous dis-je !

Que l'on ne se méprenne pas. Participation tactique au processus électoral et vote «utile» n'ont rien d'inconcevable pour nous. Il n'y a en effet pas à fétichiser le vote comme s'il en allait du salut de notre âme. Et il n'est certes pas déraisonnable d'envisager de voter pour la candidate du PS, ou plutôt contre celui de l'UMP. Et même d'appeler à le faire.

Non, là n'est pas vraiment le problème. Le problème avec cet appel (laissons de côté Julliard, qui voit en Ségolène Royal le moteur d'une rénovation «moderne et populaire» du PS, dont l'anticipation ne peut que réjouir l'homme de droite de gauche qu'il est), c'est qu'il se trompe de cibles. Comme si les orientations de Ségolène Royal, sa stratégie et son identification à une certaine image de la féminité (analysée avec perspicacité par Eric Fassin dans Libération le 13 février) n'avaient pas des conséquences plus néfastes que la bêtise des apparatchiks de son parti. Comme si plus de vingt ans d'une dérive libérale-sécuritaire de ce parti ne pesaient pas infiniment plus que les petits calculs des candidats de la gauche de gauche, et ne rendaient pas éminemment problématique ce « nous» dans lequel les signataires de cet appel voudraient réunir les scories d'une gauche défunte. Comme s'il était nécessaire de maintenir la fiction de ce «nous» pour justifier de voter Ségolène Royal. Comme s'il était parfaitement illégitime de se demander s'il n'est pas temps de refuser d'être pris en otage par le PS à chaque élection («Au secours, la droite revient !»).

Ce qu'il y a de particulièrement triste et rageant dans cet appel, étant donné ses signataires, c'est qu'il ne peut qu'alimenter la fabrique de l'impuissance et de la dépolitisation dont il est le produit. «Votez et circulez, y a rien à voir, y a rien à dire.» Y a vraiment de quoi se foutre en rogne !


Jérôme Vidal est éditeur et traducteur. Il a publié récemment Lire et penser ensemble. Sur l'avenir de l'édition indépendante et la publicité de la pensée critique, Paris, éditions Amsterdam, coll. Démocritique, 2006.

http://www.liberation.fr/actualite/politiques/238276.FR.php

"Lier activisme et travail intellectuel"


Entretien avec Christophe Kantcheff
Politis : 24 janvier 2007

1) Pourquoi êtes-vous devenu éditeur et pourquoi Editions Amsterdam ?

Mon point de départ, c'est le constat d'une coupure entre la vie intellectuelle et militante française et ce qui se pense et s'écrit ailleurs. A l'heure de la mondialisation et de l'altermondialisation, il me semblait particulièrement regrettable que ne soient pas traduits des théoriciens comme Paul Gilroy, Stuart Hall, Judith Butler, Eve Kosofski Sedgwick, Homi Bhabha, Dipesh Chakrabarty ou Slavoj Žižek, qui se sont attachés à penser à reformuler les termes d'une politique démocratique radicale pour notre temps. Il s'agissait donc d'introduire en France les outils les plus intéressants pour penser les transformations du capitalisme, l'émergence de la question postcoloniale, le développement des luttes minoritaires… La traduction s'est donc très évidemment retrouvée au coeur du projet d'Editions Amsterdam. C'est aussi sur ce terrain, entre autres choses, que notre partenariat avec les revues Vacarme et Multitudes s'est fondé. Par ailleurs, sur un plan plus personnel, le métier d’éditeur me permet de continuer à lire et à écrire, de découvrir des auteurs et des livres, de lier activisme et travail intellectuel au sein de ma vie professionnelle, et ainsi d’avoir le sentiment de ne pas être trop « aliéné » par la contrainte du travail.


2) Comment avez-vous organisé votre structure éditoriale et dans quel esprit ?

Editions Amsterdam est une SARL. Depuis le lancement de la maison, j’ai été rejoint par Yann Laporte et Aurélien Blanchard – qui vont bientôt entrer dans son capital –, puis par Alexandre Laumonier des éditions Kargo. Nous n'envisageons pas de changer de statut. Ce qui nous semble important, ce sont surtout les relations de pouvoir effectives au sein de la maison. Ma position de fondateur et mes compétences me donnent encore, surtout vis-à-vis de l'extérieur, une certaine « autorité ». Nous nous efforçons de la défaire, de partager cette autorité et ces compétences, de faire d'Editions Amsterdam un véritable collectif. Nos rémunérations sont identiques. Nous prenons les décisions importantes de manière collégiale. Nous évitons de trop spécialiser nos responsabilités respectives : nous faisons tous notre part de travail éditorial, de création graphique, de secrétariat, de comptabilité... C'est une affaire compliquée, mais nous progressons. Sur la réalité de cet effort et de ce progrès, mieux vaudrait cependant interroger mes associés !


3) Vous publiez un livre d’intervention, Lire et penser ensemble, sous-titré Sur l’avenir de l’édition indépendante et la publicité de la pensée critique. Pourquoi ce livre après seulement 3 ou 4 ans d’existence ?

Comme beaucoup de gens, j'ai été très marqué par le livre d'André Schiffrin, L'Edition sans éditeur, mais la lecture qu’en font certains me paraît discutable. Je n'ai aucun doute sur la réalité des phénomènes de concentration dans l'édition et leurs conséquences. Mais s'appuyer sur ce livre pour se tresser une couronne de laurier et poser l'équation « éditeur indépendant = éditeur résistant = éditeur de qualité » me semble relever d'un désir d'autolégitimation ignorant de la complexité de la situation actuelle. Pour ma part, je crois que la stratégie adoptée par les grands groupes et décrite par Schiffrin fait d'eux des géants aux pieds d'argile, qui de plus risquent de subir de plein fouet la révolution numérique à venir, laquelle va bouleverser les fondements de leur prospérité. Mais surtout je crois que la focalisation exclusive sur les processus de concentration vient occulter d'autres aspects des transformations en cours, en particulier le rôle de l'Ecole et de l'Université. Les manuels d'histoire en usage actuellement sont selon moi des non-livres, ou des anti-livres, qui produisent en masse des non-lecteurs. Les conséquences de l'usage de ces manuels me paraissent dramatiques. Un monopole n’est jamais total et peut se défaire ou être défait de diverses manières. Une génération de non-lecteurs est une génération perdue. C'est pourquoi j'ai souhaité intervenir dans les débats actuels pour mettre à l’ordre du jour d’autres questions.


4) Vous lancez bientôt La Revue internationale des livres et des idées, un mensuel consacrée à la critique de livres de sciences humaines, mais aussi d’œuvres littéraires, cinématographiques, etc., uniquement réalisée par des universitaires. Pourquoi ?

L'idée n'est pas de faire écrire des critiques de livres par des universitaires, mais par des personnes ayant une compétence spécifique appropriée. La critique généraliste a sa légitimité et est parfois de qualité. Cela dit, il me semble qu'il existe en France un fossé entre la critique généraliste des pages littéraires et les recensions qui paraissent dans les revues savantes spécialisées, fossé qu'il conviendrait, sur le modèle de la London ou de la New York Review of Books, de combler. L'objectif est d'offrir au public cultivé le plus large et aux professionnels du livre des critiques de taille conséquente, rédigées par des « spécialistes », sur les ouvrages récents les plus critiques, qui se situent aux points de transformation et de bouleversement des savoirs établis et qui viennent déstabiliser les imaginaires sociaux et politiques. Nous voulons favoriser la circulation et la traduction des savoirs émergents. Ce qui implique notamment de mettre l'accent sur la production intellectuelle non francophone, laquelle n'apparaît dans la presse généraliste que de manière très exceptionnelle.


5) Où vous situez-vous idéologiquement ?

Je ne suis pas le mieux placé pour répondre à cette question ! D'autant plus qu’inévitablement les effets de mon travail m'échappent en partie. Je pense ici à la réception par certains journalistes du livre de Charlotte Nordmann, Bourdieu/Rancière – La politique entre sociologie et philosophie. Ils s'en sont emparés comme d'une machine de guerre anti-Bourdieu, ce qu'il n'est aucunement. Charlotte Nordmann et moi-même pensons depuis des années avec Bourdieu, de manière critique, certes, mais c'est la moindre des choses. Il ne s'agit pas plus de penser contre Bourdieu que contre Rancière, et encore moins de les concilier. Bourdieu et Rancière sont comme des frères ennemis. Ils se situent l'un et l'autre aux bords opposés d'un même problème : d'un côté, une sociologie de la domination qui insiste sur la prégnance de ses structures et qui tend à présenter les pratiques politiques d'émancipation comme des miracles sociologiques ; de l'autre, une pragmatique de l'égalité qui pose qu'il faut partir de la déclaration de l'égalité et de ses effets, et que la considération des déterminismes sociaux ne peut aboutir qu'à leur reproduction. L'objectif n'est pas d'apporter à ce problème une solution théorique, mais de montrer son insistance et sa fécondité pour la pensée et la politique critiques aujourd’hui.

On a là un bon exemple de la démarche politique, théorique et éditoriale d'Editions Amsterdam. Travailler l'ambiguïté et les fragilités de nos propres positionnements, plutôt que tenir à tout prix des positions. Autrement dit, faire notre possible – ce n'est pas facile – pour sortir d'une logique schmittienne, d'une logique ami/ennemi, en politique et en théorie. Ajoutez à cela une attention soutenue prêtée aux questions minoritaires, le refus d'y voir le supplément d'âme de petits-bourgeois parfaitement inscrits dans le monde capitaliste, le refus aussi de penser les relations de pouvoir comme des relations saturées, sans jeu et sans équivoque, ainsi que le souci de penser la question de l'agency (de la puissance d'agir et de penser) collective et individuelle, et vous aurez une bonne idée de ce qui nous préoccupe. « Comment maximiser notre puissance d'agir et de penser, dans le sens d’une égale liberté de tous et de toutes, dans un monde ambigu, dans lequel les voies de l'émancipation peuvent devenir des instruments de domination, et dans lequel ces instruments peuvent constituer autant de ressources pour une politique démocratique ? », voilà la question que nous aimerions poser et à laquelle nous souhaiterions apporter des éléments de réponse.

Avec Stuart Hall, sur la brèche du contemporain




Extrait de Mark Alizart, Stuart Hall, Eric Macé et Eric Maigret, Stuart Hall,
Editions Amsterdam, coll. "Méthéoriques", Paris, 2007.


Anyone writing a novel about the British intellectual Left, who began by looking around for some exemplary fictional figure to link its various trends and phases, would find themselves spontaneously reinventing Stuart Hall.

Terry Eagleton, Figures of Dissent: Critical Essays on Fish, Spivak, Žižek and Others (Londres, Verso, 2003, p. 207; première publication: London Review of Books, 7 mars 1996)

Le choix d’inaugurer la collection Méthéoriques par une présentation du travail de Stuart Hall, et de publier conjointement, sous la direction de Maxime Cervulle, Identités et cultures. Politiques des cultural studies, un recueil d’essais parmi les plus marquants de celui qui fut l’un des fondateurs des cultural studies, ne doit rien au hasard.

Il s’agit en effet, avec Méthéoriques, d’offrir au public des activistes, des chercheurs, des étudiants et des curieux, sous la forme d’essais à plusieurs voix, un accès à l’œuvre des théoriciens – individus ou collectifs – qui nous semblent avoir le plus contribué à l’élaboration d’instruments critiques permettant de penser le monde contemporain.

Il faut dès à présent apporter quelques précisions en forme d’avertissement. Il n’est pas question de proposer aux lecteurs pressés une énième collection de manuels ou d’abrégés. Le soin de publier ce genre d’ouvrages, nous le laissons à d’autres. Non parce qu’ils seraient nécessairement vains ou que leur qualité laisserait toujours à désirer : bien que la chose ne se vérifie que trop souvent, nous avons à l’esprit quelques heureux exemples du contraire. Non, ce que nous visons avec Méthéoriques, c’est l’extension et l’intensification de la réception et de la traduction littéraires, culturelles et politiques de pensées qui, attentives à l’ambivalence des normes, des pouvoirs et des savoirs, s’efforcent de briser le monopole des instruments de la pensée et de sa diffusion, et cherchent les moyens de maximiser en pratique les possibilités concrètes d’une égale liberté de tous et d’un contrôle effectif sur les institutions qui gouvernent nos vies : en bref, des pensées qui éveillent et suscitent le désir de penser et de vivre mieux, plus et autrement.

C’est précisément dans la mesure où ils se veulent l’expression d’un travail de traduction critique que les volumes de la collection Méthéoriques ne pouvaient être de simples introductions à telle ou telle entreprise intellectuelle. Si ces volumes ont bien aussi pour but d’introduire à des constellations de textes rassemblés sous le nom de leurs différents auteurs, ils constituent surtout des essais et des interventions visant à mettre en perspective et à problématiser leur réception et leur traduction, notamment en en soulignant les effets critiques potentiels, dans la conjoncture intellectuelle et politique actuelle, par la mise en évidence de ses contradictions, de ses points aveugles, mais aussi de ses virtualités.

Il ne pouvait ainsi pas être question pour nous de publier, à propos de Stuart Hall, une synthèse du type de l’Introduction aux cultural studies d’Armand Mattelart et Erik Neveu (Paris, La Découverte, coll. Repères, 2003), synthèse du reste utile, et ce d’autant plus que, malheureusement, celle-ci vient se substituer dans le catalogue de son éditeur à la traduction des textes majeurs desdites cultural studies – qui pourtant y auraient assurément trouvé leur place. C’est pourquoi nous avons choisi de donner avant tout à lire et à « entendre » Stuart Hall « lui-même », à travers le recueil dont Maxime Cervulle a eu la gentillesse et la perspicacité de nous soumettre le projet, et à travers un entretien réalisé par Mark Alizart à l’occasion du colloque Africa Remix (organisé au Centre Georges Pompidou) et reproduit dans le présent volume ; c’est pourquoi aussi le texte de présentation qu’Éric Macé et Éric Maigret ont bien voulu rédiger pour l’accompagner devait être plus qu’une simple présentation de la trajectoire et des écrits de Stuart Hall : si cette présentation est nécessaire, dans la mesure où l’œuvre de ce penseur de conjonctures singulières a pris la forme d’une multitudes d’essais et de collaborations éparses, qui sont autant d’interventions, il fallait en outre analyser les raisons de l’apparemment inexplicable absence de traduction de ses écrits, décrire leur rencontre avec cette œuvre et le travail de celle-ci au sein de leurs propres travaux et, enfin, anticiper les effets de son introduction sur la scène française.

On jugera peut-être cette présentation partiale, voire partisane. C’est selon nous sa vertu, qui est la vertu de tout engagement, de toute prise de position, qui ne peut être que située et datée, faire débat et poser problème. Une présentation du type de celle qui a été tentée dans les pages qui précèdent serait de notre point de vue ratée si elle ne « faisait » justement pas problème. De deux choses l’une : ou bien cette absence de problème témoignerait de ce que l’entreprise théorique présentée est univoque, et donc peu intéressante, ou bien elle témoignerait de ce qu’un kidnapping sémantique – une tentative pour en fixer et en clôturer abusivement la signification – a été mené avec succès au-delà des espérances secrètes des « passeurs », ou « traducteurs », du texte, ce qui reviendrait au même.

On nous accordera sans doute que tout travail de réception et de traduction, tout travail de contextualisation et de recontextualisation, conformément d’ailleurs à la théorie de la communication et à la politique de la (re)signification développées par Hall, réarticule, transforme et même produit des significations de manière imprévisible. De ce point de vue, il y a des lectures qui, pour « rigoureuses » qu’elles soient, ne présentent pas beaucoup d’intérêt, ne sont pas très productives ; il y en a d’autres qui, pour « fautives », « discutables » ou « déplacées » qu’elles soient, sont grosses de possibilités et d’ouvertures théoriques et politiques. C’est dire que les gestes et les dispositifs théoriques sont intrinsèquement ambigus et ambivalents, et que leur traduction doit être appréciée contextuellement et pragmatiquement, à partir de ses effets, en situation.

On pourrait ainsi s’interroger sur l’insistance avec laquelle Mark Alizart voudrait que Stuart Hall réponde à des questions qui, sans lui être étrangères, ne sont pas exactement les siennes, et sont bien plutôt les nôtres : celles notamment du postcolonial et de la prégnance du « républicanisme » en France. On pourrait aussi se demander s’il n’y a pas à l’œuvre quelque « forçage » dans le fait qu’Éric Macé et Éric Maigret mobilisent Stuart Hall à leurs côtés dans la guerre de tranchées qu’ils ont engagée contre « la sociologie critique » et son éminent représentant, Pierre Bourdieu. Est-ce bien là l’affaire de Stuart Hall ? La chose est rendue d’autant plus problématique que leur dispositif théorique est, pour une part en tous cas, homogène à celui… de Pierre Bourdieu (ainsi, la thèse affirmée avec force par Éric Macé, et qui occupe une place centrale dans ses analyses, selon laquelle « l’analyse sociologique de n’importe quel matériau empirique est avant tout l’analyse des rapports sociaux et des conflits de définition qui le configurent » (Les Imaginaires médiatiques. Une sociologie postcritique des médias, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 25) se retrouve presque mot pour mot en de nombreux points des écrits de Bourdieu). Ainsi la logique « camp contre camp » qui est la leur est plus délicate à soutenir qu’il ne pourrait sembler au premier abord. Cette impression est d’ailleurs encore confirmée par la quasi-absence dans leur paysage théorique de personnages conceptuels tiers tels qu’Henri Lefebvre ou Michel Foucault – qui l’un et l’autre, comme l’auteur d’Esquisse d’une théorie de la pratique et de La Distinction, ont alimenté le champ des cultural studies –, comme si nous nous trouvions réduits à choisir l’un des membres, mutuellement exclusifs, de l’alternative Bourdieu ou Touraine.

Reste que ces questions, ce dispositif et cette lecture de Stuart Hall ont sans conteste leur légitimité. Si Mark Alizart ne pouvait pas ne pas interroger Stuart Hall sur le caractère particulièrement tardif de l’émergence per se du postcolonial comme question et problème en France, c’est non seulement que celle-ci se pose à nous avec une insistance et une acuité croissantes, mais aussi que Stuart Hall lui-même, pour ainsi dire, nous adresse cette question, qui est aussi, comme le suggère judicieusement Alizart, la question de sa non-traduction, et qu’il nous fournit, dans la distance et « l’étrangeté » relatives de son travail, certains des instruments qui devraient nous permettre de la faire nôtre, aussi intelligemment que possible. à nous de reformuler cette question pour notre compte et de nous efforcer d’y apporter des éléments de réponse, avec Stuart Hall notamment, engageant de la sorte le « patriarche » des cultural studies dans un devenir français – qui sera nécessairement pour une part inattendu.

Les 2éM (Éric Macé et Éric Maigret) peuvent de même incontestablement se prévaloir des écrits de Stuart Hall pour, si besoin était, justifier l’« alliance » privilégiée qu’ils prétendent nouer avec lui, au risque d’ailleurs de limiter sa réception par des publics qui ne seraient pas en sympathie avec leur engagement dans la polémique qui les oppose à « la sociologie critique ». Ils ont sans doute en partage avec lui, au-delà de la distance géographique et culturelle et de la différence des générations – et des « couleurs » (comment Stuart Hall recevra-t-il le titre de leur article ?) –, une éthique théorique et politique similaire, autrement dit une certaine sensibilité ou, comme disait Bourdieu, un certain « ethos », qui les amène à prendre pour cible l’orthodoxie « marxiste » qui fut longtemps hégémonique et qui, selon eux, perdure à travers divers avatars ou formes dégradées, orthodoxie qui s’est en effet montré assez incapable de penser, en raison de son économisme et de son déterminisme étroits, l’autonomie de la culture et l’agency, ou puissance d’agir, individuelle et collective, s’enfermant ainsi dans ce que l’on pourrait appeler « un positivisme historique », condamné au moralisme et à l’impuissance, à la déploration de l’ignorance coupable du sens de l’histoire dont feraient montre les masses, et enfermé dans un discours de la dénonciation incapable de voir autre chose que des mystifications dans les formes de la culture contemporaines.

Force est de constater qu’aujourd’hui encore l’état de la critique de la culture et des médias, au sein de l’Université et ailleurs, manifeste l’actualité des analyses développées par Stuart Hall, l’urgence de leur traduction, et l’utilité de la sociologie « postcritique » (c’est-à-dire, suggèrent-ils, critique au carré, critique à la puissance deux) proposée par Macé et Maigret. Si, peut-être, ces derniers ne prennent pas la mesure de ce qu’il peut y avoir de « juste » dans la critique courante des médias, notamment la critique d’inspiration bourdieusienne, c’est qu’il est sans doute nécessaire, tactiquement, de tordre le bâton de la sociologie dans un autre sens pour mettre à jour certains impensés qui nuisent à l’élaboration d’une politique et d’une critique des médias qui ne se complaisent pas dans une dénonciation impuissante, ancrée dans une compréhension trop réductrice et sommaire de son objet, motivée qu’elle est par une compréhensible exaspération et le souci de délégitimer le consensus que traduisent et contribuent à produire les grands médias plutôt que par le souci de développer une analyse fine des logiques sociologiques des « médiacultures » – de leur ambivalence, de leur « porosité » aux mouvements critiques qui traversent la société, de la façon dont l’instabilité des points de vue légitimes sur le monde social les affecte et des conformismes provisoires qu’elles doivent en conséquence constamment élaborer et négocier. Une telle analyse pourrait du reste tout à fait intégrer les acquis de la sociologie critique des médias en s’attachant à saisir les logiques micro- et macro-sociologiques qui aboutissent à une porosité réduite, à une « surdité » (partielle) des médiacultures, autrement dit à leur imperméabilité relative à certains mouvements et discours produits et diffusés dans le monde social.

On l’aura compris, le présent ouvrage, préoccupé avant tout des conditions et des effets possibles de la réception de l’œuvre de Stuart Hall en France, doit être lu comme tel, c’est-à-dire comme une intervention à apprécier dans sa dimension tactique. Et c’est sans doute là ce qui justifie le plus évidemment le choix de proposer aux lecteurs un premier volume de la collection Méthéoriques consacré à Stuart Hall. Le fait que, par son parcours et ses écrits, Stuart Hall se trouve au carrefour de nombre des débats et des œuvres qui se sont développés en Grande-Bretagne et plus généralement dans le monde anglophone depuis près de cinquante ans, débats et œuvres dont Éditions Amsterdam s’efforce de promouvoir la traduction en France, suffirait déjà à le justifier. Mais ce fait lui-même ne peut être véritablement compris qu’à condition de saisir que Stuart Hall est avant tout, précisément, un intellectuel stratégique.

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Peu soucieux des partages disciplinaires hérités de l’histoire institutionnelle des savoirs, conscient de ce que savoirs et pouvoirs sont intimement mêlés, Stuart Hall est avant tout un penseur critique, politique, démocratique, préoccupé par le sens de ses interventions dans telle ou telle conjoncture singulière – indissociablement idéologique, intellectuelle, théorique et politique – du point de vue d’une politique antiautoritaire, visant à maximiser la puissance d’agir et de penser individuelle et collective. C’est là ce qui selon nous permet de comprendre la cohérence des différents mouvements et moments de son œuvre (si l’on en croit l’énumération baroque proposée par Terry Eagleton dans l’article cité en exergue, l’orientation du Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmigham est passée, sous la présidence de Stuart Hall, à partir d’un engagement initial leavisien de gauche, par l’ethnométhodologie, un flirt sans enthousiasme avec la sociologie phénoménologique, une brève rencontre avec le structuralisme lévi-straussien, Louis Althusser, Gramsci, le post-marxisme, la théorie du discours [discourse theory] et les franges du postmodernisme). C’est là aussi ce qui nous permet de saisir la façon dont sont essentiellement liés ses travaux sur l’identité, sa théorie de la communication et de la signification – développée notamment dans son célèbre article « Encoding/Decoding » [Encodage/décodage], le seul qu’un public point trop confidentiel connaisse en France, article devenu, selon l’expression de Molière, une véritable tarte à la crème des media studies – et sa pratique d’intellectuel : que la signification ne soit pas initialement donnée, qu’elle soit incertaine et ambivalente, qu’elle soit produite, articulée ou réarticulée à travers la trajectoire qui est la sienne, qu’elle soit fondamentalement une resignification dépendante des prismes de sa réception, de sa contextualisation ou recontextualisation, c’est-à-dire de son articulation à de nouvelles significations, voilà en effet ce qui fonde la pratique de Stuart Hall en tant qu’intellectuel, pratique qui est avant tout un art de la resignification et de la réarticulation (terme emprunté à Gramsci), de l’interprétation et de la production des significations, qui, contre tout déterminisme, vise à rouvrir la signification des discours et des conjonctures historiques pour que ne soit pas toujours déjà forclose la puissance d’agir et de penser de tous et de chacun.

Art de l’ambivalence des significations, attentif à la dimension problématique des situations, qui prend en particulier acte du fait que l’intellectuel démocratique est pris dans la contradiction existant entre, d’une part, l’autorité, le partage inégal du droit à la parole dans l’espace public et la monopolisation des savoirs qui conditionnent son existence comme intellectuel et, d’autre part, sa visée démocratique, laquelle consiste précisément à défaire les conditions symboliques, institutionnelles et matérielles de ces privilèges. Art surtout pratique, qui relève du bricolage plus que d’autre chose (Stuart Hall cite volontiers le mot de Gilles Deleuze selon lequel les théories doivent être utilisées comme des boîtes à outils) et qui s’exerce plus fructueusement, et assez logiquement, dans un cadre collectif (l’œuvre de Stuart Hall réside au moins autant dans les multiples collaborations qui furent toujours le cadre de son travail que dans l’ensemble de ses écrits pris isolément, donnant ainsi corps, s’il était possible, à la figure gramscienne de l’intellectuel organique).

Mais aussi, nécessairement, art périlleux : art qui consiste souvent à « tirer contre son propre camp » pour le renforcer, pour lui permettre de saisir la singularité d’une nouvelle conjoncture, pour le conduire à redéployer des significations d’un autre temps, à penser à hauteur du présent, à penser le contemporain ; art qui suppose aussi parfois, en des liaisons dangereuses, d’emprunter à l’intelligence que ses adversaires peuvent, précisément, avoir des temps nouveaux.

On a pu reprocher à Hall un certain éclectisme, voire un certain opportunisme. On est allé jusqu’à l’accuser de fourvoiement ou de trahison, en raison de son engagement dans le projet hétéroclite des New Times [Temps nouveaux], lancé dans le mensuel Marxism Today en 1988. Marxism Today et les New Times auraient été le creuset idéologique du blairisme et de tous les renoncements de la gauche travailliste en Grande-Bretagne. Les principales pièces à conviction qui ont servi à lancer une telle condamnation sont bien connues : un article de Stuart Hall publié dans le numéro d’octobre 1988 de Marxism Today (p. 24 à 28) sous le titre « Brave New World », sorte de manifeste des New Times ; un article d’Eric Hobsbawm publié dans le numéro de septembre 1978, intitulé « The Forward March of Labour Halted? » (p. 279 à 286) ; un article de Stuart Hall publié en janvier 1979 sous le titre « The Great Moving Right Show » (p. 14 à 20) – ces deux derniers articles, qui prennent acte de la transformation de la structure de classe de la société britannique et qui tentent de comprendre son virage à droite et l’impuissance corrélative du Labour à la veille de l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher, offrent une première formulation de ce qui, dix ans plus tard, aboutira au projet des New Times – ; « The Big Picture. The Death of Neo-Liberalism », un autre article d’Eric Hobsbawm, publié en octobre 1998 (p. 4 à 8), et « The Great Moving Nowhere Show », un article de Stuart Hall publié dans le même numéro de Marxism Today, ressuscité pour l’occasion (p. 9 à 14) – ces deux derniers articles proposent un bilan des New Times et des premières années du thatcherisme (terme forgé par Hall) à la mode Labour du gouvernement d’Anthony Blair.

(À cette liste doit être ajouté l’ouvrage collectif Policing The Crisis, publié en collaboration par Stuart Hall en 1978, qui constitue un effort remarquablement précoce et perspicace pour comprendre le devenir hégémonique en Grande-Bretagne d’un « populisme autoritaire » – populisme autoritaire associant la célébration de l’Englishness, l’appel au « peuple », la dénonciation de l’impéritie de l’État social et de son caractère envahissant, la dénonciation du corporatisme et du conservatisme des syndicats, la mise en place de politiques sécuritaires (law and order), la fabrication d’un supposé « problème » de l’immigration, ainsi que l’apologie du « travail », du « mérite » et de « l’initiative individuelle » –, la capacité de la droite à imposer ce nouvel agenda à la gauche et l’incapacité de cette dernière, et tout particulièrement de ses fractions les plus radicales, à défaire l’étau idéologique dans lequel elle se trouvait prise. – Toute ressemblance avec un autre contexte national est fortuite.)

À lire aujourd’hui ces articles (qui, comme l’ensemble des articles publiés par Marxism Today depuis sa création jusqu’à sa disparition, sont disponibles sur l’Internet), il est difficile de ne pas se demander si cette condamnation n’est pas le signe de ce qu’une partie de la gauche britannique n’est toujours pas parvenue à entendre et à répondre aux questions, certes difficultueuses, qui lui étaient ainsi posées. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que le chemin d’Anthony Blair et celui de Stuart Hall se soient, pour ainsi dire, croisés au sein du projet des New Times : l’un et l’autre, le premier selon une logique de conquête du pouvoir, le second selon une logique de redéploiement de la puissance d’agir et de penser des « multitudes » dans une conjoncture historique inédite, nécessitaient de saisir la singularité des temps nouveaux, de prendre la mesure de ce que l’on a pris coutume de désigner par les termes de « postfordisme » et de « postmodernité », pour comprendre comment a) se réapproprier la réponse apportée par le thatcherisme à la crise du compromis social de l’après-guerre (Blair) ou b) réarticuler les termes de celle-ci afin d’en transformer le sens du point de vue d’une politique démocratique radicale (Hall).

Quoi qu’il en soit (la question reste ouverte, et nous ne prétendons pas l’avoir tranchée : nous ignorons trop de cette histoire pour cela), du point de vue qui est le nôtre, celui de la traduction du travail de Stuart Hall en France, l’intérêt de ces débats et des prises de position de Stuart Hall à leur occasion est qu’ils sont à peu près sans équivalents en France.

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Si un historien comme Gérard Noiriel, en liant histoire de l’industrialisation, histoire de l’immigration et histoire de la nationalisation de la société française, s’est efforcé de dégager les conditions de possibilité historiques et la particularité de la réémergence d’un prétendu « problème » de l’immigration en France au cours des dernières décennies du xxe siècle ; si un sociologue comme Luc Boltanski (avec Ève Chiapello) s’est attaché à comprendre la façon dont le capitalisme français s’est transformé pour « encaisser » ou « capter » ce que l’on a coutume de subsumer sous l’étiquette réductrice de « Mai 1968 » ; si un autre sociologue, Robert Castel, s’est penché sur la brève histoire de la société salariale et de l’État social pour analyser le délitement accéléré du compromis sur lequel ils reposaient ; si un Pierre Bourdieu a souligné avec habileté le caractère de self-fulfilling prophecy du discours de « la nécessaire modernisation néo-libérale » – sans cependant vraiment rendre compte de son efficacité performative – ; si Étienne Balibar a produit l’une des très rares analyses du racisme contemporain, pensé dans son rapport à la crise de « l’État national-social », à avoir quelque prise sur son objet – à la différence de celle d’un Michel Wieviorka, dont la vacuité, bien faite pour ne déranger personne et surtout pas les commanditaires de ses « interventions sociologiques », est confondante – ; bref, si diverses enquêtes ont été menées pour éclairer le présent, pour mieux comprendre son inscription socio-historique, ces enquêtes n’ont jamais fait véritablement l’objet d’une évaluation et d’une articulation critiques (comment expliquer, par exemple, l’absence presque totale de l’histoire coloniale dans le grand récit de Gérard Noiriel, ou celle de l’immigration dans celui de Robert Castel, et comment expliquer, chez l’un et l’autre, l’absence de références un tant soit peu élaborées à l’histoire des rapports sociaux de genre ?).

Plus encore : non seulement l’articulation de ces enquêtes n’a été au mieux qu’ébauchée, mais leurs auteurs et leurs lecteurs s’en sont généralement tenus à elles, c’est-à-dire à la mise à jour des conditions « structurelles » des transformations de la scène politique, sociale, culturelle et idéologique française, sans jamais s’abaisser à « mettre la main à la pâte » du présent, sans jamais les articuler à une analyse suffisamment élaborée, problématique et fine des transformations et des dynamiques du champ politique et idéologique, abandonnant cet espace d’investigation et d’intervention décisif à la médiocrité des faiseurs de consensus, des petites mains de la « modernisation » idéologique et économique, des vains commentateurs et politologues qui occupent antennes et radios, des éditorialistes et autres piliers de comptoir qui produisent l’irritant bruit de fond que nous devons supporter quotidiennement.

On pourra ainsi se demander comment il se fait qu’un thème, pourtant essentiel, des commentaires courants, de « droite », de « gauche » ou d’« extrême gauche », sur l’ère du temps, celui de la « lepénisation des esprits », n’a jamais fait l’objet d’une critique en règle par les analystes mentionnés ci-dessus, alors même que leurs travaux offrent tous les outils nécessaires de cette critique. Comment ne pas voir en effet que « la préférence nationale » chère à Jean-Marie Le Pen est un principe et une réalité institutionnels et constitutionnels, au fondement de l’État social, et qu’ainsi la « lepénisation » des institutions est en un sens originelle, qu’elle est inscrite dans la distinction « républicaine », opérée au sein de la population vivant dans ce pays, des citoyens et des étrangers, ce qui donne toute sa force et son réalisme aux mots d’ordre frontistes ? Comment ne pas voir, de même, que les institutions politiques sont des institutions fondamentalement nationales, qui présupposent, encore une fois, le partage entre citoyens, c’est-à-dire nationaux, et étrangers, et qu’ainsi le personnel politique est lui-même fondamentalement national, sinon nationaliste ? Comment ne pas voir de surcroît que le vocabulaire et les leitmotivs du lepénisme ne sont que la reprise de thèmes d’opinions largement popularisées dès avant la première percée électorale du Front national (ce sont Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre qui ont lancé le projet d’une politique du retour des travailleurs immigrés – supposés « étrangers aux réalités sociales de la France », selon une formule employée plus tard par Pierre Mauroy, alors premier ministre, à propos d’ouvriers en grève – et mis en circulation l’équation « tant de chômeurs = tant d’immigrés de trop » ; c’est le Parti communiste français qui a acclimaté l’idée d’« un seuil de tolérance » au-delà duquel « l’intégration » – traduction contemporaine, sociologisante, de « l’assimilation » coloniale – ne serait plus possible) ? Comment ne pas voir de plus que le thème de « la lepénisation des esprits » a justement pour visée et pour effet d’invisibiliser cette diffusion, certes complexe et modulée, du « lepénisme » au sein du champ politique et idéologique, comme s’il était circonscrit, du moins initialement, au Front national et à son électorat prétendument « populaire » (le racisme de classe joue ici à plein régime), alors que celui-ci n’a fait que cristalliser des motifs idéologiques en circulation dans l’ensemble du champ politique et de l’espace social, notamment au sein des classes moyennes et supérieures, notamment au sein de larges sections de l’électorat socialiste, quand même sous des formes euphémisées et accompagné d’une bonne volonté antiraciste sincère (l’inconscient politique ignore la contradiction) ? Comment ne pas voir enfin que le Parti socialiste, incapable de formuler et d’inventer les termes d’une réponse de gauche à la « crise », vidé de toute capacité et de toute substance politiques, réduit à n’être qu’une machine électorale préoccupée de sa seule reproduction, se faisant en conséquence l’artisan par excellence de la « modernisation » (avec d’autant plus d’efficacité que, en raison de sa coloration passée, il était, du moins dans un premier temps, bien mieux placé que la droite pour neutraliser ou paralyser toute critique de gauche), naviguant au gré des sondages (ne pouvant donner le la à l’époque, il lui fallait bien suivre quelque ritournelle), comment ne pas voir, donc, que le Parti socialiste a trouvé dans la lutte contre le Front national et la prétendue « lepénisation des esprits » – alors même qu’il contribuait à diffuser dans l’opinion l’idée d’un défaut d’intégration des « immigrés » (Fabius affirmant que Le Pen pose de vrais problèmes) et d’une menace pesant sur « l’identité française » (Lionel Jospin s’accordant avec Jacques Chirac lors d’un débat télévisé pour dire que cette identité devait être défendue), alors même qu’il alimentait la panique sécuritaire et entretenait les fantasmes les plus nauséabonds (Michel Rocard déclarant que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde », comme si toute ladite « misère » souhaitait s’installer à Conflans-Sainte-Honorine) – de quoi cimenter autour de lui un consensus négatif, par défaut, prenant ainsi l’électorat de gauche en otage, verrouillant l’espace politique et empêchant toute reconfiguration politique et idéologique à gauche, se présentant comme le seul rempart face à une droite et un Front national qui, pour une bonne part, ne tirent leur puissance que de son impuissance et de ses renoncements et collusions ?

Du point de vue de ces questions, rhétoriques, on l’aura compris, il est possible d’affirmer que le Parti socialiste et son rôle central dans la conjoncture actuelle sont l’un des points aveugles, l’un des grands impensés des « intellectuels » de gauche, de la théorie critique, des sciences sociales et de l’histoire sociale et politique du contemporain. La misère des intellectuels (de gauche) en France est ainsi d’avoir le nez dans cette conjoncture sans pouvoir rien en dire, rien y faire, et d’être en conséquence poussés, pour les uns, à plier armes et bagages pour rejoindre le camp adverse, pour les autres, à dénoncer vainement l’apostasie des précédents (c’est là le passe-temps favori des gardiens du temple de la gauche critique) et, pour d’autres encore, à cumuler le confort d’une critique de surplomb des temps nouveaux et le rôle inconfortable de police électorale du Parti socialiste (rôle tenu avec d’autant plus d’aplomb qu’il est inconfortable).

Les théoriciens dont nous avons évoqué à grands traits les travaux appartiennent sans discussion possible à ce troisième groupe. à l’exception bien sûr du regretté Bourdieu qui, paix à son âme, ne se serait très probablement pas égaré de la sorte, tous sont signataires, avec d’autres, dont d’ailleurs éric Macé, de l’un ou l’autre de deux appels successifs à la « fraternité » et au « rassemblement » de la « gauche » autour de la candidate du Parti socialiste à l’élection présidentielle (comme si l’idée d’une maison commune de la gauche, de la Ligue communiste révolutionnaire au Parti socialiste, n’était pas devenue éminemment problématique), et cela 1) pour prévenir une répétition du 21 avril 2002 – alors même que les intentions de vote en faveur de Jean-Marie Le Pen, gonflées pour tenir compte de leur sous-estimation en 2002, ne plaçaient celui-ci qu’en quatrième position dans les sondages –, 2) pour écarter le « leurre » du vote centriste – alors que point n’était besoin d’être grand manitou pour voir que François Bayrou était d’avance, présent ou non au second tour, le grand vainqueur des élections, puisqu’aucune majorité, de droite comme de « gauche », n’est maintenant possible sans lui et que le Parti socialiste était déjà engagé dans des négociations avec lui –, 3) pour prévenir une dispersion des voix de la gauche du côté des candidats de la gauche antilibérale – alors que l’attractivité de ceux-ci était de toute évidence très réduite – et, surtout, 4) pour alerter l’opinion du danger représenté par Nicolas Sarkozy et de la nécessité de lui faire barrage – alors que dans tous les secteurs de la gauche la chose était entendue et que, sans attendre ces appels, l’on se mobilisait activement en ce sens depuis longtemps déjà : aucun doute là-dessus, les miettes éparses de la défunte gauche allaient voter « utile », « sans états d’âme », pour la plus pitoyable des candidats que le Parti socialiste ait présentés à une élection présidentielle.

L’année 2007 aura ainsi été l’année où en France plus de deux cents « intellectuels », et non des moindres, auront adopté pour mot d’ordre

Silence, on vote : pendant les élections,

pas de critique, pas de politique

mobilisant, d’une forte voix (« Vous voulez donc un duel Sarkozy-Le Pen au second tour ? »), la peur et la culpabilité pour contraindre à se taire d’éventuels malentendants ou récalcitrants qui oseraient poser publiquement la question de savoir comment nous en sommes arrivés là, ou interroger le caractère désastreux des thèmes de campagne de la candidate Ségolène Royal (son apologie obscène du « travail » à l’heure de sa précarisation structurelle – apologie qui constitue du reste, on ne l’a pas assez remarqué, le fond de ses attaques contre les enseignants – ; ses prises de position, sinon réactionnaires, du moins conservatrices sur la « famille » ; son invocation tonitruante de l’identité nationale et de la « patrie », son adhésion au discours sécuritaire de la loi et de l’ordre).

Quel sens alors donner à l’apparent non-sens de ces appels ?

Il y a sans doute pour beaucoup dans ces appels une manière d’exorciser la culpabilité individuelle et collective mal placée de ne pas avoir voté pour Lionel Jospin en 2002 en la projetant sur d’imaginaires irresponsables s’apprêtant à refuser, coûte que coûte, au risque de permettre l’élection du candidat de l’UMP, leurs voix à la candidate socialiste.

Il y a sans doute aussi dans cette mise en scène, dans cette « performance » de l’intellectuel, en tant que membre d’un groupe social, comme « réaliste », « responsable », « bête à sang-froid », travaillée par la hantise du « gauchisme », une manière de se définir, de délimiter l’espace d’un entre-soi de « la bonne société » et du « bon goût » des intellectuels, de revendiquer pour celui-ci une place dans l’espace public et médiatique légitime, et de se donner ainsi l’illusion d’avoir encore une certaine prise sur le monde social.

C’est là aussi, selon nous, le sens de « L’autre campagne », lancée par certains des signataires de ces appels, « autre campagne » qui consistait à demander à quelques intellectuels (toujours eux !) d’avancer, par écrit ou devant une caméra, une proposition pour « une autre politique ». Si l’initiative méritait à première vue d’éveiller l’attention, c’est-à-dire compte non tenu de l’intérêt, très variable, des contributions effectivement apportées, son principal objectif résidait en réalité du point de vue de ses promoteurs dans la prétention à accaparer l’espace de cette « autre politique », en se parant des prestiges de la politique « alter » et en évitant soigneusement de faire écho, pour mieux les effacer du débat public, aux discussions pourtant assez similaires engagées du côté des organisations de la gauche dite antilibérale. Et cela, tout en faisant l’économie de toute analyse sérieuse de la conjoncture, de ses impasses et du rôle qu’y joue le Parti socialiste. Comme si « voter utile », « sans états d’âme », tout en s’efforçant de formuler les termes d’une « autre politique », impliquait nécessairement de remiser au placard toute critique véritable de cette conjoncture. On ne s’étonnera donc pas de ce que les animateurs de « l’autre campagne » aient choisi pour vitrine le site Internet de Libération, organe bien connu, comme on sait, de « l’autre politique ».

Mais, surtout, s’exprime dans ces appels une sorte de mépris de classe à l’égard de ce qui, sous le nom de « gauche antilibérale », à travers quelques partis groupusculaires, à travers divers réseaux plus ou moins homogènes, plus ou moins informels et étendus, reste de la gauche (sans même évoquer « l’extrême gauche » ou « la gauche révolutionnaire » dont, à rigoureusement parler, il n’est plus, dans ce pays, même de vestiges, sinon dans le monde fantasmagorique du personnel politique et journalistique qui s’agite inlassablement sur nos écrans). Sans doute cette gauche de gauche n’est-elle pas encore assez « civile », assez convenable, assez « intellectuelle » et respectueuse de l’autorité et de la majesté de la Philosophie, de la Science, de l’Université… et de l’ordre social.

Pourtant, il faudra bien le reconnaître et s’y résoudre, aussi navrant soit-il, quelles que soient les fortes réserves que ce « reste » nous inspire, quels que soient ses manques et ses contradictions, qui ne sont que trop réels, en effet, la gauche, pour une part essentielle, c’est ça aujourd’hui, qui vaudra toujours mieux que le Parti socialiste. Et il faut faire avec. Sans en rabattre sur la critique et la polémique. Que la chose plaise ou non à nos intellectuels.

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Il devrait maintenant être tout à fait clair, si ce n’était pas déjà le cas, qu’il ne s’agira pas avec la collection Méthéoriques de proposer des introductions lénifiantes, pontifiantes ou sacralisantes. C’eut été d’ailleurs faire injure à Stuart Hall que de le « traduire » ainsi, lui qui a toujours joué de son autorité pour simultanément la défaire, lui qui a travaillé à problématiser autant que possible le statut impossible d’intellectuel. C’est là le travail qu’avec Méthéoriques nous voudrions à notre tour entreprendre. C’est là ce qui justifiait le choix de Stuart Hall pour ce premier volume de la collection. C’est là ce qui explique l’exercice pratique de traduction culturelle et politique que nous nous sommes imposé dans les paragraphes qui précèdent, en nous efforçant, à notre manière, d’appliquer au contexte contemporain français l’art de Stuart Hall.

Nous n’en resterons évidemment pas là. Le travail de traduction entrepris ne fait que commencer. La problématisation de la figure de l’intellectuel que nous appelons de nos vœux et, en particulier, la problématisation de la traduction française de Stuart Hall n’en sont qu’à leurs débuts. Il faudra même pour que ce travail soit véritablement engagé que d’autres traductions soient entamées. Il faudra sans doute notamment que l’œuvre de Fredric Jameson commence à circuler de ce côté-ci de l’Atlantique et de la Manche. D’un style très différent, souvent plus ardu, théoriquement plus élaborée, exigeant donc davantage de ses lecteurs, l’œuvre de ce dernier pourrait venir troubler autant sinon plus que celle de Hall le paysage intellectuel et politique français. Car, si le refus exprimé par Hall du réductionnisme, de l’essentialisme, du naturalisme, ainsi que son refus de toute téléologie et de toute totalisation, sa critique d’un marxisme ossifié et son attention aux mouvements minoritaires font écho à une humeur intellectuelle qui a déjà largement cours ici, le cas de Jameson est très différent : avec lui, si l’on suit la lecture qu’en propose l’un de ses introducteurs français, Nicolas Vieillecaze, c’est à un effort pour produire une analyse totalisante, autrement dit très peu postmoderne, de la postmodernité que nous avons affaire. Il se pourrait qu’à travers cette analyse et sa traduction dans l’espace intellectuel français une chose curieuse et aujourd’hui méconnue fasse retour de manière inattendue et sous un jour imprévu : le marxisme. Méthéoriques en témoignera.


Paris, mai 2007.

(Les analyses développées dans cette postface n’engagent, bien entendu, que leur auteur.)

Judith Butler en France : Trouble dans la réception


Mouvements, n° 47-48, mai-juin 2006

par Jérôme Vidal*1


La publication au printemps 2005 aux éditions La Découverte de la traduction française de Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, par Cynthia Kraus, sous le titre Trouble dans le genre : Pour un féminisme de la subversion, marque le moment de la réception officielle en France de l'œuvre de Judith Butler. On a avec raison insisté sur le caractère particulièrement tardif de cette traduction : les Allemands, par exemple, disposent depuis de nombreuses années déjà d'une traduction de ce livre publié aux États-Unis en 1990. C'est que de nombreux freins s'opposaient en France à la publication de Gender Trouble (mais aussi d’autres livres importants publiés par d’autres théoriciennes américaines qui ne partagent pas nécessairement les vues de Judith Butler). Frilosité des éditeurs, rareté relative des lieux de recherche et d'étude sur le genre et les sexualités, rejet de tout ce qui pouvait, comme la French theory, rappeler ladite « pensée soixante-huit » et résistance de certaines féministes ont notamment constitué des obstacles à la diffusion et à la discussion de l’intervention dans le champ des études féministes de Judith Butler.

Il convient cependant de souligner qu'un travail de traduction (littéraire, culturelle, politique) de l'œuvre de Judith Butler était entamé depuis longtemps – bien avant la parution de Trouble dans le genre ou même de celle des premiers livres de Judith Butler publiés en France (La Vie psychique du pouvoir2, Antigone : La Parenté entre vie et mort3 et Le Pouvoir des mots4). Les écrits de Didier éribon, notamment le chapitre qu'il a consacré à l'injure dans ses Réflexions sur la question gay5, ainsi que le séminaire qu’il anime avec Françoise Gaspard, ont de ce point de vue été sans doute décisifs, tout comme les travaux et les interventions d’Éric Fassin et de Michel Feher. Pour d'autres cercles et avec d'autres effets, c’est le travail du groupe ZOO, de Beatriz Preciado6, de Marie-Hélène Bourcier7 et de quelques activistes et théoricien-nes queer qui a grandement facilité l'introduction des écrits de Judith Butler. La pratique politique déployée par un groupe comme Act Up-Paris dans les années quatre-vingt-dix a aussi contribué à créer un climat favorable à l'accueil des thèses de l'auteure de Trouble dans le genre : Judith Butler et les activistes d'Act Up semblent avoir en partage une certaine sensibilité et une certaine éthique politique, ce qui s’explique notamment par le fait que le féminisme de Judith Butler peut être lu pour une part comme une reformulation des questions féministes à partir des questions soulevées par le mouvement lesbien, gay, bi et trans (LGBT), dont Act Up est partie prenante. La problématisation politique croissante en France des questions sexuelles dans l’espace public, la diffusion d'un trouble dans les normes et d'un désir d'être « gender-troubled » (comme en témoigne la participation de très nombreuses personnes hétérosexuelles à la marche des fiertés LGBT), a aussi permis l’établissement d’une atmosphère plus propice à leur réception. Par ailleurs, si celle-ci n'a pas commencé avec la parution de Trouble dans le genre, elle ne s'achève pas non plus avec elle : un livre de l’importance de Bodies that Matter8 n’est toujours pas disponible en français, et l'évaluation critique des travaux de Judith Butler ne fait que commencer. Nous ne pourrons mesurer leurs effets dans le paysage politique et intellectuel français que dans quelques années.

Mais, avec la parution de Trouble dans le genre, il est d'ores et déjà possible d'entamer l'analyse des conditions et des premiers effets de la réception en France de ses écrits. Le moins que l'on puisse dire est qu'il y a comme du trouble dans cette réception. À côté de réappropriations diverses et divergentes, et d’inévitables (et productifs) conflits d’interprétations – que nous ne prétendons aucunement trancher –, se sont multipliés à propos de Judith Butler et de ses travaux, dès avant la parution de Trouble dans le genre, les « lectures » les plus grotesques, caractérisées par une méconnaissance ou une mauvaise foi manifestes, visant à les disqualifier sans autre forme de procès. C'est que la traduction des écrits de Judith Butler était aussi redoutée qu'attendue, et qu'elle intervient dans un contexte, ambigu à plus d’un titre, traversé de fortes tensions idéologiques et politiques.

Précisons, pour conclure ces remarques introductives, qu’il ne s’agit pas ici, loin de là, de présenter une étude exhaustive ou systématique de la réception de l’œuvre de Judith Butler – et encore moins d’en donner une lecture définitive. Il s’agit bien plutôt de ne pas s’enferrer dans certains faux débats, d’ouvrir une discussion véritable autour des questions qui sont les siennes et d’indiquer quelques pistes qui seront, espérons-le, suggestives. Les analyses proposées dans ces pages le sont donc à titre d’essai et doivent en conséquence être lues comme une invitation à la critique, et ce d’autant plus que l’auteur de ces lignes est lui-même, comme éditeur, traducteur et activiste, l’un des acteurs de la réception de l’œuvre de Judith Butler en France.


Stratégies de neutralisation

Différentes stratégies ont été mises en œuvre pour empêcher ou neutraliser ce travail de réception et de traduction : on a affirmé (Françoise Collin9) que cette traduction arrivait trop tard, que Judith Butler et la théorie queer défendaient à propos de la question du genre un constructivisme aujourd'hui banal ; on a aussi prétendu (Estelle Ferrarese10) que Judith Butler soutenait une position culturaliste et relativiste radicale, pour ainsi dire en deçà du bien et du mal, justifiant violence et domination ; de façon similaire, on a dit (Christine Delphy11) que son analyse de l'ambivalence des normes du genre reconduisait la domination masculine et qu'ainsi elle constituait l'avant-garde déguisée d'une réaction sexiste ; enfin, on a soutenu (Christophe Laudou12) que Judith Butler était insensée, autrement dit que ses textes étaient tissés de non-sens ou de lieux communs que dissimulait avec peine un jargon incompréhensible. Une lecture même superficielle de Trouble dans le genre et des autres livres de Judith Butler nous paraît contredire ces affirmations. La théorie butlerienne du caractère performatif du genre n’est pas réductible à l'affirmation, en effet banale, que le genre est une construction socioculturelle. Les efforts de Judith Butler, dans un bref passage du Pouvoir des mots, pour comprendre et contextualiser les paroles homophobes et sexistes de certains rappeurs ne reviennent assurément pas pour elle à les justifier, et quand elle cite les analyses imprégnées de racisme d'un juge de la Cour suprême des États-Unis, pour qui brûler une croix dans le jardin d'une famille noire n'est pas un acte raciste, mais un discours protégé par le premier amendement de la constitution américaine, seule une lecture singulièrement inattentive peut amener à penser qu'il s'agit pour Judith Butler de les reprendre à son compte. Le refus exprimé par Judith Butler de l'idée que normes et pouvoirs ôtent toute puissance d'agir aux sujets qu'ils constituent et traversent, que les relations de pouvoir sont univoques et saturées, n'implique à l'évidence aucunement l'acceptation de la violence et de la souffrance qu'engendrent ces relations ; il participe au contraire d'un effort pour maximiser la puissance d'agir des individu-es et travailler à une subversion radicale de ces normes et de ces pouvoirs, effort qui cependant prend acte de l'impossibilité d'entreprendre ce travail de subversion à partir d'une position d'extériorité par rapport à ces normes constituantes. Enfin, si l'écriture de Judith Butler peut en effet arrêter momentanément certains lecteurs ou certaines lectrices, et si les arguments qu’elle avance pour en justifier la difficulté peuvent ne pas entièrement emporter l’adhésion, un peu de persévérance permet de se familiariser assez rapidement avec sa grammaire, son vocabulaire et ses références, et de juger du sens ou du non-sens de sa prose.


Les ami-es de Judith Butler

Mais les ambiguïtés de la réception de l'œuvre de Judith Butler ne sont pas seulement le fait de ses détracteurs et de ses détractrices. Certaines appropriations et interprétations « volontaristes » de Trouble dans le genre, qui donnent lieu à des analyses suggestives et stimulantes, s’écartent des déplacements critiques opérés par Judith Butler, notamment dans Bodies that Matter où elle réfute explicitement la réduction de la dimension performative du genre à un jeu de rôle ou à une performance théâtrale. De telles appropriations peuvent se revendiquer d'une fidélité à certains passages et à certaines analyses contenues dans Trouble dans le genre, fidélité qui sera opposée à l'institutionnalisation et à la neutralisation du travail de Judith Butler (et à la reconduction de la figure de « l'intellectuel-le ») dont sa consécration universitaire et éditoriale serait l'occasion. Deux groupes peuvent ainsi être définis parmi les introducteurs de Judith Butler en France : d'une part, celui des activistes et des théoricien-nes queer qui, comme les membres du groupe Panik Qulture, sont attaché-es à la politique radicale du performatif esquissée dans Trouble dans le genre ; d'autre part, celui des chercheurs et des activistes préoccupés par l'actualité des politiques et des savoirs du genre, de la sexualité et de la filiation, qui n'adoptent pas la perspective « radicale » des précédent-es, auxquel-les ils reprochent, à tort ou à raison, d'avoir sur le performatif un point de vue « volontariste » et de défendre, quant au rapport entre normes, lois et institutions, un anarchisme théorique simplificateur. Les tenants de la première approche suggèrent souvent que les livres publiés par Judith Butler après Trouble dans le genre sont d'un intérêt moindre. Il est vrai que l'accent mis par exemple sur les dimensions politiques du deuil dans ces livres – marqués en cela par la politique du deuil et de la « rage » dont les luttes contre l’épidémie du sida ont été l’occasion, politique qui est venue défaire l’« abjection » de l’homosexualité en imposant dans l’espace public la réalité des morts du sida et la légitimité de leur deuil – ont pu dérouter certain-es de ceux et celles qu'avaient enthousiasmé-es les analyses du caractère performatif du genre déployées au début des années 1990, bien qu'il soit possible de soutenir que les développements subséquents étaient inscrits dans l'œuvre de Judith Butler dès cette époque. Elle soulignait en effet alors, dans des pages célèbres, que toute construction identitaire produit nécessairement une forme de mélancolie en raison du deuil impossible des attachements et des identités alternatives qui se trouvent forclos dans le cours du processus de fixation identitaire.

De la même façon, en raison de l'humeur anti-psychanalytique qui domine actuellement en France, en particulier chez certain-es des passeurs et des passeuses de Judith Butler, qui dénoncent justement les aspects normalisateurs ou homophobes de la psychanalyse, beaucoup de lecteurs et de lectrices de Judith Butler seront dérouté-es par l'intérêt pour la théorie psychanalytique dont témoignent ses livres – elle constitue pour elle la manière la plus satisfaisante de comprendre la façon dont les positions sexuelles sont assumées et la meilleure description du psychisme et de l'assujettissement psychique dont nous disposons –, quand même cet intérêt s'accompagne d'une critique vigoureuse, mais interne, de certains aspects fondamentaux des théories freudienne et lacanienne et de la psychanalyse du développement, qui n'est pas sans faire écho aux positions développées par Michel Tort dans La Fin du dogme paternel13. Cette reprise critique de la théorie psychanalytique – qui présuppose que celle-ci peut être amendée et redéployée – est essentielle à l’ensemble des analyses de Judith Butler : selon elle, le féminisme et la théorie sociale ne peuvent pas faire l’économie d’une théorisation psychanalytique parce que l’interdit de l’homosexualité et la production de la différence sexuelle s’imposent comme le fondement de la subjectivation et comme le soubassement de l’expérience sociale en général ; la déconstruction des normes de l’hétérosexualité (et de l’absolutisation des divisions de genre qui en découle) doit donc occuper une place centrale dans le dispositif théorique et militant du féminisme et préparer ou accompagner la critique des hiérarchies de genre.

La parution du Pouvoir des mots, un an avant celles de Trouble dans le genre et des entretiens réunis dans Humain, inhumain14, avait déjà compliqué la réception de l'œuvre de Judith Butler : en produisant, au nom de l'autonomie et de l'agency politiques des mouvements minoritaires, et à rebours de la perspective dominante dans les mouvements féministe et LGBT français, y compris au sein de groupes comme Act Up-Paris ou les Panthères roses, une théorie de la puissance d’agir politique et linguistique, ainsi que des arguments inédits contre la juridicisation de la politique et la censure des discours de haine (parce que juridicisation et censure font des différentes occurrences des discours raciste, sexiste et homophobe des cas, des affaires individuelles, alors qu’elles sont toujours des citations qui s’inscrivent dans une structure et une histoire, et parce qu’elles viennent court-circuiter le moment politique de la resignification polémique de ces injures – comme par exemple la réappropriation du mot queer, qui fut une insulte avant d’être revendiqué par le mouvement LGBT américain), ce livre risquait de mettre son auteure en porte-à-faux avec une bonne partie de son public et de dérouter ceux-là et celles-là mêmes qui l'auraient accueillie le plus favorablement si elle était restée sur le terrain de la déconstruction du genre et de l’hétérosexualité.

Sans vouloir trancher ces débats sur le développement et les orientations de son travail, force est de reconnaître que l'œuvre de Judith Butler a connu d'importantes inflexions : avec Bodies that Matter, elle opère un retour sur Trouble dans le genre et prend en compte les critiques qui lui ont été adressées tout en maintenant et même en radicalisant sa conception constructiviste du genre ; à la flamboyance de Trouble dans le genre succèdent des analyses beaucoup plus serrées, que l’on pourra dire kantiennes, visant à amender et développer les formulations initialement proposées, notamment en assurant la promotion paradoxale du concept de matière, entendue comme « processus de matérialisation qui se stabilise à travers le temps pour produire des effets de délimitation, de fixité et de surface15 » et ainsi constituer une extériorité réelle – nécessairement présupposée, bien que produite –, processus de matérialisation dont le paradigme est bien sûr la dialectique par laquelle le genre produit le sexe comme son présupposé nécessaire. Ainsi, à la question, classiquement constructiviste : « Comment le genre est-il constitué en tant qu’interprétation particulière du sexe et à travers celle-ci ? », se trouvent substituées les questions : « à travers quelles normes régulatrices le sexe est-il lui-même matérialisé ? » et « Comment peut-on expliquer que le fait de traiter la matérialité du sexe comme un donné présuppose et consolide les conditions normatives de son émergence16 ? »

La plupart des travaux qui suivront se situeront dans un registre assez différent, plus soucieux du caractère problématique, tant sur le plan théorique que politique, des questions abordées, questions qui dépasseront largement le domaine strict du genre et des sexualités pour s'attacher, dans Vie précaire17, à une réflexion plus générale sur la possibilité du maintien et du développement d’une sphère publique critique, sur les transformations contemporaines de la gouvernementalité et de la souveraineté, et, enfin, sur la vulnérabilité, concept dont l’émergence dans l’œuvre de Judith Butler vient cristalliser, dans Vie précaire mais aussi dans Le Pouvoir des mots, ses efforts pour penser et dépasser les limites du dispositif théorique et politique mis en place dans Trouble dans le genre. Avec Défaire le genre, Judith Butler revient sur les questions posées par les politiques du genre et des sexualités, mais en adoptant maintenant cette approche plus problématique : elle s’efforce notamment dans ce livre de mettre en évidence les contradictions, indissociablement théoriques et pratiques, auxquelles sont confrontés ceux et celles qui s’efforcent de penser le genre et les politiques sexuelles ; son analyse des débats sur le mariage gay ou des tensions entre la théorie queer et l’activisme transsexuel – suscitées par la question du caractère souhaitable ou non des catégories identitaires – est de ce point de vue emblématique18.

Mais cette brève description du développement de l'œuvre de Judith Butler serait incomplète si n'était évoqué un changement majeur d'orientation quant à la question de l'universel intervenu après la publication de Trouble dans le genre, changement qui a suscité une certaine gêne en France chez des lecteurs et lectrices de Judith Butler engagé-es dans des luttes minoritaires. Comme beaucoup de ceux-ci et celles-ci, la théoricienne féministe queer ne voyait en 1990 dans l'invocation de l'universel que le masque de la domination, une stratégie de légitimation des pouvoirs. Dans ses livres ultérieurs, elle reviendra sur ce point de vue en prônant un universalisme critique et en suggérant qu'un « moment universaliste » est inévitable pour les luttes d'émancipation. Il ne s'agit certainement pas pour elle de valider le détournement et l'appropriation propagandistes de l'universel auxquels se livrent les partisans néo-conservateurs, de droite et de gauche, du républicanisme français, lesquels, confrontés aux luttes minoritaires pour l'égalité, agitent le spectre d'un communautarisme qui menacerait l'universalisme (traduisons : l'ordre hétérosexiste national). Pour Judith Butler, il s'agit au contraire, dans une perspective proche de celle d’étienne Balibar, de défendre une conception de l'universel qui ne soit ni substantielle ni fondationnaliste. Son universalisme critique pose que la politique est toujours, pour une part du moins, une entreprise de critique de l'universel institué au nom d'un universel à venir, dont le contenu concret ne peut jamais être prédéfini, qui bien plutôt se détermine au cours de l'histoire à travers le traitement des problèmes inédits auxquels sont confrontés les mouvements minoritaires, problèmes qui ne peuvent être traités par ces mouvements sans bouleverser les catégories établies de la politique. Cette perspective, combinée à sa critique de l’identité, lui permet, pour reprendre une formule d’éric Fassin, « de penser une politique minoritaire qui ne soit pas communautariste19 ». Judith Butler maintient donc l'idée que, bien qu'il soit une forme de sédimentation des luttes passées, l'universel historique (institué) a aussi pour caractéristique d'exclure de son champ tel-les ou tel-les individu-es, tels ou tels groupes, exclusion que les luttes minoritaires contribuent à révéler ; mais, pour elle, la critique de l'universel ne peut pas ne pas recourir à l'invocation de l'universel : l'universel est fondamentalement un signifiant flottant, objet d'un travail d'interprétation et de réinterprétation polémique dont les mouvements minoritaires ne peuvent faire l'économie20.

Signalons, pour clore ce chapitre, le « détournement » du dispositif théorique de Judith Butler réalisé récemment par Alain Touraine, avec Le Monde des femmes21, livre qui invoque élogieusement le nom de Judith Butler pour légitimer une critique de la sociologie de la domination de Pierre Bourdieu et des discours « victimaires » que soutiendraient généralement les féministes, et promouvoir une analyse qui semble quelque peu simplificatrice de l'état des relations entre les sexes, en affirmant que les femmes sont devenues collectivement les nouveaux sujets de l'histoire, les agents éminents d'une transformation positive de la société. Judith Butler insiste pourtant pour sa part sur sa proximité relative avec la théorie de l'habitus de Pierre Bourdieu : ce qui caractérise le corps, c’est bien, pour Judith Butler, comme chez Bourdieu, sa capacité à contracter des habitudes, capacité qui permet de le définir comme un ensemble d’habitudes sédimentées qui, pour ainsi dire, collent à la peau, même si pour elle cet ensemble de dispositions plus ou moins durables qu’est le corps n’a qu’une unité fictive (performative), ou encore imaginaire, qui en cela est nécessairement précaire, puisque la répétition performative des normes qui investissent et constituent le corps ouvre la possibilité de variations et de déviations. Il n’est donc pas certain que « l'interventionnisme sociologique » d'Alain Touraine et le féminisme queer de Judith Butler puissent aisément être associés, et ce d’autant plus que la lecture qu’Alain Touraine fait de l’œuvre de Judith Butler consiste surtout à reprendre l’interprétation abusive, à visée dépréciative, que certaines féministes proposent de Trouble dans le genre, mais en lui donnant une connotation positive, pour la retourner, au nom « des femmes », contre l'ensemble des féministes22.


Le contexte français

Mais d'autres aspects du contexte français méritent d'être mentionnés pour une bonne compréhension des conditions de la réception en France des recherches de Judith Butler, de ses effets possibles et des brouillages qui l'accompagnent. Il importe d'abord de souligner que la traduction des différents livres de Judith Butler intervient alors que la plupart des travaux de ceux et celles des auteur-es avec lesquel-les elle est en dialogue (Denise Riley, bell hooks, Judith Halberstam, Teresa de Lauretis, Donna Haraway, Seyla Benhabib, Drucilla Cornell, Rosi Braidotti, Gayatri Chakravorty Spivak et Homi Bhabha, pour ne citer que les plus connu-es d'entre eux et elles) sont encore indisponibles en France, ce qui risque de produire un fort effet de distorsion dans la perception de ses livres, rapportés en conséquence à la seule French theory ou au seul French feminism (dont il faut souligner la diversité d'inspiration et d'orientation, tout en rappelant que Judith Butler, loin d'être une représentante éminente du French feminism, mobilise la French theory pour en faire la critique). Cet effet de distorsion ne manquera pas d'être renforcé par l'indifférence de beaucoup d'intellectuel-les français-es aux problèmes de traduction : il est remarquable qu'aucune des recensions ou des critiques journalistiques publiées à l'occasion de la parution en France des livres de Judith Butler ne mentionne les nombreux problèmes que pose leur traduction. Comment notamment traduire le concept d'agency ? Faut-il en français parler d'agir, d'agence, de capacité d'agir, de puissance d'agir ou d'agentivité ? Ne faut-il pas plutôt renoncer à traduire agency ? Que penser du fait que le vocabulaire théorique et politique français ne fournit pas d'équivalent évident à ce terme ? Est-ce le signe que les logiques politiques d'empowerment (d'« empuissancement », de maximisation de la puissance d'agir individuelle et collective) sont largement ignorées par la culture politique et militante française, cette dernière étant généralement appariée à l'État et ancrée dans des logiques institutionnelles d'expertise étatique et de victimisation ? Les questions de traduction rejoignent ici les questions politiques les plus brûlantes. L'absence remarquable en France de courants théoriques thématisant la question de l'agency – question centrale pour Judith Butler et beaucoup de théoricien-nes du monde anglophone –, hormis dans la mouvance formée par les amis de Deleuze et Negri et certains foucaldiens, complique la réception de l'œuvre de Judith Butler tout en la rendant d'autant plus précieuse et nécessaire.

Cette question n'est pas sans rapport avec un autre aspect du contexte français, tout aussi important pour la réception du travail de Judith Butler : l'« étatisation » de la politique, autrement dit – selon une interprétation plus positive que défend avec efficacité Éric Fassin dans L'Inversion de la question homosexuelle23 – le brouillage entre politique institutionnelle et politique de subversion qu'illustrent exemplairement les débats sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe. Il semble, à lire certains passages de Défaire le genre, que Judith Butler quant à elle fasse montre de plus de réserve sur ce point (comme c’était déjà le cas à propos de la parité), notamment en raison des effets de normalisation et d'exclusion que ce type de revendication est susceptible d'engendrer. De la même façon que ses réticences face à la censure des discours de haine allaient à l'encontre de l'humeur dominante dans les mouvements LGBT et féministe, cette réserve, qui se traduit par un refus de répondre simplement à l'injonction de se déclarer pour ou contre ledit mariage gay, risque de susciter une certaine incompréhension à la fois chez les partisans de l'ouverture du mariage et chez ses opposants les plus déterminés.

Un autre débat, de plus en plus central sur la scène idéologique française, au point de parasiter tous les autres, conditionne de façon décisive la réception de l'œuvre de Judith Butler en France : l'émergence de la question postcoloniale et de celle, connexe, de la traduction culturelle, qui viennent croiser et troubler, autrement dit compliquer, d'autres problèmes, entraînant en conséquence la formulation de nouvelles questions féministes. Les successives affaires du foulard ont bien sûr servi de catalyseur en la matière. Ces questions inédites, auxquelles n'étaient pas préparées la plupart des féministes « historiques » françaises – parce que leur cadre de pensée, défini dans les années soixante-dix, à un moment où ces questions ne se posaient pas dans les mêmes termes et avec la même acuité, n'offre pas les outils nécessaires à leur élaboration –, entraînent une recomposition des alliances – et des amitiés – passées : Christine Delphy et Anne Zelensky se retrouvent ainsi de part et d'autre de la ligne de fracture qui partage les unes et les autres. Judith Butler – qui bénéficie d'une familiarité certaine avec les discussions qui se sont déroulées dans le monde anglophone autour des postcolonial studies depuis près de trente ans – aborde ces problèmes du point de vue de sa réflexion sur l'agency et la traduction culturelle, étayée par un universalisme critique, dans un esprit pragmatique informé par un souci de contextualisation tout à fait hétérogène à l'invocation abstraite et anhistorique de la loi de 1905, mâtinée d'islamophobie, à laquelle se sont livrées les « laïcardes » qui ont milité pour l'interdiction du port du hijab à l'école. Comme il était prévisible, on ne manqua pas de dénoncer, avec beaucoup de mauvaise foi, l'alliance entre ledit « islamogauchisme » et la théorie queer prétendument antiféministe. S'il existe des convergences entre celles et ceux qui s'attachent à défaire le passé/présent colonial de la France et celles et ceux qui travaillent à défaire le genre, le sens et les termes de ces convergences sont évidemment tout autres et s'expliquent notamment par le fait qu'hétérosexisme et racisme d'essence coloniale sont historiquement intimement noués, ce que rappelle Judith Butler quand elle suggère, dans Défaire le genre, que le déchaînement auquel ont donné lieu les débats sur le pacs et l'ouverture du mariage aux couples de même sexe et les fortes crispations xénophobes suscitées par la fin du modèle républicain de normalisation nationale sont liés, notamment par une même fixation sur la question de la filiation.


Pour un féminisme de la subversion

On constatera d'ailleurs d'autres convergences, des convergences pratiques, plus inattendues, entre Judith Butler et des féministes qui, comme Christine Delphy, se situent dans un espace théorique à maints égards opposés. Parmi les grandes figures du féminisme français, Christine Delphy, dont la sensibilité politique a été profondément marquée par sa « rencontre » dans les années soixante avec le mouvement pour les droits civiques des Noirs américains, est en effet l'une des rares à tenir ferme aujourd'hui sur la logique fondamentale de l'empowerment et du refus de la victimisation, qui pose que l'émancipation des femmes ne peut être que l'œuvre des femmes elles-mêmes, qu'elle ne peut leur être imposée de l'extérieur, fussent-elles prostituées ou musulmanes, et que le point de départ de toute politique féministe est la parole des femmes et la maximisation des possibilités concrètes qui s'offrent à elles, dans la perspective d'une égale liberté de tous et toutes. C'est la fidélité à ce principe – lequel, on en conviendra, ne permet pas de résoudre a priori les contradictions pratiques que rencontrent les féministes, mais qui du moins constitue un utile principe régulateur – qui lui a permis, malgré de fortes réticences et la perspective abolitionniste qui est la sienne, d'engager un dialogue critique avec l'association féministe Femmes publiques, dont les membres militent pour la reconnaissance des droits des personnes prostituées et contre la stigmatisation dont elles font l'objet. C'est aussi au nom de ce principe fondateur du féminisme que Christine Delphy s'est opposée à l'exclusion des jeunes femmes voilées des établissements d'enseignement secondaire, qu'elle a développé une pratique de la traduction culturelle qui lui a permis de ne pas tomber dans les pièges d'un féminisme ethnocentré (l'idée qu'il puisse exister par exemple un féminisme noir ou, plus encore, un féminisme musulman est loin d'être évidente pour des esprits formés à l'école du républicanisme français, rétifs aux logiques politiques minoritaires) et que, face aux accusations de communautarisme, elle a mis en avant la perspective d'un universalisme critique ancré dans les luttes minoritaires pour l'égalité. Or, sur tous ces points fondamentaux, qui distinguent Christine Delphy de nombre d'autres féministes françaises, la proximité avec Judith Butler est flagrante. On rappellera de plus que sur un plan plus théorique existent aussi des convergences : Christine Delphy, peu de temps après la parution de Gender Trouble aux états-Unis, dans un article intitulé « Penser le genre », reproduit dans L'Ennemi principal24, a elle aussi avancé l'idée selon laquelle la différence des sexes n'est pas le substrat matériel du genre, mais que la différence des sexes présuppose bien plutôt, en un sens, le genre, qu'elle n'est pas un donné qui le précède, que nous ne pouvons pas avoir accès au fondement naturel sur lequel le genre serait produit, mais qu'au contraire la différence des sexes est toujours déjà informée par le genre et que leur distinction est donc problématique, thèse qui constitue le centre de Bodies that Matter, dans lequel Judith Butler, nous l’avons vu, répond à la question de savoir ce qu'il en est de la matérialité du corps. Sans doute les arguments utilisés de part et d'autre ne sont pas les mêmes, et certes les conséquences tirées de cette thèse par l'une et l'autre ne sont pas identiques, mais, dans un cas comme dans l'autre, nous avons affaire à un « hyper-constructivisme » qui met à mal les essentialismes et les anthropologies de la différence sexuelle, sans cependant impliquer que « tout est langage ».

Où donc se situent les divergences entre « féminisme matérialiste » et « féminisme queer » ? Et comment expliquer le rejet, généralement sans discussion véritable, du second par les promotrices du premier ? Quel est l'enjeu de cette bataille théorique et politique ? L'introduction de l'œuvre de Judith Butler en France intervient alors que le mouvement féministe s’est transformé en une mouvance – retranchée pour l’essentiel au sein de l’Université – aux limites incertaines et traversée de contradictions et d'oppositions qui ne se sont pas sédimentées en positions clairement définies autour de personnalités et de discours bien repérables. Le seul modèle constitué disponible reste celui élaboré dans les années soixante-dix et quatre-vingt, et que synthétisent les concepts de patriarcat (Christine Delphy) ou de sexage (Colette Guillaumin25). L'enjeu que représente la traduction des essais de Judith Butler est précisément l'émergence d'une théorie concurrente légitime, portée par une personnalité reconnue, et consignée dans un corpus de textes accessibles à tou-tes. Mais il ne s'agit pas bien sûr d'une pure lutte pour la reconnaissance, le pouvoir et la prééminence au sein du champ féministe, même si cette dimension n'est assurément pas négligeable. Des divergences théoriques et politiques bien réelles, lourdes de conséquences pour l'avenir du féminisme, expliquent l'anathème que les unes prononcent contre les autres.

Christine Delphy, dont la contribution politique et théorique est aujourd'hui encore l'une des plus déterminantes pour le mouvement féministe, insiste sur le caractère structurel et massif du sexisme ; Judith Butler insiste quant à elle sur ses ratés et ses échecs nécessaires. Ces deux perspectives induisent et reposent sur des logiques politiques différentes, voire opposées. Christine Delphy semble mue par le souci de rendre visible l'étendue et l'intensité de la domination, et c'est dans cette mise à jour qu'elle pense pouvoir puiser, et puise sans doute effectivement, sa puissance d'agir politique : une telle approche peut en effet jouer le rôle d'une représentation encapacitante, et il est certes possible de trouver, comme l'ange de l'histoire selon Walter Benjamin26, une certaine puissance d'agir politique dans la révélation de l'étendue et de l'intensité de la domination. Du point de vue de Judith Butler, il ne s'agit certainement pas de nier l'existence de la domination masculine et de l'hétérosexisme (hiérarchies de genre et violence hétérosexiste constituent la toile de fond de toute son œuvre), mais une perspective comme celle de Christine Delphy a, semble-t-il, le défaut majeur à ses yeux de présenter les relations de domination comme des relations saturées, sans failles, sans ambiguïté et sans réversibilité, et ainsi d'ôter en théorie, mais aussi peut-être dans une certaine mesure en pratique, leur puissance d'agir aux individues, ce qui de plus suppose ou entraîne tendanciellement la réduction de la sexualité au genre, puisque la première ne peut apparaître dans ce cadre que comme un violent rappel à l'ordre du second, alors que, pour Judith Butler, il convient au contraire de penser leur articulation complexe27. Remarquons à ce propos que si Christine Delphy s'est surtout attachée à l'analyse de la dimension économique du patriarcat, ce n'est peut-être pas tant qu'une enquête sur la sexualité devait prolonger un programme de recherche dans lequel il fallait bien s'engager à partir d'un point de départ nécessairement circonscrit, mais qu'une thèse sur la relation entre les rapports sociaux de genre et la sexualité se situe au principe des travaux de l'auteure de L'Ennemi principal. Cette thèse se résume à l'affirmation, développée avec obstination par Andrea Dworkin28 et Catharine A. McKinnon29, selon laquelle, dans une société patriarcale, la sexualité hétérosexuelle n'est et ne peut être qu'un violent rappel à l'ordre, qui institue et réinstitue, de manière absolument contraignante, la subordination des femmes. On trouvera dans Le Pouvoir des mots une critique précise et vigoureuse des présupposés de cette affirmation. Ce sont d’ailleurs peut-être moins, prises isolément, les vues de Judith Butler sur la performativité du genre que ses vues sur le pouvoir et l’articulation entre genre et sexualité qui provoquent l’ire de certain-es de ses détracteurs et de ses détractrices. Quoi qu’il en soit, il est vrai que si Christine Delphy défend en pratique une logique d'empowerment, ses recherches ne permettent que difficilement de penser la possibilité de l'agency. Sa description du monde social nous semble en effet ne pas permettre de comprendre comment la structure sociale produit les sujets sociaux et comment ces derniers reproduisent la première ; et surtout, elle nous paraît empêcher de penser dans une perspective matérialiste l'émergence au sein du mécanisme de la production et de la reproduction sociale d'une puissance d'agir susceptible de le faire dévier et d'ouvrir la perspective d'une transformation. De ce point de vue, tout comme chez Bourdieu, la possibilité de la résistance aux processus de production et de reproduction de la domination masculine (ou du patriarcat) et leur subversion ne peut apparaître chez Christine Delphy que comme un « miracle » sociologique.

C'est précisément cette impasse, nous semble-t-il, que cherche à éviter Judith Butler. Elle demande ainsi dans Trouble dans le genre (p. 70) : « Si le genre est construit, pourrait-il être construit autrement, ou son caractère construit implique-t-il une forme de déterminisme social qui exclut la capacité d'agir et la possibilité de toute transformation? » ; et dans Bodies that Matter (Introduction, p. x): « Comment peut-on dériver la puissance d'agir d'une conception du genre qui fait de lui l'effet d'une contrainte productive ? » Ailleurs, dans un autre lexique, elle se demandera comment de notre vulnérabilité et de notre interdépendance fondamentales et irréductibles peut surgir quelque chose comme une puissance d'agir transformatrice. La réponse qu'elle apporte à cette question, dans des analyses qui font écho à Jacques Derrida et aux écrits de Luce Irigaray et Homi Bhabha sur l’imitation et l’ambivalence30, est maintenant bien connue : les structures sociales ne sont pas des monolithes qui subsisteraient comme par magie, les normes ne se soutiennent pas d'elles-mêmes ; les identités de genre et les normes sous-jacentes doivent être constamment répétées, recitées, rejouées ou encore performées dans une sorte de rituel obsessionnel tragi-comique. C'est cette répétition nécessaire au maintien et à la reproduction de la structure qui ouvre selon Judith Butler la possibilité de ses inévitables ratés, de son déraillement, et qui constitue la condition de possibilité d'une politique du performatif et de la resignification ancrée dans une politique de la subversion visant à dégager les possibilités concrètes de la production de formes de vie plus désirables, politique de la subversion dont les mouvements féministe et LGBT ont pu offrir d'exemplaires témoignages.

Le féminisme de la subversion qu'esquisse ainsi Judith Butler se distingue de la politique de la « dénonciation » que semble impliquer les théories du patriarcat ; il paraîtra à certain-es ouvrir des perspectives moins radicales puisqu'il substitue à la perspective d'une abolition du genre celle d'un monde dans lequel le genre serait non pas nécessairement « aboli », mais du moins « défait », dans lequel les normes du genre joueraient autrement, tout autrement. On pourra cependant se demander si ces deux perspectives sont si différentes. Quoi qu'il en soit, n'est-il pas temps de prendre la mesure de l'entreprise critique de Judith Butler et d'en entamer l'évaluation rigoureuse par la mise en évidence de ses potentialités critiques et politiques, mais aussi de ses limites et de ses points aveugles ? Le travail de Judith Butler, par l’accent mis sur la question de l’agency, par ses vues sur la performativité du genre, par la conception du pouvoir et des processus de subjectivation/normalisation qui est la sienne et enfin par son souci de problématiser le rapport de la politique à l’état et de penser les liens complexes entre normes, lois et institutions, devrait ainsi contribuer de manière féconde à relancer et reformuler, sans bien sûr prétendre les inaugurer, les discussions qui traversent le féminisme français depuis longtemps déjà, mais de manière peut-être trop étouffée. Il n’est pas question ici de rêver à l'établissement d'un consensus tout à fait utopique (bien que l'idée d'un féminisme matérialiste queer n'ait rien d'absurde), mais plutôt de suggérer qu’un vrai débat autour, entre autres, des livres de Judith Butler transformerait positivement le champ féministe, au bénéfice de toutes ses membres, et augmenterait, au-delà de leurs divergences, la puissance d'agir collective des féministes31.


1* Jérôme Vidal est traducteur et co-responsable des Éditions Amsterdam (www.editionsamsterdam.fr).

2 Leo Scheer, 2002, traduction de Brice Matthieussent.

3 EPEL, 2003, traduction de Guy Le Gaufey.

4 Éditions Amsterdam, 2004, traduction de Charlotte Nordmann.

5 Fayard, 1999.

6 Manifeste contra-sexuel, Balland, 2000.

7 Queer Zones, Politique des identités sexuelles et des savoirs, Editions Amsterdam, 2006 (1ère édition : Balland, 2001).

8 Routledge, 1993.

9 Entretien publié dans le dossier consacré à la théorie queer par Les Lettres françaises en août 2004.

10 Dans un compte-rendu du Pouvoir des mots publié dans Mouvements (novembre-décembre 2004).

11 Lors d'une intervention prononcée en Sorbonne dans le cadre d'une rencontre publique organisée au printemps 2005.

12 Dans un compte-rendu de La Vie psychique du pouvoir publié dans Mouvements (novembre-décembre 2004). Sur ce livre et sur Le Pouvoir des mots, on lira les recensions proposées par Pierre Macherey sur son site.

13 Aubier, 2005.

14 Éditions Amsterdam, 2005, traduction de Jérôme Vidal et de Christine Vivier.

15 Bodies that Matter, p. 9.

16 Bodies that Matter, p. 10. L’intérêt de Judith Butler pour le corps (sa matérialité, sa malléabilité, sa vulnérabilité) la distingue sans doute de beaucoup de chercheuses féministes françaises qui portent plutôt ou d’abord leur attention sur les rapports sociaux.

17 Éditions Amsterdam, 2005, traduction de Jérôme Rosanvallon et de Jérôme Vidal.

18 Pour une présentation et une interprétation rétrospective de la trajectoire de Judith Butler, on lira les entretiens réunis dans Humain, inhumain, en particulier « Le genre comme performance » et « Changer de sujet ». On consultera aussi avec profit l'introduction didactique aux thèses de Judith Butler qu'éric Fassin a donnée en guise de préface à Trouble dans le genre, ainsi que la présentation qu’en propose Stéphane Haber dans un chapitre de Critique de l’antinaturalisme : études sur Foucault, Butler, Habermas (PUF, 2006). Enfin, une première approche du travail de l'auteure de Trouble dans le genre pourra se faire à travers la lecture de trois entretiens, publiés respectivement dans Vacarme (n° 22, hiver 2003, propos recueillis par Eric Fassin et Michel Feher), Mouvements (n° 29, automne 2003, propos recueillis par Irène Jami) et Travail, Genre et Sociétés (n° 1, avril 2006, propos recueillis par Tania Angeloff, Delphine Gardey et Laura Lee Downs).

19 Éric Fassin, « Ouverture de la journée Lectures de Butler organisée à l’ENS le 26 mai 2005 ».

20 Sur la question de l’universel, Judith Butler a publié en collaboration avec Ernesto Laclau et Slavoj Žižek : Contingency, Hegemony, Universality: Contemporary Dialogues on the Left (Verso, 2000).

21 Fayard, 2006.

22 De Judith Butler, sur la sociologie de Pierre Bourdieu, on pourra lire les analyses développées dans Le Pouvoir des mots. L’enjeu des débats en cours autour de l’œuvre de Judith Butler est précisément celui d’une sortie du carcan des théories de la domination ; autrement dit, la question qui se pose de nouveau aujourd’hui est celle de savoir si peut émerger en France un féminisme « (post-)foucaldien » qui proposerait sur le pouvoir et les rapports de domination une autre perspective que celle que Bourdieu et nombre de ses critiques féministes ont en partage, sans pour autant négliger leurs apports et nier la part de « vérité » de l'approche qui est la leur.

23 Éditions Amsterdam, 2005.

24 Tome II, Syllepse, 2001.

25 Sexe, race et pratique du pouvoir, Côté-femmes, 1992.

26 « Le concept d'Histoire », IX, in Œuvres III, traduction de Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Rusch, Gallimard, 2000.

27 Sur ces questions, on pourra notamment lire la contribution d'étienne Balibar au dossier que la revue Travail, Genre et Sociétés (2000, n° 4) a consacré à l'œuvre de Christine Delphy. étienne Balibar présente dans cet article les analyses de Françoise Duroux comme une possible alternative à celles de Judith Butler.

28 Intercourse, Free Press, 1987.

29 Only Words, Harvard University Press, 1993.

30 Luce Irigaray, Ce sexe qui n’en est pas un (Minuit, 1977) et Homi Bhabha The Location of Culture (Routledge, 1994).

31 On trouvera dans Feminist Contentions, A Philosophical Exchange de Seyla Benhabib, Judith Butler, Drucilla Cornell et Nancy Fraser (New York, Routledge, 1995) un bon exemple de ce que pourrait être un débat informé et exigeant autour des questions que pose le travail de Judith Butler.