lundi 23 juillet 2007

Avec Stuart Hall, sur la brèche du contemporain




Extrait de Mark Alizart, Stuart Hall, Eric Macé et Eric Maigret, Stuart Hall,
Editions Amsterdam, coll. "Méthéoriques", Paris, 2007.


Anyone writing a novel about the British intellectual Left, who began by looking around for some exemplary fictional figure to link its various trends and phases, would find themselves spontaneously reinventing Stuart Hall.

Terry Eagleton, Figures of Dissent: Critical Essays on Fish, Spivak, Žižek and Others (Londres, Verso, 2003, p. 207; première publication: London Review of Books, 7 mars 1996)

Le choix d’inaugurer la collection Méthéoriques par une présentation du travail de Stuart Hall, et de publier conjointement, sous la direction de Maxime Cervulle, Identités et cultures. Politiques des cultural studies, un recueil d’essais parmi les plus marquants de celui qui fut l’un des fondateurs des cultural studies, ne doit rien au hasard.

Il s’agit en effet, avec Méthéoriques, d’offrir au public des activistes, des chercheurs, des étudiants et des curieux, sous la forme d’essais à plusieurs voix, un accès à l’œuvre des théoriciens – individus ou collectifs – qui nous semblent avoir le plus contribué à l’élaboration d’instruments critiques permettant de penser le monde contemporain.

Il faut dès à présent apporter quelques précisions en forme d’avertissement. Il n’est pas question de proposer aux lecteurs pressés une énième collection de manuels ou d’abrégés. Le soin de publier ce genre d’ouvrages, nous le laissons à d’autres. Non parce qu’ils seraient nécessairement vains ou que leur qualité laisserait toujours à désirer : bien que la chose ne se vérifie que trop souvent, nous avons à l’esprit quelques heureux exemples du contraire. Non, ce que nous visons avec Méthéoriques, c’est l’extension et l’intensification de la réception et de la traduction littéraires, culturelles et politiques de pensées qui, attentives à l’ambivalence des normes, des pouvoirs et des savoirs, s’efforcent de briser le monopole des instruments de la pensée et de sa diffusion, et cherchent les moyens de maximiser en pratique les possibilités concrètes d’une égale liberté de tous et d’un contrôle effectif sur les institutions qui gouvernent nos vies : en bref, des pensées qui éveillent et suscitent le désir de penser et de vivre mieux, plus et autrement.

C’est précisément dans la mesure où ils se veulent l’expression d’un travail de traduction critique que les volumes de la collection Méthéoriques ne pouvaient être de simples introductions à telle ou telle entreprise intellectuelle. Si ces volumes ont bien aussi pour but d’introduire à des constellations de textes rassemblés sous le nom de leurs différents auteurs, ils constituent surtout des essais et des interventions visant à mettre en perspective et à problématiser leur réception et leur traduction, notamment en en soulignant les effets critiques potentiels, dans la conjoncture intellectuelle et politique actuelle, par la mise en évidence de ses contradictions, de ses points aveugles, mais aussi de ses virtualités.

Il ne pouvait ainsi pas être question pour nous de publier, à propos de Stuart Hall, une synthèse du type de l’Introduction aux cultural studies d’Armand Mattelart et Erik Neveu (Paris, La Découverte, coll. Repères, 2003), synthèse du reste utile, et ce d’autant plus que, malheureusement, celle-ci vient se substituer dans le catalogue de son éditeur à la traduction des textes majeurs desdites cultural studies – qui pourtant y auraient assurément trouvé leur place. C’est pourquoi nous avons choisi de donner avant tout à lire et à « entendre » Stuart Hall « lui-même », à travers le recueil dont Maxime Cervulle a eu la gentillesse et la perspicacité de nous soumettre le projet, et à travers un entretien réalisé par Mark Alizart à l’occasion du colloque Africa Remix (organisé au Centre Georges Pompidou) et reproduit dans le présent volume ; c’est pourquoi aussi le texte de présentation qu’Éric Macé et Éric Maigret ont bien voulu rédiger pour l’accompagner devait être plus qu’une simple présentation de la trajectoire et des écrits de Stuart Hall : si cette présentation est nécessaire, dans la mesure où l’œuvre de ce penseur de conjonctures singulières a pris la forme d’une multitudes d’essais et de collaborations éparses, qui sont autant d’interventions, il fallait en outre analyser les raisons de l’apparemment inexplicable absence de traduction de ses écrits, décrire leur rencontre avec cette œuvre et le travail de celle-ci au sein de leurs propres travaux et, enfin, anticiper les effets de son introduction sur la scène française.

On jugera peut-être cette présentation partiale, voire partisane. C’est selon nous sa vertu, qui est la vertu de tout engagement, de toute prise de position, qui ne peut être que située et datée, faire débat et poser problème. Une présentation du type de celle qui a été tentée dans les pages qui précèdent serait de notre point de vue ratée si elle ne « faisait » justement pas problème. De deux choses l’une : ou bien cette absence de problème témoignerait de ce que l’entreprise théorique présentée est univoque, et donc peu intéressante, ou bien elle témoignerait de ce qu’un kidnapping sémantique – une tentative pour en fixer et en clôturer abusivement la signification – a été mené avec succès au-delà des espérances secrètes des « passeurs », ou « traducteurs », du texte, ce qui reviendrait au même.

On nous accordera sans doute que tout travail de réception et de traduction, tout travail de contextualisation et de recontextualisation, conformément d’ailleurs à la théorie de la communication et à la politique de la (re)signification développées par Hall, réarticule, transforme et même produit des significations de manière imprévisible. De ce point de vue, il y a des lectures qui, pour « rigoureuses » qu’elles soient, ne présentent pas beaucoup d’intérêt, ne sont pas très productives ; il y en a d’autres qui, pour « fautives », « discutables » ou « déplacées » qu’elles soient, sont grosses de possibilités et d’ouvertures théoriques et politiques. C’est dire que les gestes et les dispositifs théoriques sont intrinsèquement ambigus et ambivalents, et que leur traduction doit être appréciée contextuellement et pragmatiquement, à partir de ses effets, en situation.

On pourrait ainsi s’interroger sur l’insistance avec laquelle Mark Alizart voudrait que Stuart Hall réponde à des questions qui, sans lui être étrangères, ne sont pas exactement les siennes, et sont bien plutôt les nôtres : celles notamment du postcolonial et de la prégnance du « républicanisme » en France. On pourrait aussi se demander s’il n’y a pas à l’œuvre quelque « forçage » dans le fait qu’Éric Macé et Éric Maigret mobilisent Stuart Hall à leurs côtés dans la guerre de tranchées qu’ils ont engagée contre « la sociologie critique » et son éminent représentant, Pierre Bourdieu. Est-ce bien là l’affaire de Stuart Hall ? La chose est rendue d’autant plus problématique que leur dispositif théorique est, pour une part en tous cas, homogène à celui… de Pierre Bourdieu (ainsi, la thèse affirmée avec force par Éric Macé, et qui occupe une place centrale dans ses analyses, selon laquelle « l’analyse sociologique de n’importe quel matériau empirique est avant tout l’analyse des rapports sociaux et des conflits de définition qui le configurent » (Les Imaginaires médiatiques. Une sociologie postcritique des médias, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 25) se retrouve presque mot pour mot en de nombreux points des écrits de Bourdieu). Ainsi la logique « camp contre camp » qui est la leur est plus délicate à soutenir qu’il ne pourrait sembler au premier abord. Cette impression est d’ailleurs encore confirmée par la quasi-absence dans leur paysage théorique de personnages conceptuels tiers tels qu’Henri Lefebvre ou Michel Foucault – qui l’un et l’autre, comme l’auteur d’Esquisse d’une théorie de la pratique et de La Distinction, ont alimenté le champ des cultural studies –, comme si nous nous trouvions réduits à choisir l’un des membres, mutuellement exclusifs, de l’alternative Bourdieu ou Touraine.

Reste que ces questions, ce dispositif et cette lecture de Stuart Hall ont sans conteste leur légitimité. Si Mark Alizart ne pouvait pas ne pas interroger Stuart Hall sur le caractère particulièrement tardif de l’émergence per se du postcolonial comme question et problème en France, c’est non seulement que celle-ci se pose à nous avec une insistance et une acuité croissantes, mais aussi que Stuart Hall lui-même, pour ainsi dire, nous adresse cette question, qui est aussi, comme le suggère judicieusement Alizart, la question de sa non-traduction, et qu’il nous fournit, dans la distance et « l’étrangeté » relatives de son travail, certains des instruments qui devraient nous permettre de la faire nôtre, aussi intelligemment que possible. à nous de reformuler cette question pour notre compte et de nous efforcer d’y apporter des éléments de réponse, avec Stuart Hall notamment, engageant de la sorte le « patriarche » des cultural studies dans un devenir français – qui sera nécessairement pour une part inattendu.

Les 2éM (Éric Macé et Éric Maigret) peuvent de même incontestablement se prévaloir des écrits de Stuart Hall pour, si besoin était, justifier l’« alliance » privilégiée qu’ils prétendent nouer avec lui, au risque d’ailleurs de limiter sa réception par des publics qui ne seraient pas en sympathie avec leur engagement dans la polémique qui les oppose à « la sociologie critique ». Ils ont sans doute en partage avec lui, au-delà de la distance géographique et culturelle et de la différence des générations – et des « couleurs » (comment Stuart Hall recevra-t-il le titre de leur article ?) –, une éthique théorique et politique similaire, autrement dit une certaine sensibilité ou, comme disait Bourdieu, un certain « ethos », qui les amène à prendre pour cible l’orthodoxie « marxiste » qui fut longtemps hégémonique et qui, selon eux, perdure à travers divers avatars ou formes dégradées, orthodoxie qui s’est en effet montré assez incapable de penser, en raison de son économisme et de son déterminisme étroits, l’autonomie de la culture et l’agency, ou puissance d’agir, individuelle et collective, s’enfermant ainsi dans ce que l’on pourrait appeler « un positivisme historique », condamné au moralisme et à l’impuissance, à la déploration de l’ignorance coupable du sens de l’histoire dont feraient montre les masses, et enfermé dans un discours de la dénonciation incapable de voir autre chose que des mystifications dans les formes de la culture contemporaines.

Force est de constater qu’aujourd’hui encore l’état de la critique de la culture et des médias, au sein de l’Université et ailleurs, manifeste l’actualité des analyses développées par Stuart Hall, l’urgence de leur traduction, et l’utilité de la sociologie « postcritique » (c’est-à-dire, suggèrent-ils, critique au carré, critique à la puissance deux) proposée par Macé et Maigret. Si, peut-être, ces derniers ne prennent pas la mesure de ce qu’il peut y avoir de « juste » dans la critique courante des médias, notamment la critique d’inspiration bourdieusienne, c’est qu’il est sans doute nécessaire, tactiquement, de tordre le bâton de la sociologie dans un autre sens pour mettre à jour certains impensés qui nuisent à l’élaboration d’une politique et d’une critique des médias qui ne se complaisent pas dans une dénonciation impuissante, ancrée dans une compréhension trop réductrice et sommaire de son objet, motivée qu’elle est par une compréhensible exaspération et le souci de délégitimer le consensus que traduisent et contribuent à produire les grands médias plutôt que par le souci de développer une analyse fine des logiques sociologiques des « médiacultures » – de leur ambivalence, de leur « porosité » aux mouvements critiques qui traversent la société, de la façon dont l’instabilité des points de vue légitimes sur le monde social les affecte et des conformismes provisoires qu’elles doivent en conséquence constamment élaborer et négocier. Une telle analyse pourrait du reste tout à fait intégrer les acquis de la sociologie critique des médias en s’attachant à saisir les logiques micro- et macro-sociologiques qui aboutissent à une porosité réduite, à une « surdité » (partielle) des médiacultures, autrement dit à leur imperméabilité relative à certains mouvements et discours produits et diffusés dans le monde social.

On l’aura compris, le présent ouvrage, préoccupé avant tout des conditions et des effets possibles de la réception de l’œuvre de Stuart Hall en France, doit être lu comme tel, c’est-à-dire comme une intervention à apprécier dans sa dimension tactique. Et c’est sans doute là ce qui justifie le plus évidemment le choix de proposer aux lecteurs un premier volume de la collection Méthéoriques consacré à Stuart Hall. Le fait que, par son parcours et ses écrits, Stuart Hall se trouve au carrefour de nombre des débats et des œuvres qui se sont développés en Grande-Bretagne et plus généralement dans le monde anglophone depuis près de cinquante ans, débats et œuvres dont Éditions Amsterdam s’efforce de promouvoir la traduction en France, suffirait déjà à le justifier. Mais ce fait lui-même ne peut être véritablement compris qu’à condition de saisir que Stuart Hall est avant tout, précisément, un intellectuel stratégique.

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Peu soucieux des partages disciplinaires hérités de l’histoire institutionnelle des savoirs, conscient de ce que savoirs et pouvoirs sont intimement mêlés, Stuart Hall est avant tout un penseur critique, politique, démocratique, préoccupé par le sens de ses interventions dans telle ou telle conjoncture singulière – indissociablement idéologique, intellectuelle, théorique et politique – du point de vue d’une politique antiautoritaire, visant à maximiser la puissance d’agir et de penser individuelle et collective. C’est là ce qui selon nous permet de comprendre la cohérence des différents mouvements et moments de son œuvre (si l’on en croit l’énumération baroque proposée par Terry Eagleton dans l’article cité en exergue, l’orientation du Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmigham est passée, sous la présidence de Stuart Hall, à partir d’un engagement initial leavisien de gauche, par l’ethnométhodologie, un flirt sans enthousiasme avec la sociologie phénoménologique, une brève rencontre avec le structuralisme lévi-straussien, Louis Althusser, Gramsci, le post-marxisme, la théorie du discours [discourse theory] et les franges du postmodernisme). C’est là aussi ce qui nous permet de saisir la façon dont sont essentiellement liés ses travaux sur l’identité, sa théorie de la communication et de la signification – développée notamment dans son célèbre article « Encoding/Decoding » [Encodage/décodage], le seul qu’un public point trop confidentiel connaisse en France, article devenu, selon l’expression de Molière, une véritable tarte à la crème des media studies – et sa pratique d’intellectuel : que la signification ne soit pas initialement donnée, qu’elle soit incertaine et ambivalente, qu’elle soit produite, articulée ou réarticulée à travers la trajectoire qui est la sienne, qu’elle soit fondamentalement une resignification dépendante des prismes de sa réception, de sa contextualisation ou recontextualisation, c’est-à-dire de son articulation à de nouvelles significations, voilà en effet ce qui fonde la pratique de Stuart Hall en tant qu’intellectuel, pratique qui est avant tout un art de la resignification et de la réarticulation (terme emprunté à Gramsci), de l’interprétation et de la production des significations, qui, contre tout déterminisme, vise à rouvrir la signification des discours et des conjonctures historiques pour que ne soit pas toujours déjà forclose la puissance d’agir et de penser de tous et de chacun.

Art de l’ambivalence des significations, attentif à la dimension problématique des situations, qui prend en particulier acte du fait que l’intellectuel démocratique est pris dans la contradiction existant entre, d’une part, l’autorité, le partage inégal du droit à la parole dans l’espace public et la monopolisation des savoirs qui conditionnent son existence comme intellectuel et, d’autre part, sa visée démocratique, laquelle consiste précisément à défaire les conditions symboliques, institutionnelles et matérielles de ces privilèges. Art surtout pratique, qui relève du bricolage plus que d’autre chose (Stuart Hall cite volontiers le mot de Gilles Deleuze selon lequel les théories doivent être utilisées comme des boîtes à outils) et qui s’exerce plus fructueusement, et assez logiquement, dans un cadre collectif (l’œuvre de Stuart Hall réside au moins autant dans les multiples collaborations qui furent toujours le cadre de son travail que dans l’ensemble de ses écrits pris isolément, donnant ainsi corps, s’il était possible, à la figure gramscienne de l’intellectuel organique).

Mais aussi, nécessairement, art périlleux : art qui consiste souvent à « tirer contre son propre camp » pour le renforcer, pour lui permettre de saisir la singularité d’une nouvelle conjoncture, pour le conduire à redéployer des significations d’un autre temps, à penser à hauteur du présent, à penser le contemporain ; art qui suppose aussi parfois, en des liaisons dangereuses, d’emprunter à l’intelligence que ses adversaires peuvent, précisément, avoir des temps nouveaux.

On a pu reprocher à Hall un certain éclectisme, voire un certain opportunisme. On est allé jusqu’à l’accuser de fourvoiement ou de trahison, en raison de son engagement dans le projet hétéroclite des New Times [Temps nouveaux], lancé dans le mensuel Marxism Today en 1988. Marxism Today et les New Times auraient été le creuset idéologique du blairisme et de tous les renoncements de la gauche travailliste en Grande-Bretagne. Les principales pièces à conviction qui ont servi à lancer une telle condamnation sont bien connues : un article de Stuart Hall publié dans le numéro d’octobre 1988 de Marxism Today (p. 24 à 28) sous le titre « Brave New World », sorte de manifeste des New Times ; un article d’Eric Hobsbawm publié dans le numéro de septembre 1978, intitulé « The Forward March of Labour Halted? » (p. 279 à 286) ; un article de Stuart Hall publié en janvier 1979 sous le titre « The Great Moving Right Show » (p. 14 à 20) – ces deux derniers articles, qui prennent acte de la transformation de la structure de classe de la société britannique et qui tentent de comprendre son virage à droite et l’impuissance corrélative du Labour à la veille de l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher, offrent une première formulation de ce qui, dix ans plus tard, aboutira au projet des New Times – ; « The Big Picture. The Death of Neo-Liberalism », un autre article d’Eric Hobsbawm, publié en octobre 1998 (p. 4 à 8), et « The Great Moving Nowhere Show », un article de Stuart Hall publié dans le même numéro de Marxism Today, ressuscité pour l’occasion (p. 9 à 14) – ces deux derniers articles proposent un bilan des New Times et des premières années du thatcherisme (terme forgé par Hall) à la mode Labour du gouvernement d’Anthony Blair.

(À cette liste doit être ajouté l’ouvrage collectif Policing The Crisis, publié en collaboration par Stuart Hall en 1978, qui constitue un effort remarquablement précoce et perspicace pour comprendre le devenir hégémonique en Grande-Bretagne d’un « populisme autoritaire » – populisme autoritaire associant la célébration de l’Englishness, l’appel au « peuple », la dénonciation de l’impéritie de l’État social et de son caractère envahissant, la dénonciation du corporatisme et du conservatisme des syndicats, la mise en place de politiques sécuritaires (law and order), la fabrication d’un supposé « problème » de l’immigration, ainsi que l’apologie du « travail », du « mérite » et de « l’initiative individuelle » –, la capacité de la droite à imposer ce nouvel agenda à la gauche et l’incapacité de cette dernière, et tout particulièrement de ses fractions les plus radicales, à défaire l’étau idéologique dans lequel elle se trouvait prise. – Toute ressemblance avec un autre contexte national est fortuite.)

À lire aujourd’hui ces articles (qui, comme l’ensemble des articles publiés par Marxism Today depuis sa création jusqu’à sa disparition, sont disponibles sur l’Internet), il est difficile de ne pas se demander si cette condamnation n’est pas le signe de ce qu’une partie de la gauche britannique n’est toujours pas parvenue à entendre et à répondre aux questions, certes difficultueuses, qui lui étaient ainsi posées. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que le chemin d’Anthony Blair et celui de Stuart Hall se soient, pour ainsi dire, croisés au sein du projet des New Times : l’un et l’autre, le premier selon une logique de conquête du pouvoir, le second selon une logique de redéploiement de la puissance d’agir et de penser des « multitudes » dans une conjoncture historique inédite, nécessitaient de saisir la singularité des temps nouveaux, de prendre la mesure de ce que l’on a pris coutume de désigner par les termes de « postfordisme » et de « postmodernité », pour comprendre comment a) se réapproprier la réponse apportée par le thatcherisme à la crise du compromis social de l’après-guerre (Blair) ou b) réarticuler les termes de celle-ci afin d’en transformer le sens du point de vue d’une politique démocratique radicale (Hall).

Quoi qu’il en soit (la question reste ouverte, et nous ne prétendons pas l’avoir tranchée : nous ignorons trop de cette histoire pour cela), du point de vue qui est le nôtre, celui de la traduction du travail de Stuart Hall en France, l’intérêt de ces débats et des prises de position de Stuart Hall à leur occasion est qu’ils sont à peu près sans équivalents en France.

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Si un historien comme Gérard Noiriel, en liant histoire de l’industrialisation, histoire de l’immigration et histoire de la nationalisation de la société française, s’est efforcé de dégager les conditions de possibilité historiques et la particularité de la réémergence d’un prétendu « problème » de l’immigration en France au cours des dernières décennies du xxe siècle ; si un sociologue comme Luc Boltanski (avec Ève Chiapello) s’est attaché à comprendre la façon dont le capitalisme français s’est transformé pour « encaisser » ou « capter » ce que l’on a coutume de subsumer sous l’étiquette réductrice de « Mai 1968 » ; si un autre sociologue, Robert Castel, s’est penché sur la brève histoire de la société salariale et de l’État social pour analyser le délitement accéléré du compromis sur lequel ils reposaient ; si un Pierre Bourdieu a souligné avec habileté le caractère de self-fulfilling prophecy du discours de « la nécessaire modernisation néo-libérale » – sans cependant vraiment rendre compte de son efficacité performative – ; si Étienne Balibar a produit l’une des très rares analyses du racisme contemporain, pensé dans son rapport à la crise de « l’État national-social », à avoir quelque prise sur son objet – à la différence de celle d’un Michel Wieviorka, dont la vacuité, bien faite pour ne déranger personne et surtout pas les commanditaires de ses « interventions sociologiques », est confondante – ; bref, si diverses enquêtes ont été menées pour éclairer le présent, pour mieux comprendre son inscription socio-historique, ces enquêtes n’ont jamais fait véritablement l’objet d’une évaluation et d’une articulation critiques (comment expliquer, par exemple, l’absence presque totale de l’histoire coloniale dans le grand récit de Gérard Noiriel, ou celle de l’immigration dans celui de Robert Castel, et comment expliquer, chez l’un et l’autre, l’absence de références un tant soit peu élaborées à l’histoire des rapports sociaux de genre ?).

Plus encore : non seulement l’articulation de ces enquêtes n’a été au mieux qu’ébauchée, mais leurs auteurs et leurs lecteurs s’en sont généralement tenus à elles, c’est-à-dire à la mise à jour des conditions « structurelles » des transformations de la scène politique, sociale, culturelle et idéologique française, sans jamais s’abaisser à « mettre la main à la pâte » du présent, sans jamais les articuler à une analyse suffisamment élaborée, problématique et fine des transformations et des dynamiques du champ politique et idéologique, abandonnant cet espace d’investigation et d’intervention décisif à la médiocrité des faiseurs de consensus, des petites mains de la « modernisation » idéologique et économique, des vains commentateurs et politologues qui occupent antennes et radios, des éditorialistes et autres piliers de comptoir qui produisent l’irritant bruit de fond que nous devons supporter quotidiennement.

On pourra ainsi se demander comment il se fait qu’un thème, pourtant essentiel, des commentaires courants, de « droite », de « gauche » ou d’« extrême gauche », sur l’ère du temps, celui de la « lepénisation des esprits », n’a jamais fait l’objet d’une critique en règle par les analystes mentionnés ci-dessus, alors même que leurs travaux offrent tous les outils nécessaires de cette critique. Comment ne pas voir en effet que « la préférence nationale » chère à Jean-Marie Le Pen est un principe et une réalité institutionnels et constitutionnels, au fondement de l’État social, et qu’ainsi la « lepénisation » des institutions est en un sens originelle, qu’elle est inscrite dans la distinction « républicaine », opérée au sein de la population vivant dans ce pays, des citoyens et des étrangers, ce qui donne toute sa force et son réalisme aux mots d’ordre frontistes ? Comment ne pas voir, de même, que les institutions politiques sont des institutions fondamentalement nationales, qui présupposent, encore une fois, le partage entre citoyens, c’est-à-dire nationaux, et étrangers, et qu’ainsi le personnel politique est lui-même fondamentalement national, sinon nationaliste ? Comment ne pas voir de surcroît que le vocabulaire et les leitmotivs du lepénisme ne sont que la reprise de thèmes d’opinions largement popularisées dès avant la première percée électorale du Front national (ce sont Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre qui ont lancé le projet d’une politique du retour des travailleurs immigrés – supposés « étrangers aux réalités sociales de la France », selon une formule employée plus tard par Pierre Mauroy, alors premier ministre, à propos d’ouvriers en grève – et mis en circulation l’équation « tant de chômeurs = tant d’immigrés de trop » ; c’est le Parti communiste français qui a acclimaté l’idée d’« un seuil de tolérance » au-delà duquel « l’intégration » – traduction contemporaine, sociologisante, de « l’assimilation » coloniale – ne serait plus possible) ? Comment ne pas voir de plus que le thème de « la lepénisation des esprits » a justement pour visée et pour effet d’invisibiliser cette diffusion, certes complexe et modulée, du « lepénisme » au sein du champ politique et idéologique, comme s’il était circonscrit, du moins initialement, au Front national et à son électorat prétendument « populaire » (le racisme de classe joue ici à plein régime), alors que celui-ci n’a fait que cristalliser des motifs idéologiques en circulation dans l’ensemble du champ politique et de l’espace social, notamment au sein des classes moyennes et supérieures, notamment au sein de larges sections de l’électorat socialiste, quand même sous des formes euphémisées et accompagné d’une bonne volonté antiraciste sincère (l’inconscient politique ignore la contradiction) ? Comment ne pas voir enfin que le Parti socialiste, incapable de formuler et d’inventer les termes d’une réponse de gauche à la « crise », vidé de toute capacité et de toute substance politiques, réduit à n’être qu’une machine électorale préoccupée de sa seule reproduction, se faisant en conséquence l’artisan par excellence de la « modernisation » (avec d’autant plus d’efficacité que, en raison de sa coloration passée, il était, du moins dans un premier temps, bien mieux placé que la droite pour neutraliser ou paralyser toute critique de gauche), naviguant au gré des sondages (ne pouvant donner le la à l’époque, il lui fallait bien suivre quelque ritournelle), comment ne pas voir, donc, que le Parti socialiste a trouvé dans la lutte contre le Front national et la prétendue « lepénisation des esprits » – alors même qu’il contribuait à diffuser dans l’opinion l’idée d’un défaut d’intégration des « immigrés » (Fabius affirmant que Le Pen pose de vrais problèmes) et d’une menace pesant sur « l’identité française » (Lionel Jospin s’accordant avec Jacques Chirac lors d’un débat télévisé pour dire que cette identité devait être défendue), alors même qu’il alimentait la panique sécuritaire et entretenait les fantasmes les plus nauséabonds (Michel Rocard déclarant que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde », comme si toute ladite « misère » souhaitait s’installer à Conflans-Sainte-Honorine) – de quoi cimenter autour de lui un consensus négatif, par défaut, prenant ainsi l’électorat de gauche en otage, verrouillant l’espace politique et empêchant toute reconfiguration politique et idéologique à gauche, se présentant comme le seul rempart face à une droite et un Front national qui, pour une bonne part, ne tirent leur puissance que de son impuissance et de ses renoncements et collusions ?

Du point de vue de ces questions, rhétoriques, on l’aura compris, il est possible d’affirmer que le Parti socialiste et son rôle central dans la conjoncture actuelle sont l’un des points aveugles, l’un des grands impensés des « intellectuels » de gauche, de la théorie critique, des sciences sociales et de l’histoire sociale et politique du contemporain. La misère des intellectuels (de gauche) en France est ainsi d’avoir le nez dans cette conjoncture sans pouvoir rien en dire, rien y faire, et d’être en conséquence poussés, pour les uns, à plier armes et bagages pour rejoindre le camp adverse, pour les autres, à dénoncer vainement l’apostasie des précédents (c’est là le passe-temps favori des gardiens du temple de la gauche critique) et, pour d’autres encore, à cumuler le confort d’une critique de surplomb des temps nouveaux et le rôle inconfortable de police électorale du Parti socialiste (rôle tenu avec d’autant plus d’aplomb qu’il est inconfortable).

Les théoriciens dont nous avons évoqué à grands traits les travaux appartiennent sans discussion possible à ce troisième groupe. à l’exception bien sûr du regretté Bourdieu qui, paix à son âme, ne se serait très probablement pas égaré de la sorte, tous sont signataires, avec d’autres, dont d’ailleurs éric Macé, de l’un ou l’autre de deux appels successifs à la « fraternité » et au « rassemblement » de la « gauche » autour de la candidate du Parti socialiste à l’élection présidentielle (comme si l’idée d’une maison commune de la gauche, de la Ligue communiste révolutionnaire au Parti socialiste, n’était pas devenue éminemment problématique), et cela 1) pour prévenir une répétition du 21 avril 2002 – alors même que les intentions de vote en faveur de Jean-Marie Le Pen, gonflées pour tenir compte de leur sous-estimation en 2002, ne plaçaient celui-ci qu’en quatrième position dans les sondages –, 2) pour écarter le « leurre » du vote centriste – alors que point n’était besoin d’être grand manitou pour voir que François Bayrou était d’avance, présent ou non au second tour, le grand vainqueur des élections, puisqu’aucune majorité, de droite comme de « gauche », n’est maintenant possible sans lui et que le Parti socialiste était déjà engagé dans des négociations avec lui –, 3) pour prévenir une dispersion des voix de la gauche du côté des candidats de la gauche antilibérale – alors que l’attractivité de ceux-ci était de toute évidence très réduite – et, surtout, 4) pour alerter l’opinion du danger représenté par Nicolas Sarkozy et de la nécessité de lui faire barrage – alors que dans tous les secteurs de la gauche la chose était entendue et que, sans attendre ces appels, l’on se mobilisait activement en ce sens depuis longtemps déjà : aucun doute là-dessus, les miettes éparses de la défunte gauche allaient voter « utile », « sans états d’âme », pour la plus pitoyable des candidats que le Parti socialiste ait présentés à une élection présidentielle.

L’année 2007 aura ainsi été l’année où en France plus de deux cents « intellectuels », et non des moindres, auront adopté pour mot d’ordre

Silence, on vote : pendant les élections,

pas de critique, pas de politique

mobilisant, d’une forte voix (« Vous voulez donc un duel Sarkozy-Le Pen au second tour ? »), la peur et la culpabilité pour contraindre à se taire d’éventuels malentendants ou récalcitrants qui oseraient poser publiquement la question de savoir comment nous en sommes arrivés là, ou interroger le caractère désastreux des thèmes de campagne de la candidate Ségolène Royal (son apologie obscène du « travail » à l’heure de sa précarisation structurelle – apologie qui constitue du reste, on ne l’a pas assez remarqué, le fond de ses attaques contre les enseignants – ; ses prises de position, sinon réactionnaires, du moins conservatrices sur la « famille » ; son invocation tonitruante de l’identité nationale et de la « patrie », son adhésion au discours sécuritaire de la loi et de l’ordre).

Quel sens alors donner à l’apparent non-sens de ces appels ?

Il y a sans doute pour beaucoup dans ces appels une manière d’exorciser la culpabilité individuelle et collective mal placée de ne pas avoir voté pour Lionel Jospin en 2002 en la projetant sur d’imaginaires irresponsables s’apprêtant à refuser, coûte que coûte, au risque de permettre l’élection du candidat de l’UMP, leurs voix à la candidate socialiste.

Il y a sans doute aussi dans cette mise en scène, dans cette « performance » de l’intellectuel, en tant que membre d’un groupe social, comme « réaliste », « responsable », « bête à sang-froid », travaillée par la hantise du « gauchisme », une manière de se définir, de délimiter l’espace d’un entre-soi de « la bonne société » et du « bon goût » des intellectuels, de revendiquer pour celui-ci une place dans l’espace public et médiatique légitime, et de se donner ainsi l’illusion d’avoir encore une certaine prise sur le monde social.

C’est là aussi, selon nous, le sens de « L’autre campagne », lancée par certains des signataires de ces appels, « autre campagne » qui consistait à demander à quelques intellectuels (toujours eux !) d’avancer, par écrit ou devant une caméra, une proposition pour « une autre politique ». Si l’initiative méritait à première vue d’éveiller l’attention, c’est-à-dire compte non tenu de l’intérêt, très variable, des contributions effectivement apportées, son principal objectif résidait en réalité du point de vue de ses promoteurs dans la prétention à accaparer l’espace de cette « autre politique », en se parant des prestiges de la politique « alter » et en évitant soigneusement de faire écho, pour mieux les effacer du débat public, aux discussions pourtant assez similaires engagées du côté des organisations de la gauche dite antilibérale. Et cela, tout en faisant l’économie de toute analyse sérieuse de la conjoncture, de ses impasses et du rôle qu’y joue le Parti socialiste. Comme si « voter utile », « sans états d’âme », tout en s’efforçant de formuler les termes d’une « autre politique », impliquait nécessairement de remiser au placard toute critique véritable de cette conjoncture. On ne s’étonnera donc pas de ce que les animateurs de « l’autre campagne » aient choisi pour vitrine le site Internet de Libération, organe bien connu, comme on sait, de « l’autre politique ».

Mais, surtout, s’exprime dans ces appels une sorte de mépris de classe à l’égard de ce qui, sous le nom de « gauche antilibérale », à travers quelques partis groupusculaires, à travers divers réseaux plus ou moins homogènes, plus ou moins informels et étendus, reste de la gauche (sans même évoquer « l’extrême gauche » ou « la gauche révolutionnaire » dont, à rigoureusement parler, il n’est plus, dans ce pays, même de vestiges, sinon dans le monde fantasmagorique du personnel politique et journalistique qui s’agite inlassablement sur nos écrans). Sans doute cette gauche de gauche n’est-elle pas encore assez « civile », assez convenable, assez « intellectuelle » et respectueuse de l’autorité et de la majesté de la Philosophie, de la Science, de l’Université… et de l’ordre social.

Pourtant, il faudra bien le reconnaître et s’y résoudre, aussi navrant soit-il, quelles que soient les fortes réserves que ce « reste » nous inspire, quels que soient ses manques et ses contradictions, qui ne sont que trop réels, en effet, la gauche, pour une part essentielle, c’est ça aujourd’hui, qui vaudra toujours mieux que le Parti socialiste. Et il faut faire avec. Sans en rabattre sur la critique et la polémique. Que la chose plaise ou non à nos intellectuels.

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Il devrait maintenant être tout à fait clair, si ce n’était pas déjà le cas, qu’il ne s’agira pas avec la collection Méthéoriques de proposer des introductions lénifiantes, pontifiantes ou sacralisantes. C’eut été d’ailleurs faire injure à Stuart Hall que de le « traduire » ainsi, lui qui a toujours joué de son autorité pour simultanément la défaire, lui qui a travaillé à problématiser autant que possible le statut impossible d’intellectuel. C’est là le travail qu’avec Méthéoriques nous voudrions à notre tour entreprendre. C’est là ce qui justifiait le choix de Stuart Hall pour ce premier volume de la collection. C’est là ce qui explique l’exercice pratique de traduction culturelle et politique que nous nous sommes imposé dans les paragraphes qui précèdent, en nous efforçant, à notre manière, d’appliquer au contexte contemporain français l’art de Stuart Hall.

Nous n’en resterons évidemment pas là. Le travail de traduction entrepris ne fait que commencer. La problématisation de la figure de l’intellectuel que nous appelons de nos vœux et, en particulier, la problématisation de la traduction française de Stuart Hall n’en sont qu’à leurs débuts. Il faudra même pour que ce travail soit véritablement engagé que d’autres traductions soient entamées. Il faudra sans doute notamment que l’œuvre de Fredric Jameson commence à circuler de ce côté-ci de l’Atlantique et de la Manche. D’un style très différent, souvent plus ardu, théoriquement plus élaborée, exigeant donc davantage de ses lecteurs, l’œuvre de ce dernier pourrait venir troubler autant sinon plus que celle de Hall le paysage intellectuel et politique français. Car, si le refus exprimé par Hall du réductionnisme, de l’essentialisme, du naturalisme, ainsi que son refus de toute téléologie et de toute totalisation, sa critique d’un marxisme ossifié et son attention aux mouvements minoritaires font écho à une humeur intellectuelle qui a déjà largement cours ici, le cas de Jameson est très différent : avec lui, si l’on suit la lecture qu’en propose l’un de ses introducteurs français, Nicolas Vieillecaze, c’est à un effort pour produire une analyse totalisante, autrement dit très peu postmoderne, de la postmodernité que nous avons affaire. Il se pourrait qu’à travers cette analyse et sa traduction dans l’espace intellectuel français une chose curieuse et aujourd’hui méconnue fasse retour de manière inattendue et sous un jour imprévu : le marxisme. Méthéoriques en témoignera.


Paris, mai 2007.

(Les analyses développées dans cette postface n’engagent, bien entendu, que leur auteur.)