lundi 23 juillet 2007

Le désir de lire et penser ensemble


Lignes, n° 20, mai 2006, "Situation de l'édition et de la librairie"


Depuis quelques temps, des voix, qui commencent heureusement à se faire entendre, s'élèvent pour mettre en garde l'opinion contre les transformations actuelles du monde du livre et les menaces qui pèsent sur l'édition indépendante. Cette prise de conscience collective est salutaire, mais elle ne va pas sans certaines ambiguïtés et certains points aveugles qu'il faudrait s'efforcer de repérer. C'est à cet effort que le présent article voudrait modestement collaborer. Nous proposerons donc ici à la discussion quelques remarques et quelques pistes pour la réflexion et l'action, sous la forme d'un essai, qui en tant que tel appelle la critique et des réélaborations ultérieures. Notre hypothèse de travail est que les analyses généralement proposées des évolutions en cours se focalisent à tort, de façon exclusive, sur les phénomènes de concentration, qu’elles tendent à dramatiser à l’excès la description qu’elles proposent de la situation, et qu’en conséquence elles négligent d’autres aspects et d’autres facteurs, non moins importants, qui ne relèvent pas du seul domaine de l’économie de l’édition, mais qui pourtant ont un impact essentiel sur celle-ci. C’est à notre avis une question plus générale qu’il convient de poser pour penser le problème spécifique de l’édition dans toute son ampleur, celle du devenir actuel de notre désir de démocratie, autrement dit de notre désir de penser, de lire et d’agir ensemble pour que soient possibles d'autres modes d'existence individuels et collectifs.

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Quand on rencontre un éditeur indépendant et que l’on discute avec lui du présent et de l'avenir de l'édition, il y a de bonnes chances pour qu’il tienne un discours assez similaire à celui-ci :

« Depuis quelques dizaines d’années, le visage de l’édition en France s’est profondément modifié. La concentration éditoriale, le rachat de grandes maisons d’édition par des groupes industriels à la recherche d’une rentabilité maximale à court terme, a conduit nombre d’éditeurs à considérer le livre non plus comme un outil d’émancipation au service des idées et des hommes, mais comme un produit. Or le livre est un des vecteurs les plus importants de l’expression des idées, et en cela est indispensable à la bonne santé démocratique d’un pays. Ces processus à l’œuvre en France se retrouvent à l’étranger, par exemple aux États-Unis et en Angleterre, où on en est arrivé à une « édition sans éditeur ». Le sentiment d’effectuer un choix libre et personnel ­– acheter tel ou tel livre ­– devient alors bien souvent une illusion (on choisit un livre parce que les médias en ont parlé, parce qu’il est présent en librairie). Ainsi, si le nombre de titres publiés ne cesse d’augmenter, le choix réel du lecteur diminue et nombre d’acteurs de la chaîne du livre en sont réduits à une économie de misère.

« Parallèlement à ces phénomènes, qui induisent une uniformisation de l’offre et sont rendus possibles par la collusion avec les médias et le contrôle de la diffusion, on constate depuis des années l’émergence d’une édition « autre » ­– qu’on l’appelle petite édition ou édition indépendante ­–, animée par des « éditeurs-résistants » et constituant un marché parallèle qui prend de multiples formes mais se caractérise par la priorité donnée à la création et une grande vitalité. » (Adapté d'un document produit par l'association « Les p'tits papiers ».)


Ce discours, dans sa dimension descriptive, est, pour l'essentiel, difficilement discutable : il y a bien actuellement, pour reprendre l'expression de Janine et Greg Brémond (L'édition sous influence, Paris, Liris, 2002), constitution dans l'édition et dans les médias d'un « oligopole en réseau » que commande non une logique de la rentabilité mais une logique du profit maximal, logique à court terme qui, d'une part, entraîne l'accroissement numérique d'une production de livres appauvrie, et, d'autre part, favorise des relations de connivence entre la critique journalistique et les éditeurs ; il est de plus vrai qu'un processus similaire s'est mis en place dans le monde anglo-américain il y a longtemps déjà et qu'il est en conséquence plus avancé. De ces évolutions particulièrement inquiétantes, Janine et Greg Brémond, mais aussi André Schiffrin (L'édition sans éditeurs, Paris, La Fabrique, 1999, et Le Contrôle de la parole, Paris, La Fabrique, 2005) offrent un tableau saisissant.

Il importe de prendre la mesure du phénomène, d'alerter l'opinion (notamment les politiques, les intellectuels et les chercheurs, lesquels, quand ils ne s'en accommodent pas, semblent majoritairement ne pas bien évaluer les conséquences dramatiques que pourraient avoir à long terme ces évolutions pour la vie intellectuelle et la culture démocratique) et de travailler collectivement à la défense et au développement de l'édition indépendante. De ce point de vue, on ne peut que souscrire aux propositions avancées par les auteurs susmentionnés : limitation stricte, par la loi, de la concentration, portant non seulement sur le contrôle des marchés de l'édition, mais aussi sur la diffusion et la distribution ; renforcement des dispositifs législatifs de limitation de la concentration dans les médias ; création d'un statut de maison d'édition à but non lucratif ou à bénéfice limité ; redéfinition de l'aide publique, aujourd'hui particulièrement favorable aux majors de l'édition ; financement public de fondations destinées à favoriser la création de médias indépendants et à garantir l'indépendance de certaines entreprises d'édition et de diffusion, et de certains médias ; allégement des charges fiscales des librairies indépendantes et mise en place de dispositifs permettant de préserver ces librairies des pressions exercées par les grands diffuseurs. On pourra proposer en outre de définir le cadre d'un partage plus équitable du produit de la vente des livres entre éditeurs, distributeurs, diffuseurs et libraires, ou encore d'assurer la mise en place d'une véritable politique du livre et de la lecture dans l'enseignement secondaire et universitaire, politique qui s'opposerait à l’utilisation du manuel comme support privilégié de l’enseignement.

Il importe au plus haut point que les éditeurs indépendants, et tous ceux que l'avenir du livre préoccupe, s'associent et se donnent les moyens d'informer le public des menaces qui pèsent sur l'édition et d’amener les organisations politiques, du moins celles d'entre elles qui sont le plus susceptibles de le faire, à mettre en œuvre ces dispositions.

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Mais si l'avenir de l'édition, au regard des évolutions évoquées ci-dessus, peut sembler particulièrement sombre, notamment en raisons des graves problèmes de diffusion auxquels sont confrontés les indépendants, il est aussi important de bien voir les opportunités qu'offre à la petite édition la période actuelle. Aujourd'hui, créer une maison d'édition exige des compétences et des moyens relativement accessibles : sur le plan matériel et financier, quatre ou cinq mille euros, un ordinateur, quelques logiciels, beaucoup de temps et quelques bons « tuyaux » suffisent pour des débuts modestes. Reste bien sûr à trouver un diffuseur satisfaisant (dont les représentants visitent un nombre significatif de librairies), ce qui n'est certes pas une mince affaire ; un projet éditorial sérieux et ambitieux aura cependant quelques chances de convaincre des diffuseurs comme les Belles Lettres ou Harmonia Mundi. Dans ces conditions, un indépendant ayant acquis un certain professionnalisme pourra offrir à ses auteurs, du moins s'agissant de livres de sciences sociales ou d'essais critiques – qui n'atteignent que rarement des tirages très élevés –, une diffusion, mais aussi dans certains cas une visibilité médiatique, au moins équivalentes à ce que pourraient leur offrir les majors. Le travail éditorial et le suivi des livres que pourra fournir un éditeur indépendant auront de plus toutes les chances d'être plus sérieux. Le seul bénéfice comparatif que pourra retirer un auteur publié par l'une des maisons d'édition appartenant à l'oligopole est un bénéfice symbolique, celui attaché aux noms de maisons d’édition qui avaient naguère des politiques éditoriales – et des politiques de traduction – plus ambitieuses ; mais cet avantage des majors est voué à disparaître petit à petit si elles maintiennent la logique de maximalisation des profits à court terme qui est la leur. Les auteurs qui ne peuvent espérer obtenir les à-valoir mirobolants qu'offrent parfois les maisons oligopolistiques (à-valoir qu'elles peinent d'ailleurs souvent à « récupérer ») auront tout intérêt à travailler avec des petites ou moyennes structures éditoriales indépendantes, véritablement soucieuses de leur travail, capable d'en mesurer la valeur et les enjeux, et d'en assurer dans de bonnes conditions la circulation, et qui n'exigeront pas qu'un livre soit « formaté », transformé en « manuel », réduit et éventuellement privé de son apparat critique ; ces auteurs pourront même profiter du prestige que certaines d'entre elles accumulent lentement mais sûrement. Du reste, être publié par un éditeur « critique » peut d'ores et déjà être source de profits symboliques – en plus de constituer un choix politique. L'exemple d'une maison d'édition comme Agone est de ce point de vue significatif : plusieurs personnalités du monde universitaire, appartenant il est vrai à des cercles bien déterminés, n'hésitent pas à travailler de manière privilégiée avec l'éditeur marseillais. Pour l'avenir de l'édition, pour l'avenir de la recherche, éditeurs indépendants et chercheurs ont tout intérêt à nouer une alliance durable. Il est à souhaiter que de nombreux auteurs se montreront préoccupés par le maintien à long terme de conditions favorables au développement et à la diffusion de la recherche et de la pensée critique, et choisiront de favoriser l'émergence d'un espace éditorial indépendant, exigeant et légitime.

Le fait est que les majors semblent à certains égards avoir entrepris de scier la branche sur laquelle elles sont assises. La preuve en est, comme le rappelle André Schiffrin dans son dernier livre, que les retours sur investissement escomptés par les nouveaux barons de l'édition sans éditeurs tardent à venir. L'appréciation des chances de succès d'un livre comporte une telle marge d'incertitude que celui qui prétendrait déterminer à coup sûr celles-ci risque fort de voir ses espoirs déçus ; il est bien entendu possible de « créer » des best-sellers, mais leur nombre ne peut, pour ainsi dire par définition, qu'être limité ; la seule échappatoire pour les majors est, en renonçant à la fonction de sélection qui définit notamment le travail de l'éditeur, d'inonder le marché avec des livres médiocres à faible ou moyen tirage, mais cette stratégie a des limites évidentes. Ainsi, la logique économique des majors tend non seulement à l'appauvrissement de la production éditoriale, mais elle ne permet de surcroît pas même de parvenir à la rentabilité rêvée par les nouveaux chantres du profit qui peuplent aujourd'hui les bureaux de maisons portées autrefois par d'autres logiques : les exemples de « gamelles » prisent par des éditeurs persuadés de pouvoir « faire » le succès d'un livre, ou encore de livres refusés par plusieurs grandes maisons d'édition en raison de leur caractère prétendument invendable et qui pour finir se vendent de façon honorable, voire très honorable, ne manquent pas ; c'est que les maîtres de l'édition fraîchement convertis à la recherche du profit maximum ont tendance à projeter sur les lecteurs leur propre insuffisance. Il est d'ailleurs probable que les majors ne parviendront pas à inverser facilement, quand même elles le souhaiteraient, la logique dans laquelle elles se sont enferrées : nombre d'éditeurs de talent qui travaillaient pour elles ont dû démissionner ou prendre leur retraite ; la combinaison formée par l'étroitesse intellectuelle de beaucoup des « éditeurs » qui les remplacent et la culture de la rentabilité à court terme qui est la leur aujourd'hui ne pourra que difficilement être déracinée ; et il n'est pas certain que la politique de prédation développée par certaines maisons (rachat de catalogues, débauchage d'auteurs) puisse longtemps compenser les effets induits par la recherche aveugle du profit maximal. Un espace de plus en plus large se dégage donc pour l'édition indépendante ; espace il est vrai semé d'embûches, mais espace tout de même.

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Il ne s'agit cependant pas de dresser ici un tableau idéalisé de la situation actuelle ou de l'édition indépendante. Remarquons à ce propos que l'auto-désignation d'« édition indépendante » a certes une valeur descriptive, mais qu'elle a aussi pour fonction de produire une image valorisante, socialement légitimante, qui peut occulter le fait que l'édition indépendante n'est ni un isolat social ni une réalité homogène, et que les frontières qui la séparent de l'édition sous influence ne sont pas clairement définies. Il y a bien sûr d'importants bénéfices symboliques à se couler tranquillement dans la représentation de « l'éditeur-résistant », et nous avons sans doute besoin de croire en de telles « illusions encapacitantes » pour aller de l'avant ; mais ces dernières empêchent aussi de travailler à transformer significativement et efficacement les choses. L'édition indépendante gagnerait beaucoup à critiquer la représentation d'elle-même qu'elle produit spontanément. Il importe donc de mettre en question cette représentation trop flatteuse de la réalité – et, réciproquement, de critiquer l'image trop simple qui est généralement proposée de son « autre » : les grands groupes et l'édition anglo-américaine. Il n'est pas question de faire ici la leçon à qui que ce soit ou de faire acte de contrition. C'est notre volonté commune de garantir l'avenir de l'édition indépendante qui devrait nous conduire à faire la critique de la réduction des bouleversements du monde de l'édition aux phénomènes de concentration.

S'il est vrai que la formation d'un oligopole de l'édition va de pair avec une logique de maximalisation des profits à court terme au détriment d'une politique de la qualité et de la rentabilité inscrite dans le plus long terme, s'il est vrai que cette logique entraîne, afin de conjurer la prise de risque propre à toute entreprise intellectuelle un tant soit peu exigeante, la multiplication de produits (de livres) formatés, adaptés à ce que les « éditeurs » imaginent être les goûts et les attentes de la majorité des lecteurs, ce processus n'a pas (encore) réduit à néant la créativité de l'ensemble des maisons d'édition, y compris au sein de l'oligopole. La petite édition indépendante n'est heureusement pas le dernier bastion de la pensée et de l'esprit critique, dernier bastion où quelques partisans, à la manière des habitants d'un célèbre village gaulois, résisteraient encore et toujours à l'envahisseur. Affirmer le contraire serait se payer de mots et poser sur soi le regard de Narcisse. Il paraît en France chaque année nombre de livres de grande qualité, dont beaucoup ne sont pas a priori susceptibles d'éveiller l'intérêt d'un public très étendu, et tous ces livres ne sont pas, loin de là, publiés par des petits éditeurs indépendants. Du reste, nous sommes, aux États-Unis aussi, encore loin d'être arrivé à « une édition sans éditeurs » (évoquons en passant, à titre d'exemple, le prestige mérité, acquis en quelques années, par une maison d'édition comme Zone Books, dont le catalogue est, à tous points de vue, d'une qualité exceptionnelle). Auteurs et lecteurs ne sont pas tous devenus du jour au lendemain, malgré la coupe en règle à laquelle doit faire face le monde de la recherche et de l'enseignement, des imbéciles écervelés – et les éditeurs le savent bien, qui continuent, malgré tout, à proposer à leurs différents lecteurs des livres d'intérêt et de qualité très variés. À l’heure où la plupart des industries tendent à abandonner la commercialisation de masse au profit d'une mercatique personnalisée, les géants de l'édition seraient d'ailleurs bien mal avisés s'ils optaient purement et simplement pour l'uniformisation.

Le problème avec les discours qui se focalisent presque exclusivement sur les phénomènes de concentration dans l'édition, outre les relents assez déplaisants d'anti-américanisme qu'ils exhalent parfois (qui manifestent une méconnaissance de la production éditoriale et intellectuelle outre-Atlantique), est qu'ils risquent de se réduire à une dénonciation rituelle et incantatoire : ils empêchent en effet de saisir la complexité de la situation qui est la nôtre et, en conséquence, ils ne permettent pas de déterminer quels pourraient être les ressorts d'une action politique visant à la transformer. Tout ne peut être expliqué par l'invocation des phénomènes de concentration. Si ceux-ci favorisent l'uniformisation bien réelle de la production éditoriale, celle-ci n'est pas une nouveauté mais une tendance lourde et ancienne, du reste extrêmement difficile à mesurer. Quand, dans les années soixante et soixante-dix, il suffisait d'inscrire les mots « psychanalyse » et/ou « marxisme » sur la page de titre d'un livre pour s'assurer des ventes qui feraient aujourd'hui pâlir d'envie tout éditeur, les maisons d'édition ne se privaient pas, loin s'en faut, d'user et d'abuser du procédé. Les livres de qualité devaient déjà surnager dans un océan d'écrits médiocres qui ne faisaient que surfer sur telle ou telle mode intellectuelle, comme aujourd'hui la plupart des livres sur la mondialisation ou l'alter-mondialisation. Il faut recevoir avec la plus extrême prudence les discours qui décrivent notre présent comme un désert culturel et éditorial.

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Il serait sans doute plus intéressant, par exemple, de mettre en relief la façon dont les majors, loin de simplement annihiler la créativité de l’édition et des auteurs, s'attachent par divers procédés à la capter et à la conformer à leurs exigences. Elles pourront bien sûr commencer par utiliser les petites maisons indépendantes comme des viviers et des réserves de talents, viviers qu’elles prendront même soin d’entretenir, allant jusqu’à demander que l’on promeuve par divers moyens ce secteur de l’édition. Mais d’autres stratégies peuvent aussi être suivies. Les éditeurs qui accordent encore quelque importance à la publication d'ouvrages de qualité de philosophie, de sciences sociales ou d'histoire rechercheront ainsi des auteurs de talent, mais capables de se soumettre aux contraintes qu'imposent, croient-ils, l'optimisation des ventes. Créativité et uniformisation se trouveront ainsi paradoxalement liées, au détriment de la première, laquelle restera néanmoins nécessaire au processus de production éditoriale. L'éditeur pourra même se targuer de défendre une politique de démocratisation des savoirs en liant le mercantilisme qui l'anime à l'idéologie de la transparence de la signification qui pose que tout ce qui peut être dit peut être dit clairement et simplement.

Il n'est pas inutile de noter à ce propos que cette idéologie de la transparence et de la communication est souvent reprise dans les discours que tiennent quelques-uns des promoteurs de l'édition indépendante. Cet aspect de la discussion permet de faire apparaître certaines de leurs pierres d'achoppement (précisément cette reprise de l'idéologie de la transparence) ; il permet, de plus, de saisir l'un des critères implicites du jugement porté par ces mêmes discours sur la situation actuelle de l'édition, jugement qui n'est pas simplement de fait mais aussi de valeur : il disqualifie, le plus souvent implicitement, mais parfois aussi explicitement, parce qu'elle ne correspond pas à leurs options théoriques et politiques, une bonne partie de la production contemporaine, notamment les écrits qui relèvent de ce que l'on a pris coutume de désigner outre-Atlantique du nom de French theory ou de cultural studies, d'une qualité et d'un intérêt très variables il est vrai, mais pour une part d'une incontestable richesse qu'il serait particulièrement regrettable d'ignorer.

Ce point est l’occasion de proposer à la discussion une autre piste d’interprétation des transformations en cours, qui offre une perspective d’analyse plus large et plus complexe que le seul exposé de la formation de l’oligopole de l’édition. En quoi, donc, la dénonciation de l'absence de valeur ou du non-sens de cette production, au nom d'une exigence de clarté et de simplicité, est-elle fondamentalement problématique du point de vue qui est ici le nôtre ? Outre qu'elle est homogène à l'idéologie dont se soutiennent les éditeurs de l'oligopole – et qu'elle s'inscrit dans la perspective d'une police des discours qui vise à exclure du débat légitime certaines positions et argumentations, ce qui ne devrait pas aller de soi –, cette dénonciation a ceci de problématique qu'elle évacue la question du désir des lecteurs et qu’elle tend à faire de ceux-ci les objets passifs du marketing des éditeurs, tout en disqualifiant sans autre forme de procès des pans entiers de la culture dite « populaire » ou même « savante ». Posons-nous donc quelques questions. Pourquoi « désire »-t-on un livre ? Pourquoi les lecteurs présupposent-ils qu'un livre a du sens, n'est pas qu'un tissu de non-sens, et mérite d'être publié et lu ? Pourquoi un livre éveille-t-il de l'intérêt chez les lecteurs ? Pourquoi tel lecteur ne parvient-il pas à « entrer », par exemple, dans un livre de Ludwig Wittgenstein ou de Gilles Deleuze et le juge dépourvu d'intérêt et même de signification (« je n'y comprends rien », « c'est incompréhensible ») ? Pourquoi, pour prendre un autre exemple, tel autre lecteur « résiste » devant les écrits de Jürgen Habermas, grand philosophe de la communication, et juge qu'il ne s'agit que d'un galimatias dépourvu de sens ? Pourquoi ce même lecteur sera en revanche saisi par la prose d’un Lacan, par son style et son inventivité lexicale et conceptuelle ? Ne serait-ce pas que le « sens » se définit dans la rencontre du désir d'un lecteur qui le présuppose – et, pour ainsi dire, le projette – et d'un texte doué de certaines caractéristiques, dont la détermination est elle-même problématique, cette rencontre intervenant dans des contextes changeants qui contribuent à transformer le désir du lecteur et le sens du texte, nécessairement ouvert en cela à des interprétations multiples et variables (ce qui n'exclut pas une certaine « stabilité » ou « objectivité » dont il conviendrait de penser la nature, les limites et les conditions de possibilité) ? Faut-il au contraire penser qu'il est possible de définir le sens ultime d'un texte, son noyau de sens, lequel permettrait d'en déterminer la valeur objective qui ne serait ainsi pas relative et contextuelle (chacun, selon les circonstances, trouvant ou non dans le texte l'occasion de bricoler du sens et de l'utiliser comme une boîte à outils) ? Par ailleurs, puisqu’il s’agit de défendre la créativité de l’édition indépendante, l'idée que la pensée procède en déplaçant ou en bouleversant ses cadres établis, conceptuels et linguistiques, n'implique-t-elle pas qu’elle paraisse, du point de vue de ses cadres anciens, autrement dit du sens commun, comme un « non-sens » exigeant un travail d'élaboration et d'explicitation – ce qui n'exclut évidemment pas la possibilité que certains jargonnent pour en imposer ou pour masquer la pauvreté de leur discours ?

Si ces questions nous importent, c'est qu'elles permettent d'inscrire dans un cadre plus large les transformations contemporaines de l'édition et de ne pas les rabattre, en opérant une réduction économiste, sur le seul problème de la concentration et de la marchandisation du livre, et sur les logiques propres à l'économie du livre. La dénonciation répétée des transformations « néolibérales » du monde de l'édition peut bien renforcer la cohésion du groupe des éditeurs indépendants, mais elle ne permet certainement pas de prendre la mesure de la situation présente et de déployer une politique à sa hauteur. Interrogeons pour commencer les critères qui nous permettent de jauger la qualité de l'édition, notamment mais pas exclusivement de l’édition politique et de sciences sociales : un livre doit-il être avant tout et nécessairement « un outil d'émancipation au service des idées et des hommes » ? Et qui définira ce qui sert, si l'on adopte cette perspective utilitariste, l'émancipation ? Est-ce que la posture d'éditeur indépendant ou critique, notamment quand celle-ci se construit en opposition aux « grands et gros », n'engendre pas aussi ses propres aveuglements en matière de politique éditoriale ? Est-ce que le souci d'être identifié comme éditeur critique, d'être estampillé éditeur indépendant, ne conduit pas à négliger certains types de livres et à limiter inutilement notre domaine d'intervention aux livres ayant un « cachet » critique, aux livres qui seront immédiatement reconnus comme tels ? Mais, surtout, demandons-nous pourquoi le désir des lecteurs se portait autrefois sur tel ou tel type de livres qui ne suscitent aujourd'hui qu'un intérêt résiduel ; demandons-nous aussi vers quels types de livres le désir des lecteurs s'est tourné. Ces questions nous conduisent à situer nos débats dans un contexte plus vaste, contexte que non seulement les éditeurs mais plus généralement les différents secteurs de la gauche critique ont encore du mal à appréhender. Qu'en est-il du désir aujourd'hui, qu'en est-il du désir de démocratie ou même de révolution ? Pourquoi nombre de nos contemporains désirent-ils la domination et le « fascisme » ? Et, s’agissant du livre, quels sont donc les ressorts de la puissance de captation et de mobilisation du désir qu’exercent le marketing et la production de « l’édition sans éditeurs » ? Pouvons-nous nous contenter de disqualifier ce désir ? Pourquoi, le cas échéant, notre puissance d’agir est-elle si limitée et pourquoi sommes-nous, nous éditeurs indépendants, comparativement si peu « désirables » ? Autant de questions auxquelles la dénonciation rituelle et exclusive du « néo-libéralisme » ne permet pas d'apporter ne serait-ce que des éléments de réponse ; autant de questions auxquelles il faudra pourtant bien s'attacher si nous souhaitons déployer une politique démocratique radicale qui ne soit pas condamnée à l'impuissance et si nous voulons que l'édition indépendante ait une réalité et un avenir.

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Parce que l'édition constitue l'un des lieux privilégiés de l'élaboration et de la diffusion d'une culture critique et démocratique, les phénomènes de concentration et d'uniformisation que nous pouvons observer, qui tendent à réduire le livre à une marchandise dont le contenu importe peu, nécessitent assurément d'être analysés et portés à la connaissance du public. La prolifération de livres médiocres et vains, substituables les uns aux autres, et les graves problèmes de diffusion qui s'ensuivent constituent une réelle menace pour l'avenir de l'édition, et il convient de se donner les moyens d'une politique qui permette de relever ce défi. Mais la dénonciation de l'oligopole en formation dans le monde de l'édition risque de se réduire à une incantation impuissante, n'ayant aucune utilité, sinon celle d'offrir une image socialement valorisante des éditeurs indépendants, si nous n'élargissons pas et ne complexifions pas nos perspectives en situant ces transformations dans le contexte plus large des transformations de notre univers culturel et politique, notamment en assumant la question de savoir ce qu'il est advenu de notre désir de démocratie, de notre désir d'être toujours plus à penser, à lire et à agir ensemble pour que soient possibles d'autres modes d'existence individuels et collectifs.

C'est alors que l'édition pourra être véritablement une de ces vacuoles dont parle Gilles Deleuze, espace où s'interrompt le « bruit du monde » pour que puisse advenir une pensée critique portée par un désir démocratique : « On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer. [...] Nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment, mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. » (« Les intercesseurs », dans Pourparlers, Paris, Minuit, 1990).