lundi 23 juillet 2007

Une provocation (Le Pouvoir des mots de Judith Butler)


En collaboration avec Charlotte Nordmann
Avant-propos des traducteurs in Judith Butler Le Pouvoir des mots, Politique du performatif, Editions Amsterdam, Paris, 2004, trad. de Charlotte Nordmann, avec la collaboration de Jérôme Vidal.


Comment traduire Judith Butler ? Comment rejouer sa « provocation » (excitable speech) en français ? Comment traduire sa langue étrangement familière ? Et d'abord quelle est cette pulsion, cette incitation (excitable speech, encore) qui nous a poussés, contraints, à traduire ce livre ?

Au commencement (imaginaire ?), il y a ce besoin d'air frais, ce besoin de dépaysement, au moment où ici, en France, nous apercevons peut-être la sortie du tunnel dans lequel nous sommes entrés à l'aube des années quatre-vingt, à l'heure de tous les reniements, à l'heure, peut-être aussi, où certaines de nos illusions habilitantes [enabling] avaient épuisé leur puissance d'agir [agency]. Il ne faut pas cesser de vouloir – autrement dit d'exiger de nous-mêmes – la fin de ce grand backlash théorique et politique, de la réaction conservatrice dont la France a été le théâtre ces dernières années. L'œuvre de Judith Butler est assurément une des ressources que nous pouvons mobiliser à cette fin. Sa rigueur, son énergie, sa vulnérabilité aussi, nous devons nous les approprier, nous devons les déplacer, les rejouer ici, sur une nouvelle scène, dans un autre contexte, en France.

Mais le contexte français est-il si différent ? Les mots du pouvoir brulent, les mots du pouvoir tuent, ici comme aux États-Unis. Les discours racistes, sexistes et homophobes ne sont pas, ici comme aux États-Unis, sans effets. Qui a tenu la comptabilité morbide de tous les Rodney King que des policiers ont jugé bon d'abattre, de battre à mort, ici, en France, parce qu'ils avaient le tort de circuler dans une voiture volée, parce qu'ils avaient le tort de se trouver, menottés, dans un commissariat, aux mains de policiers racistes, après une interpellation musclée ? Qui dira le nombre de femmes humiliées, battues, violées ? Combien de pédés et de gouines ont été insultés parce qu'ils osaient marcher main dans la main, parce qu'ils osaient s'embrasser dans la rue ? Combien ont été injuriés, brutalisés, brulés vifs ? Nous avons traduit Excitable Speech, nous avons écrit Le pouvoir des mots, parce que Sébastien Nouchet a été brulé vif 1, parce que Mourad Belmokhtar a été assassiné par des gendarmes 2. Parce que nous ne voulons pas haïr leurs agresseurs. Parce que nous voulons transformer notre indignation et notre douleur en puissance d'agir. Cela, nulle « loi Gayssot », nulle pénalisation des propos homophobes, racistes ou sexistes, ne pourra le faire pour nous.

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Le pouvoir des mots est une intervention théorique, polémique, politique. Mais c'est aussi un récit, le récit le plus intime qui puisse être, celui de notre venue à l'être dans le langage. De te fabula narratur. Nous sommes ce que nous sommes parce que nous avons été constitués comme sujets dans le langage et par le langage. Nous n'avions rien demandé. D'ailleurs, « nous » n'étions pas avant cette scène primitive, celle de notre interpellation par l'Autre dans le langage. Une vieille histoire. Répétée, continuée, recommencée pour chacun d'entre nous, à tout moment de nos vies. Nous avons été nommés, désignés, identifiés, dès avant notre naissance – et très vite aussi, nous avons été insultés, injuriés, blessés par des mots. Que faire ? Comment faire avec les mots que nous n'avons pas choisis, qui nous constituent et dont nous usons, les mots dont on use pour s'adresser à nous, les mots qui parfois, souvent, nous heurtent ? C'est à cette question que Judith Butler s'efforce d'apporter des éléments de réponse.

Il faut résister, affirme-t-elle avec vigueur, à la tentation d'instaurer une police du langage, de confier à l'état le soin de policer le langage, de définir les limites du dicible et de l'indicible. Là où certains voudraient recourir à la censure d'état, pour conjurer le pouvoir des mots, pour neutraliser leur violence, Judith Butler affirme une foi inébranlable dans le pouvoir des mots, dans notre pouvoir de détourner la force et la violence des mots du pouvoir, de les retourner pour maximiser notre puissance d'agir. Au travers de l'analyse de cas concrets, elle s'efforce d'établir l'ambivalence de la violence verbale, du hate speech, des discours homophobes, sexistes ou racistes : s'ils peuvent briser les personnes auxquelles ils sont adressés, ils peuvent aussi être retournés et ouvrir l'espace d'une lutte politique et d'une subversion des identités assignées.

L'histoire des discours, l'histoire des actes de discours est nécessairement ouverte. Toute entreprise de clôture de cette histoire est vouée à l'échec. Il n'est pas, il ne peut y avoir de « maitres » du langage, de « législateurs » suprêmes de la langue. Nous ne sommes pas souverains. L'état n'est pas, n'est plus souverain. Le pouvoir est diffus. Le pouvoir des mots nous échappe : les mots ont un passé et un avenir qui défient tout effort pour les saisir, les figer irrémédiablement. Nous sommes voués à la répétition ; mais si la nature même du langage interdit d'imaginer sa clôture, nous sommes responsables de sa répétition. Sa répétition n'est pas nécessairement la répétition du même. Nous pouvons introduire dans le discours un clinamen, une déviation ; nous pouvons faire dévier la trajectoire injurieuse des mots : l'histoire de la subversion de mots comme « gay » ou « queer » en témoigne.

Ces analyses n'ont rien d'« abstrait ». Que les contextes de nos énoncés, et notamment des énoncés injurieux, ne sont pas fermés sur eux-mêmes, mais ouverts et changeants, les censeurs en apportent eux-mêmes la preuve matérielle. Ils ne peuvent pas ne pas citer les discours de haine. Quand, dans une cour de justice, un juge ou un avocat affirme que tel ou tel mot est nécessairement injurieux, quel que soit le contexte de son énonciation, il prend le risque de le réactiver, mais prouve aussi à son insu, en citant ce mot, que celui-ci peut être rejoué et resignifié dans des contextes inédits.

Ces analyses n'ont rien de « théorique ». Non seulement parce qu'elles s'appuient sur l'étude de cas concrets (notamment de procès), mais parce que ce qui est en jeu, c'est la possibilité même d'une politique progressiste, d'une politique d'émancipation, de l'extension de notre compréhension de ce qu'« universel » veut dire. Les arguments en faveur d'une régulation étatique des discours menacent d'être retournés contre leurs auteurs, et le sont effectivement. C'est au nom de la conception de la performativité des discours à l'œuvre dans l'argumentation des partisans d'une police étatique du langage que l'on s'en prend aujourd'hui à ce qui fait le fond même de la pratique politique des mouvements gay et lesbien. C'est en s'appuyant sur les arguments que déploie, entre autres, Catharine MacKinnon pour défendre l'interdiction des représentations pornographiques (arguments auxquels font écho les prises de position de nombreuses féministes françaises), que des juges aujourd'hui s'en prennent aux expressions les plus caractéristiques de la politique gay et lesbienne. Judith Butler rappelle ainsi qu'au centre de celle-ci « se trouvent nombre d'« actes de discours » qui peuvent être et ont effectivement été considérés comme des conduites offensantes et injurieuses : représentation de soi impudique, comme dans l'œuvre du photographe Mapplethorpe ; déclaration publique par des homosexuels de leur homosexualité, comme dans la pratique du coming out ; et éducation sexuelle explicite, comme dans l'éducation sur le sida. »

Du reste, en France, la loi du 1er juillet 1972 et ses additifs, qui pénalisent les propos racistes, n'ont nullement empêché trois premiers ministres de parler de « personnes étrangères à la réalité sociale de la France manipulées par des ayatollahs » à propos d'ouvriers en grève, et d'affirmer que « Le Pen pose les vrais problèmes » ou que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde » – autant d'énoncés dont le caractère raciste, dans le contexte de leur énonciation, est difficilement contestable.

L'invocation de l'« universel » comme principe pratique de contrôle et de limitation de nos efforts pour réguler les discours de haine, invocation d'inspiration habermassienne, ne peut constituer une réponse satisfaisante au problème soulevé, et cela pour une simple et bonne raison : l'histoire de l'universel est elle-même ouverte, les formulations existantes de l'universel ne sont que provisoires, sa signification et sa définition sont l'objet de litiges. Il n'est donc pas possible de déclarer que c'est en tant qu'ils portent atteinte à l'universel que nous devons et pouvons censurer les discours de haine. Comment ne pas voir que les critiques, au nom de l'universel, de l'universel existant risquent de tomber sous les coups de cette même loi ? « Affirmer que l'universel n'a pas encore été formulé, c'est insister sur le fait que ce « pas encore » est propre à la compréhension de l'universel lui-même : ce qui reste « irréalisé » dans l'universel constitue son essence. L'universel ne peut commencer à être formulé qu'à travers les défis lancés à sa formulation existante, et ce défi vient de ceux qui ne sont pas inclus en lui, qui n'ont aucun titre à occuper la place du sujet, mais qui, malgré cela, exigent que l'universel comme tel les inclue. Les exclus constituent en ce sens la limite contingente de l'universalisation. Et « l'universel », loin d'être proportionné à sa formulation conventionnelle, émerge comme un idéal postulé, ouvert et sans limites, qui n'est adéquatement exprimé par aucun ensemble de conventions juridiques données. » Ceux et celles qui luttaient hier et qui luttent aujourd'hui encore pour un suffrage vraiment universel, ceux aussi qui se battent, au nom de l'égalité, pour le droit au mariage des couples homosexuels le savent bien. Il ne s'agit pas d'affirmer que l'universalisme proclamé de l'état et de ses institutions n'est qu'un voile jeté sur des rapports de domination ; il est difficilement contestable que cet universalisme a des effets émancipateurs réels ; reste qu'il est aussi le support de formes de normalisation et d'exclusion qu'il n'est pas illégitime de mettre en question – au nom de l'universel à venir.

Nous sommes donc de ceux qui pensent que la censure légale est un leurre, l'une des pires armes qui soient contre les opinions criminelles, une arme que l'on retournera contre nous. Il ne s'agit pas d'affirmer que les actes de discours qui, indiscutablement, ont pour conséquence de, littéralement, blesser ou tuer ne doivent pas être poursuivis. Pour cela, le dispositif législatif existant nous offre déjà les instruments nécessaires. Il s'agit d'opposer à la police des discours que d'aucuns appellent de leurs vœux, une politique de la langue et des institutions dont la politique des gays et des lesbiennes est sans doute aujourd'hui la plus éclatante des illustrations, politique dont l'efficacité, la productivité, la performativité est incontestable. Pour ce qui est de l'homophobie, de la lutte contre l'hétérosexisme, nous refusons la tentation du recours à une loi réprimant les propos homophobes ; nous préférons de loin la perspective, particulièrement inventive, et assurément plus féconde, choisie par les initiateurs (Daniel Borillo et Didier éribon) du « manifeste pour l'égalité des droits » 3 : c'est, au nom de l'égalité, à l'appareil d'état homophobe qu'il faut s'en prendre, à ce qui dans l'universel existant dénie l'universel.

Le présupposé et l'effet des discours des partisans de la censure d'état, c'est la focalisation de la critique des actes de discours et des conduites homophobes, racistes et sexistes sur des individus, présentés comme coupables et responsables de ces actes et de ces conduites. Si ces individus sont bien responsables de la répétition qu'ils opèrent des énoncés homophobes, racistes ou sexistes, énoncés qui concentrent ou cristallisent l'histoire des institutions et des énoncés homophobes, sexistes ou racistes, ils ne peuvent être considérés comme les initiateurs de ces discours qu'ils répètent ; au moment où ils les énoncent, ils sont plus parlés et agis qu'ils ne parlent ou agissent. Les partisans de la censure d'état réactivent ainsi la représentation d'individus-sujets souverains, absolument maitres et responsables de leurs discours et de leurs actes, représentation imaginaire qui, sans doute, a ceci de rassurant qu'elle permet de localiser, d'identifier un lieu du pouvoir et de la violence, mais qui a ceci de pernicieux qu'elle évacue la question de la diffusion du pouvoir et du caractère institutionnel ou structurel de la violence. La violence du discours de haine ne se soutient que d'être adossée à un réseau de pratiques et d'institutions et à une histoire. Faire des discours homophobes, racistes et sexistes une affaire de personne, isoler ces discours, c'est jeter un voile sur leur caractère institutionnel, c'est faire l'impasse sur ce qui communique sa force à ces discours ; c'est prendre le risque de leur perpétuation. À la moralisation et à la censure, il faut opposer une éthique et une politique.

Il faut renoncer au fantasme d'un monde policé, où toute violence serait toujours déjà neutralisée, où tout conflit serait d'avance désamorcé par des procédures de concertation, d'où tout dissensus serait exclu ou refoulé. Un monde apolitique. Il faut assurément travailler à réduire le niveau de la violence sociale. Mais ce travail présuppose justement que nous prenions acte de ce que nous ne sommes pas maitres du langage et de l'histoire, de ce que l'histoire est ouverte. Mais ce travail présuppose que nous prenions acte que l'état ou les individus ne sont pas le lieu d'un pouvoir souverain.

Contre ce fantasme d'un monde bien policé, contre le fantasme de la fin de l'histoire, Judith Butler réactive la critique que l'on peut dire foucaldienne ou même spinoziste de la souveraineté 4. Nous ne sommes pas souverains. Mais nous ne sommes pas non plus condamnés à la répétition et à la perpétuation de la domination ou de l'aliénation. Le pouvoir des mots ne nous fige pas. Nous pouvons le faire dérailler. Si nous sommes vulnérables, irréductiblement vulnérables, notre vulnérabilité est aussi la condition de possibilité de la maximisation de notre puissance d'agir, de notre empowerment. À l'éthique spinoziste, dont on ne dira jamais assez qu'elle est aussi nécessairement une politique (il n'y a de processus d'émancipation que collectif), Judith Butler ajoute une théorie de la puissance d'agir du langage, de la puissance d'agir que nous, êtres de langage, pouvons démultiplier dans le langage et par lui. Parce que l'histoire du langage est ouverte, parce qu'il y a une historicité du langage, parce que nous pouvons rejouer le langage qui se joue de nous.

Le fait que les actes de discours sont toujours aussi des actes du corps, qu'ils sont des actes du corps de ceux qui parlent, mais qu'ils agissent aussi sur le corps de leurs destinataires, est ici essentiel. C'est parce que le corps est impliqué dans ce que nous disons, que le corps dit toujours plus et autre chose que ce que nous voulons dire, que nous ne sommes pas maitres de ce que nous disons. Du fait de cet hiatus, le discours de haine peut produire des effets inattendus, différents de ceux qu'il visait. Si, en tant que corps, nous sommes vulnérables, notre vulnérabilité peut aussi être l'instrument d'une incitation, d'une provocation à agir et à réagir ; au lieu de nous paralyser, le discours de haine est alors la source d'une puissance d'agir renouvelée. L'histoire de Rosa Parks est exemplaire à cet égard. Un jour de 1955, Rosa Parks, une couturière afro-américaine, rentre chez elle, en bus, après une journée de travail ; elle décide alors, en un acte « insensé », qui met en jeu son corps, de ne pas céder sa place à un Blanc, comme les lois ségrégationnistes de la ville de Montgomery, où elle habite, l'y obligent. Elle est arrêtée. Son ami E. D. Nixon, dirigeant de longue date du mouvement des droits civiques, organise alors le boycott du service de bus de la ville. Le jeune prêtre choisi pour diriger le boycott se nomme Martin Luther King Jr. Le boycott, soutenu par toute la population afro-américaine de Montgomery, durera des semaines. Près d'un an après l'arrestation de Rosa Parks, le 13 novembre 1956, la Cour suprême des États-Unis annule sa condamnation et juge les lois ségrégationnistes de Montgomery inconstitutionnelles.

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L'un des objectifs de cette préface, on l'aura compris, est d'éviter que la traduction, la translation de Judith Butler en France, soit l'occasion de sa sanctification et de sa neutralisation. Un texte comme Excitable Speech recèle une énergie critique et polémique qui, indubitablement, le prémunit en partie contre ce risque. Mais la célébration est bien souvent un éteignoir des plus efficaces. Si l'on n'y prenait garde, Judith Butler pourrait bien devenir le supplément d'âme exotique, la pincée de poivre critique, dont certains voudraient relever leur vacuité théorique et politique. On a par exemple soutenu que, avec la traduction de Judith Butler, la distinction entre genre et sexe faisait son entrée, par la grande porte, dans le paysage théorique français, distinction qui aurait, à de rares exceptions près, été ignorée jusque-là : cette affirmation revient à biffer d'un trait de plume les débats qui ont lieu depuis des années dans les cercles féministes, et augure mal de la réception de l'œuvre de Judith Butler. L'intérêt de Judith Butler n'est pas d'avoir élaboré cette distinction, il est bien au contraire d'en avoir produit une des mises en question, une des critiques les plus originales, les plus intéressantes.

Bien sûr, il est probable qu'aucun texte ne peut échapper au risque de sa canonisation lénifiante et, du reste, une telle canonisation n'empêche pas nécessairement des réappropriations critiques et fécondes. Notre souhait le plus cher est que la publicité dont bénéficient depuis peu en France les écrits de Judith Butler soit l'occasion de semblables réappropriations, mais aussi d'une discussion et d'une critique des thèses qu'elle a élaborées de livre en livre, d'une mise à jour de ce qu'il peut y avoir de problématique dans des livres comme Le pouvoir des mots ou Gender Trouble 5. Il n'y aurait sans doute pas de pire injure à faire à Judith Butler que de ne pas répondre avec rigueur à la provocation à penser que constitue son travail.

Il faut dire et redire que les travaux de Judith Butler ne sont pas une « affaire américaine », la scène théorique d'un petit théâtre où des personnages curieux comme Anita Hill, Clarence Thomas, William Clinton, Rodney King, Catharine MacKinnon et quelques drag-queens donneraient au dramaturge l'occasion de proférer des mots amusants et quelque peu exotiques comme « queer » et « performance ». Il faut, pour ainsi dire, déterritorialiser Butler. La traduire. Montrer que les questions qu'elle pose sont des questions qui, de fait, peut-être même malgré elle, nous sont adressées. Les débats récents sur la parité, le harcèlement (notamment l'affaire Bertaux/Le Bras) 6, la pornographie, les violences sexuelles, la prostitution, le foulard islamique, le mariage des couples homosexuels, l'homophobie, ce qu'Éric Fassin appelle « la politisation des questions sexuelles » 7, constituent autant de sites à partir desquels lire Judith Butler, autant de sites où mobiliser les outils théoriques et les questions qu'elle a mis à notre disposition. Ces débats exigent en un sens que nous les reprenions, les reformulions à l'aide de livres comme La vie psychique du pouvoir 8, Le pouvoir des mots et Gender Trouble.

Pour cela, il fallait commencer par traduire Butler, la faire passer d'une langue à l'autre. Ce qui n'est pas une mince affaire. Dans le cours de notre travail, avouons-le, nous avons plus d'une fois maudit l'auteur de Gender Trouble. Les torsions auxquelles elle soumet la langue anglaise, les glissements qu'elle impose aux termes qui composent son lexique ne peuvent être restitués en français qu'avec difficulté. Cette difficulté est accrue, paradoxalement, par la proximité, à maints égards, avec la langue française. La langue de Butler reste une langue théorique, une langue universitaire – et l'anglais scolastique est avant tout, comme le français, une langue dérivée du latin. La plupart des concepts-clés dont Judith Butler fait usage dans Le pouvoir des mots trouvent leurs quasi-équivalents en français : injury, vulnerability, performance, offensive, conduct, address, agency, action, act, figure, regulate, interpellation, forclusion… L'anglais de Judith Butler n'est donc pas tout à fait une langue étrangère. D'autant plus que beaucoup de ses références théoriques sont françaises. Citons seulement ici les noms de Louis Althusser, Étienne Balibar, Pierre Bourdieu, Jacques Derrida, Michel Foucault, Jacques Lacan (autant d'auteurs que, pour ainsi dire, avec une grande liberté, elle frotte les uns contre les autres, ce qui étonnera peut-être les lecteurs français, de façon à parvenir à formuler, en jouant les forces et les faiblesses des uns contre les autres, ce qu'elle cherche à énoncer). Mais cette proximité ne saurait masquer l'« étrangeté » de l'univers de Judith Butler, univers dans lequel des termes aussi simples en apparence que hate speech, empowerment ou agency sont monnaie courante – termes qui n'ont pourtant pas d'équivalents en français…

Nous nous sommes efforcés de ne pas contourner la difficulté, mais au contraire de nous appuyer sur elle, de nous appuyer sur l'étrange familiarité de la langue de Judith Butler. Nous nous sommes employés à reproduire aussi efficacement que possible la poétique propre de cette langue. Ce qui impliquait de forcer à son tour un peu la langue française, de bousculer les usages – et de ne pas gommer entièrement le travail de la traduction. Gageons que cette stratégie, loin d'obscurcir le texte, restituera un tant soit peu son agency et facilitera son accès aux lecteurs francophones.


1 Sébastien Nouchet a été brulé vif dans son jardin le 16 janvier 2004, à Nœux-les-Mines (59), par des agresseurs homophobes.
2 Pour plus d'information sur les circonstances de la mort de Mourad Belmokhtar, consulter le site du Mouvement de l'Immigration et des Banlieues (MIB) :
http://mib.ouvaton.org
3 Pour consulter et signer ce manifeste :
http://www.petitiononline.com/egalite/petition.html
Revendiquer le droit au mariage des couples de même sexe, c'est travailler à subvertir radicalement une institution homophobe, tout comme l'extension du suffrage « universel », en conférant le droit de vote aux habitants de ce pays qui en sont privés, transformerait profondément le sens de celui-ci.
4 On trouvera une confrontation très suggestive des opérations théoriques de Spinoza et de Foucault dans l'article de Pierre Macherey « Pour une histoire naturelle des normes » (dans Michel Foucault philosophe, ouvrage collectif, Paris, Éditions du Seuil, 1988).
5 Judith Butler, Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990.
6 Lire sur ce point l'analyse comparée des discours et des dispositifs législatifs sur le harcèlement en France et aux États-Unis par Abigail C. Saguy : What Is Sexual Harassment? From Capitol Hill to the Sorbonne, Berkeley, University of California Press, 2003.
7 Clarisse Fabre, Éric Fassin, Liberté, égalité, sexualités, Actualité politique des questions sexuelles, Paris, Belfond, 2003.
8 Judith Butler, La vie psychique du pouvoir, L'assujettissement en théories (traduction française de The Psychic Life of Power. Theories in Subjection, par Brice Matthieussent), Paris, Léo Scheer, collection Non & Non, 2003. De Judith Butler, on pourra lire aussi en français La parenté entre la vie et la mort (traduction française de Antigone's Claim: Kinship Between Life and Death par Guy Le Gaufey), Paris, EPEL, 2003.