dimanche 21 septembre 2008

Sur Mai 68

Les remarques qui suivent sont extraites d'un entretien croisé réalisé par Eric Aeschimann avec Jean-Pierre Le Goff. Seules figures ici mes (Jérôme Vidal) réponses. Cet entretien a été publié dans le journal Libération du 24 février 2008.

  • Pour commencer, juste une remarque un peu ironique sur les célébrations de 68: leur calendrier reflète d'abord les intérêts d'un certain nombre de professionnels, journalistes, éditeurs - dont je suis -, acteurs de la mémoire de 68... Chacun obéît à son propre agenda. Mais bon, ces commémorations n'en restent pas moins l'occasion d'un véritable travail de réflexion et de réappropriation. La production devient plus intéressante, et surtout la recherche acquiert en subtilité, complexité, modestie. On sent davantage le souci de ne pas avancer des énoncés définitifs, de montrer le morcellement de l'événement, d'éviter la starisation, de s'intéresser à ce qui s'est passé en province, etc. Une histoire souterraine de Mai 68 et de « ses vies ultérieures », comme dit Kristin Ross, est peu à peu mise au jour. Ce travail se diffuse dans la société et, que ce soit chez les chercheurs ou chez les individus lambda, il me semble que le mythe est en train de régresser, au profit de l'événement pris dans sa complexité. Il est plus rare aujourd'hui de voir brandir 68 comme un fétiche sacré qu'il faudrait défendre contre l'ennemi, fut-il Sarkzoy.
  • Les choses sont plus compliquées. Je crois que son discours s'adressait peut-être moins aux "revanchards" de droite - ce qui, du reste, serait un comble au vu de ce que sa vie privée dévoile de son rapport à la tradition - qu'à un certain électorat de gauche qui, depuis quelques années, charge 68 de tous les maux existants, y compris et surtout le triomphe du néolibéralisme. Les thèses de l'américain Christopher Lash, pour qui 68 serait le terreau de l'individualisme narcissique et du libéralisme triomphant, ont joué un rôle important dans la montée en puissance de cette "haine de 68" version "de gauche". On en retrouve la marque du côté de la gauche souverainiste, républicaniste ou de certains secteurs de la mouvance anti-libérale, y compris dans les milieux libertaires... Le livre de Jean-Claude Michéa paru à la rentrée, dont la critique du libéralisme s'accompagne d'une critique du supposé individualisme de 68 et des luttes des minorités (ethniques, sexuelles, etc..) qui en seraient la continuation, en constitue un bon exemple. Cela m'amène à définir à ma façon ce qui relève ou ne relève pas de 68. Jean-Pierre Le Goff a raison de dire que 68, comme événement circonscrit aux mois de mai et juin, ne saurait être qualifié de féministe ou d'écologiste. Mais il y a eu alors la remise en cause d'un certain type de "domination", une libération de la parole, et c'est cette rupture qui a produit ses effets plus tard sur des questions diverses : les immigrés, les prisons, le féminisme… Ce fut un peu comme un jeu domino, avec des conséquences à retardement.
  • 68 est un événement et le propre d'un événement, c'est de ne pas être porteur d'un projet politique figé, mais au contraire, de venir modifier les grilles politiques préétablies, d'être imprévu et de rester, même après-coup, en partie indéterminable. Au fond, de 68, nous ne connaissons que les effets. C'est pourquoi, dès le départ et pour probablement encore un petit bout de temps, la signification de 68 a été inséparable de ses usages et des interprétations qui en ont été proposées. Bien sûr, il faut prendre garde à la tentation d'en faire le pivot de toutes les explications, d'y fondre des transformations sociales qui, rappelons-le, ont aussi lieu dans des pays qui n'ont pas eu de 68... On peut cependant parler d'un héritage, et même, pour reprendre le titre du livre de Jean-Pierre Le Goff, d'un héritage impossible, mais au sens où l'on dit d'un mot qu'il est "impossible" à traduire, "intraduisible". De même que « l'impossibilité » d'une traduction indique l'existence d'une difficulté persistante, intéressante à creuser, de même l'impossibilité de l'héritage ne signale pas sa péremption, mais l'effort de traduction, d'historisication, de problématisation qu'il appelle. En 68, certains acteurs ont interprété l'événement dans les termes qu'ils avaient à leur disposition - pour dire vite: la vulgate marxiste-léniniste. Or, 68 est précisément venu ruiner ce vocabulaire et aucune langue de substitution n'est venu le remplacer. Il y a là une zone d'incertitude qui est aussi une zone d'exploration, de construction possible. C'est ainsi que s'est engagé, autour de l'altermondialisme et des travaux de Négri, Rancière, Bensaïd, Badiou et d'autres, une vaste réflexion sur ce que 68 avait échoué à penser: le rapport de la politique à l'Etat, au parlementarisme, à la démocratie représentative. Si l'on peut parler d'une actualité politique de 68, c'est dans cette discussion politique en cours, qui reprend le problème là où les années 70 l'avaient laissé. De ce point de vue, l'on peut dire que « Mai 68 » est aujourd'hui un des noms de la politique, c'est-à-dire du dissensus, de la critique et de la dénaturalisation des normes et de la domination - et ceux qu'irrite Mai 68 sont précisément ceux qui voudraient aujourd'hui renaturaliser la domination, dépolitiser la société.
  • Sur le problème précis de l'Etat et du rapport aux institutions, si nous héritons quelque chose de 68, c'est sous la forme d'une interrogation, d'une discussion critique qui a repris de l'intensité depuis 1995. Jean-Pierre Le Goff considère que le débat devrait être derrière nous; pour ma part, je le trouve intéressant, y compris quand l'anti-autoritarisme issu de 68 va jusqu'à « diaboliser » le pouvoir (« changer le monde sans prendre le pouvoir », pour reprendre la formule de John Holloway). Et je dois dire que je suis assez rétif à la distinction tranchée entre révolte culturelle et révolte ouvrière qu'opèrent ceux qui voudraient réduire la mise en cause du pouvoir à une simple poussée d'urticaire générationnelle. Comme le montre un récent et important livre de Xavier Vigna, il y a eu autant d'insurbordination dans les grèves ouvrières que dans les manifestations étudiantes, et aujourd'hui, dans un contexte très différent, on sent que circule dans la société une aspiration de même nature: une insurbordination qui n'a pas encore trouvé sa forme, ses relais et son langage.
  • Pour moi, les revendications sexuelles des années 1990-2000 - ce qu'Eric Fassin appelle "les politiques de la sexualité" - ne sont ni "communautaires" ni "victimaires". Et elles restent liées à 68, malgré des différences évidentes : par exemple, si à l'époque les revendications du mouvement gay insistaient sur le droit à l'invention et à l'expérimentation « privée », la demande actuelle d'une égalité juridique - droit au mariage et à l'adoption - montre que le travail critique engagé à l'époque s'est poursuivi et appréhende maintenant de façon beaucoup plus complexe la question des institutions et des normes. Il y avait certes un certain rousseauïsme naïf à l'œuvre dans les discours de l'époque. Mais il faut appréhender l'événement dans sa dynamique contradictoire. Foucault, Bourdieu, Lacan, tous les penseurs que Luc Ferry et Alain Renault ont réuni sous le label de "pensée 68", sont ceux-là mêmes qui justement ont très vite critiqué les naïvetés des manifestants et de leurs continuateurs. A mes yeux, 68, c'est autant la critique du pouvoir et de l'aliénation formulée au plus chaud de l'événement que la critique de cette critique telle qu'elle s'est élaborée tout de suite après.
  • Le rapprochement entre mai 68 et un certain usage des médias est lié au parcours de leaders de groupuscules qui, confrontés à leurs propres impasses politiques, ont été conduit à investir les médias comme substitut - un phénomène dont le journal Libération est emblématique. Partant de ce constat, la gauche radicale, à laquelle j'appartiens, se contente trop souvent d'une dénonciation hâtive des médias. Mais les médias sont le bain où nous circulons et on voit mal comment toute action politique pourrait en faire abstraction. Il n'est donc pas question de dénoncer en soi un activisme qui prendrait les médias comme cible ou instrument. Une association comme Act Up-Paris s'est effectivement fait connaître du grand public par ses interventions dans les médias. Mais peut-on l'accuser de démagogie, elle qui a mené en profondeur un travail de contre-expertise, dans le sillage notamment de l'investigation sur le terrain prôné juste après 68 par Michel Foucault à propos des prisons? Si Act Up a tiré quelque chose de 68, c'est cette capacité de prise de parole, de mise à distance sans diabolisation de la politique gouvernementale, de remise en cause des savoirs autorisés, d'attention aux savoirs produits par les intéressés, de problématisation publique et collective d'une question - et non d'on ne sait quelle posture victimaire.
  • Il s'est effectivement développé, depuis les années 1980, au PS une représentation largement fantasmatique des classes populaires, identifiées en bloc comme racistes, rétives à la modernisation, etc. Peut-on pour autant rattacher SOS-Racisme à 68? Daniel Cohn-Bendit, qui incarne cette gauche de "valeurs", ne cesse de répéter que "68, c'est fini", et situe son engagement actuel dans un horizon qui n'est pas celui de 68. Si on parle d'un héritage vivant, actif, ce n'est pas de ce côté qu'il faut chercher. Il faut admettre que 68 a permis de problématiser notre rappport à l'Etat et aux institutions représentatives et qu'il a ouvert une brèche entre la question sociale et des questions dites sociétales ou minoritaires. Mais son héritage, pour moi, consiste justement à ne pas fuir la difficulté et à penser ensemble ces questions et à les articuler.