vendredi 30 novembre 2007

Gérard Noiriel et la République des "intellectuels"

(Article publié dans le n° 2 (nov-déc 2007) de La Revue internationale des livres et des idées)


A propos du livre de Gérard Noiriel, Les Fils maudits de la République. L’avenir des intellectuels en France


Gérard Noiriel est, sans conteste, pour autant que nous puissions en juger, l’un des historiens qui ont contribué de la façon la plus décisive qui soit à l’histoire de la France contemporaine, à l’histoire de la constitution nationale/sociale de la société, tant à travers les recherches originales qu’il a menées (Longwy. Immigrés et prolétaires (1880-1980); La Tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe (1793-1993); Les Origines républicaines de Vichy) qu’à travers ses fortes synthèses, non moins originales, de ses propres travaux et des travaux de nombreux historiens et sociologues (Les Ouvriers dans la société française (XIXe-XXe siècle); Le Creuset français. Histoire de l’immigration (XIXe-XXe siècle) . Il ne s’agit certes pas d’affirmer que ces livres contiennent des vues définitives et indiscutables, qu’ils ont épuisé leurs objets ou qu’ils avancent un modèle de compréhension ou d’explication sans reste. Le Creuset français a ainsi ses points aveugles : l’histoire de la forme-nation et de l’immigration y est à peu près totalement déconnectée de l’histoire du genre et des sexualités et de l’histoire coloniale, comme si ces histoires pouvaient être dissociées, comme si elles n’étaient pas intimement mêlées, et ce dès avant le développement de l’immigration (post)coloniale en direction de la métropole. Mais ces manques eux-mêmes permettent de faire ressortir toute la force et l’intérêt de l’entreprise conduite par Gérard Noiriel : proposer l’intégration d’histoires analytiquement disjointes (l’histoire de l’immigration, l’histoire de l’industrialisation, l’histoire ouvrière, l’histoire de l’État et de sa démocratisation relative, l’histoire de la nationalisation de la société) afin de ressaisir le processus d’intégration qui a abouti à la constitution nationale/sociale de la société française. Autrement dit, il s’agissait pour l’historien de proposer un modèle du processus d’intégration de la société – modèle qui n’est pas l’expression d’une passion totalisatrice, mais la traduction d’un effort pour décrire les processus qui ont effectivement produit la société française comme réalité intégrée et, avec elle, de nécessité, son cortège de "problèmes d’intégration".

Cette démarche ne pouvait qu’aller contre le refus des grandes synthèses dont font souvent montre les historiens professionnels en France. Ce refus, qui peut être méthodologiquement justifié s’agissant d’histoires qui, étant donné les objets qui sont les leurs et les contraintes matérielles qui s’imposent à elles, rendent de telles synthèses toujours prématurées, ne pouvait plus tenir s’agissant de l’histoire de la France contemporaine, une fois reconnu, à la suite d’Émile Durkheim, que la caractéristique fondamentale de celle-ci est précisément le processus d’intégration nationale/sociale de la société. À la primauté de l’étude des cas, il fallait donc substituer un mouvement circulaire : des études de cas et des histoires particulières aux tentatives de synthèses, et de celles-ci à celles-là. Il fallait de plus revenir, au moment où l’histoire se fait histoire de la production de la société, sur le partage disciplinaire trop net entre histoire et sociologie. Fondée en réalité, la démarche socio-historienne de Gérard Noiriel peut ainsi fonctionner comme un véritable programme de recherche visant à prolonger, compliquer et critiquer ses premiers résultats.

Étant donné l’impressionnante cohérence et la puissance de description de ce modèle, étant donné son immense productivité potentielle en tant que programme de recherche, étant donné tout ce qu’il doit aux connaissances et aux savoirs cumulés de ses prédécesseurs et de ses contemporains (Gérard Noiriel n’est pas et ne se présente pas comme un titan de la pensée historienne, mais comme un extraordinaire accumulateur), son oeuvre semble constituer une sorte de démonstration en acte du bien-fondé de sa vision de la cité "savante". Cette vision, ainsi que la conception du rôle de l’"intellectuel" et les interventions publiques récentes de Gérard Noiriel, ont cependant de quoi susciter un certain étonnement. Examinons donc l’essai qu’il a consacré à ces questions et à l’histoire de l’intellectualité en France.

Le titre même de cet essai devrait alerter ses lecteurs . Que suggère en effet la désignation de "fils maudits de la République", et comment peut-on l’interpréter à la lumière de l’ouvrage ? Prenons, comme il se doit, ce titre et cette métaphore au sérieux. Elle traduit en termes de filiation et donc de parenté le lien existant entre, d’une part, l’établissement du parlementarisme et du suffrage dit universel, et, d’autre part, l’autonomisation des disciplines universitaires et la promotion historique de la figure et du rôle de l’"intellectuel" – la République occupant ici le rôle de mère protectrice et à protéger. Elle fusionne les figures du poète maudit et du fils prodigue au sein de celle, romantique et idéalisée, du fils maudit. Elle genre la figure de l’intellectuel : les fils maudits de la République ne sont pas ses enfants, ne sont pas ses fils et ses filles ; ils sont de sexe masculin. Elle mobilise une morale de la reconnaissance familiale : la République a négligé ses fils, et ses fils, pour leur part, n’ont pas pris soin d’elle comme ils auraient dû ; les rejetons de la République doivent se préoccuper de leur génitrice, et celle-ci doit les reconnaître à leur juste valeur et leur faire la place qui leur revient dans son giron ; et, puisqu’elle y rechigne, ils doivent faire taire leurs divergences et s’unir pour forcer cette reconnaissance. Tout un programme – que Gérard Noiriel développe effectivement dans son ouvrage.

Citons les pages conclusives de cet essai, dans lesquelles l’auteur livre la signification et les conséquences politiques de ce curieux tableau des "intellectuels" à la manière de Jean-Baptiste Greuze :

La question décisive est de savoir quelles sont aujourd’hui les véritables lignes de fracture qui traversent la vie publique de ce pays, de façon à dégager les points communs autour desquels pourrait se construire une nouvelle alliance entre tous ceux qui veulent maintenir un lien entre le savant et le politique, pour défendre sur la place publique les idéaux progressistes de la République, attaqués de toute part . (p. 258)
[…] les intellectuels ne se sont jamais interrogés sur les effets réels des discours qu’ils tiennent dans l’espace public. Pour alimenter leurs disputes, ils ont même préféré maintenir hors du champ de leur réflexion ce qui faisait leur raison d’être. Toutes les polémiques qui les ont opposés entre eux depuis un siècle reposent sur le même argument. Le héros de la pensée dit la vérité au pouvoir au nom des opprimés, en combattant les traîtres qui font le malheur du peuple. Cette logique dite "stalinienne" structure en réalité l’identité des intellectuels depuis le XIXe siècle. (p. 259)
De même qu’ils admettent aujourd’hui l’idée que la démocratie constitue leur seul horizon d’attente, de même les intellectuels acceptent, désormais, la séparation des fonctions et compétences. (p. 264)

Les connaissances que les chercheurs produisent sur la société ne peuvent pas être communiquées telles quelles au grand public. Elles doivent être traduites dans un langage qui « touche « les citoyens, qui leur "parle" suffisamment pour qu’ils puissent se les approprier et les utiliser dans leur vie quotidienne. (p. 265)

Trois fonctions, en partie contradictoires mais complémentaires, caractérisent les intellectuels : la critique, l’expertise et la compréhension. Obnubilés par leurs divergences, ils ont fini par perdre de vue le fait que, par définition, ils faisaient partie du camp progressiste. Aujourd’hui encore, ils ont donc le même adversaire. Ils s’opposent aux conservateurs, dont la fonction propre est de diffuser une vision du monde qui inverse la relation dominants-dominés, afin de présenter à l’opinion les victimes de la société capitaliste comme des agresseurs. Un intellectuel se reconnaît donc, avant tout, au fait qu’il refuse cette permutation des rôles, parce qu’elle alimente les représentations négatives qui stigmatisent des individus n’ayant pas la possibilité de s’exprimer sur la place publique. À la fin du XIXe siècle, les intellectuels français avaient réussi à tous se rassembler pour défendre la dignité des personnes qui, à l’instar du capitaine Dreyfus, étaient rejetées en raison de leur origine, de leur nationalité ou de leur religion. (p. 266)

Nous pouvons avoir des opinions différentes sur la "mondialisation", sur la réforme de la Sécurité sociale, sur le réchauffement de la planète. Mais nous devons être capables, au-delà de ces différences de nous retrouver afin de protester et d’agir collectivement contre les formes de discrimination et de stigmatisation qui sévissent dans le monde actuel. (p. 266-267)

La plupart des citoyens n’ont pas d’autre choix, en effet, que de nommer leurs problèmes à l’aide du langage que leur fournissent ceux qui détiennent le privilège de parler en public. (p. 267)

Les intellectuels ont toujours combattu la xénophobie et le racisme parce qu’il s’agit là du problème par excellence où ils peuvent dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés. (p. 268)


Comment caractériser la rhétorique à l’oeuvre dans ces extraits ? On remarquera d’abord les généralisations hâtives et les affirmations sans nuance qui les ponctuent : "les idéaux de la République [sont] attaqués detoutesparts ", "les intellectuels ne se sontjamaisinterrogés sur les effets de leurs discours", "la démocratie [la dimension élective de certaines fonctions au sein de l’Etat national/social en France] constitue leurseulhorizon d’attente", "La plupart des citoyens n’ont pasd’autrechoix", "Les intellectuels ont toujourscombattu la xénophobie et le racisme", généralisations et affirmations qui ont toutes les chances d’être abusives, qui le sont effectivement, et qui s’inscrivent dans une stratégie de dramatisation visant à exclure toute autre problématisation et interprétation des questions et faits considérés.

L’effet de cette dramatisation est renforcé par le recours à des arguments ad hominem : "Le héros de la pensée [la formule est ironique] dit la vérité au pouvoir au nom des opprimés, en combattant les traîtres qui font le malheur du peuple. Cette logique dite "stalinienne" structure en réalité l’identité des intellectuels depuis le XIXe siècle." L’adjectif "dite" et les guillemets qui encadrent "stalinienne" fonctionnent ici comme une prétérition qui permet à Gérard Noirel, sans assumer son geste, d’écraser sous une typologie grossière la multiplicité historique des pratiques et des modes d’intervention des intellectuels subsumés sous ce qualificatif infamant. Mais peut-être, au vrai, ne faut-il pas considérer cet adjectif comme une insulte dans la bouche de l’auteur puisque, sans apparemment y voir de contradiction, il endosse quelques paragraphes plus loin les habits mêmes du «héros de la pensée« que, croyions-nous, il fustigeait ("il s’agit là du problème par excellence où [les intellectuels] peuvent dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés"), à cette différence près, non négligeable, que les "traîtres" ont été entre temps transmués en "adversaires".

On remarquera ensuite le recours à des définitions normatives là où des définitions descriptives étaient attendues, là où la description des usages et des conflits d’usage lexicaux semblerait, de la part d’un socio-historien, plus appropriée : "par définition, [les intellectuels] faisaient partie du camp progressiste. Aujourd’hui encore, ils ontdoncle même adversaire", "Un intellectuel se reconnaîtdonc, avant tout, au fait qu’il refuse cette permutation des rôles [entre dominants et dominés] ."

Situons maintenant cette rhétorique dans le cadre plus général de l’argumentation de Gérard Noiriel. Sa visée est double. D’un côté, l’important est de préserver l’autonomie de l’Université, d’optimiser le caractère collaboratif et cumulatif de la recherche universitaire et de contrecarrer les forces fractionnelles et centrifuges qui viennent les miner (atomisation des chercheurs et intériorisation non critique de problématiques imposées par les champs politiques et médiatiques par l’entremise des "intellectuels" de gouvernement, qui subordonnent la logique du champ de la recherche professionnelle aux impératifs idéologiques de la gestion étatique). De l’autre, il faut assurer la circulation et la diffusion dans le monde social des résultats de la recherche universitaire afin, d’une part, de fournir aux dominés des savoirs leur permettant de résister à l’imposition de représentations aliénantes par les détenteurs du droit à la parole dans l’espace public légitime dominant ("intellectuels" de gouvernement, politiciens et journalistes) et, d’autre part, de fournir aux professionnels de la gestion étatique des instruments critiques ("scientifiques") de compréhension du monde social, qui leur permettent de se défaire des représentations biaisées qu’ils produisent eux-mêmes. L’objectif est ainsi et de permettre à la recherche universitaire de "faire science" et, son autorité et sa valeur étant de la sorte assurées, de parvenir à la démocratisation non de la production des savoirs, mais de leur diffusion dans l’espace social, tout en obtenant pour les chercheurs le statut d’informateurs éclairés du prince.

Cette théodicée du champ "scientifique", qui prétend cumuler les bénéfices du discours descriptif et du discours prescriptif, associe un point de vue misérabiliste et victimiste sur les subalternes ("La plupart des citoyens n’ont pas d’autre choix, en effet, que de nommer leurs problèmes à l’aide du langage que leur fournissent ceux qui détiennent le privilège de parler en public") et une image idéalisée des "intellectuels" ("par définition, [les intellectuels] [font] partie du camp progressiste", "Les intellectuels ont toujours combattu la xénophobie et le racisme"). Cette association permet à Gérard Noiriel de justifier l’imperium qu’il réclame pour les "intellectuels" : puisque "la plupart des citoyens" sont privés de toute capacité intellectuelle et langagière propre, puisque la frontière entre ceux qui sont doués de la capacité de penser et de parler, les "intellectuels", et ceux qui sont pensés et parlés plus qu’ils ne pensent et parlent, la masse des gens, est si clairement délimitée et étanche, il faut que les "intellectuels", par définition vertueux, parlent et pensent pour les autres, et traduisent leur bonne parole dans un "langage" adapté, dans un langage sensible, qui les "touche", eux qui sont plus du corps que de l’intellect. La politique des « intellectuels «, définie par la recherche d’un plus petit commun dénominateur, par la recherche, au-delà de leurs différences ("Nous pouvons avoir des opinions différentes sur la "mondialisation", sur la réforme de la Sécurité sociale, sur le réchauffement de la planète"), d’un consensus par recoupements, aura pour objectif de "protester et d’agir collectivement contre les formes de discrimination et de stigmatisation" qui frappent les infants dominés, ces êtres non de la parole, mais du corps, ces pré-humains. Les "intellectuels" ont donc pour devoir de travailler à leur "Union sucrée" ("Intellectuels de toutes les chapelles, unissez-vous !") et de taire les divisions ouvertes en novembre-décembre 1995 par les projets de réforme de la Sécurité sociale, c’est-à-dire aussi par des politiques distinctes de la "mondialisation", qui n’ont bien entendu rien à voir avec les formes de discrimination et de stigmatisation qui doivent être combattues. Nous retrouvons là les principes qui commandent l’appel des "intellectuels et gens de culture" à voter Ségolène Royal. L’émancipation des discriminés et des stigmatisés sera l’oeuvre des "intellectuels" eux-mêmes !

C’est là la formule vertueuse, républicaine, idéale, que propose Gérard Noiriel pour surmonter ce qu’il présente comme des dysfonctionnements dans l’économie des savoirs de la constitution nationale/sociale de la société, censément indiscutable et indépassable ("la démocratie constitue leur seul horizon d’attente"), formule qui pourra être résumée au moyen d’un oxymoron, celui de "police démocratique" des savoirs.

Police démocratique des savoirs, qu’est-ce à dire ? Il s’agit pour Gérard Noiriel, en une sorte de politique aristotélicienne des savoirs et de la division du travail, que chacun reste à sa place, occupe son lieu naturel, et que la circulation des savoirs soit réglée de manière à ce que cette distribution des places et des fonctions soit respectée, pour le plus grand bien de tous. Il s’agit que le sens de la circulation des savoirs soit effectivement défini conformément à leur finalité et à la finalité de chacun des lieux de l’espace social. Les chercheurs doivent chercher, les médias médiatiser, les gestionnaires gérer et les citoyens sanctionner civiquement (sans débordements) le fonctionnement (ou les dysfonctionnements) du système. Il s’agit, en bref, que soit honorée une démocratie conservatrice et que soit comblé l’écart qui sépare la réalité présente de la démocratie de sa destination – cet écart étant bien sûr purement accidentel.

Cette police rêvée des savoirs est redoublée d’une police lexicale. L’historien intervient ainsi publiquement pour condamner vigoureusement l’abus de langage intolérable que représenterait le nom que se sont donné les Indigènes de la République . Le temps des colonies est fini, rappelle-t-il avec bon sens. Le régime juridique de l’indigénat n’est plus. La situation des minorités discriminées et stigmatisées dans la France actuelle n’est pas celle de colonisés. Une telle confusion des lieux et des époques, insiste-t-il, repose sur la méconnaissance des acquis de la recherche "scientifique". "Nous n’avons pas été consultés [nous, les intellectuels et gens de culture]", proteste-t-il, non sans humour. Le tort des Indigènes de la République serait ainsi double : ils porteraient atteinte à la majesté de la République, qui ne tolère maintenant en son sein – et bien malgré elle – que des "discriminations", et ils étaleraient une ignorance coupable de l’autorité de la Science. Mais leur véritable tort, leur tort fondamental, serait surtout d’enfermer "les gens dans une forme de particularisme", de leur imposer une "assignation identitaire". Ces propos, de la bouche d’un historien dont l’oeuvre a superbement ignoré l’histoire coloniale, d’un historien dont l’histoire de la colonisation n’est pas le domaine de spécialisation, qui donc n’a pas particulièrement étudié le passé colonial, c’est-à-dire aussi les formes de la présence de ce passé (bien que l’auteur des Origines républicaines de Vichy n’eût pas été tout à fait démuni s’il avait bien voulu s’attacher à penser dans une perspective socio-historique le passé continué du colonialisme, autrement dit les origines coloniales de la "République"), méritent d’être reçus avec circonspection. Cette circonspection devrait être d’autant plus grande que, dans ces propos et d’autres de l’auteur, sont repris tels quels, sans la moindre réserve, les leitmotive et les lieux communs du national-républicanisme aujourd’hui en vogue, républicanisme qui perçoit dans toutes les luttes minoritaires pour l’égalité des coups portés contre l’universel ("les idéaux de la République sont attaqués de toutes parts", " [l’appel des Indigènes de la République] enferme les gens dans une forme de particularisme"). Peut-on concevoir, de la part d’un historien qui affirme que son oeuvre vise à restituer aux opprimés la parole dont ils ont été dépossédés, indifférence plus grande aux stratégies langagières par lesquelles les subalternes ont toujours retourné les stigmates qui leur étaient imposés ? Peut-on imaginer ignorance plus manifeste de leur aptitude à utiliser des noms impropres, mais propres à choquer le bon goût de la bonne société "savante", pour forcer l’espace de la parole ? Que l’abus de langage dont les Indigènes de la République se sont rendus collectivement coupables ait été un abus délibéré, une provocation, et que personne n’était dupe de ce forçage de la langue, cela devait-il nécessairement échapper à l’entendement scolastique et républicain de Gérard Noiriel ? Cet entendement, d’habitude si soucieux de l’empirie, était-il condamné de plus à ignorer la réalité, composite, du mouvement des Indigènes de la République ? Drôle d’assignation identitaire, drôle d’enfermement dans un particularisme que celui-ci, qui, de manière assez improbable, réunit dans un même mouvement des descendants d’esclaves, de colonisés, de colons et de métropolitains, des athées, des juifs, des chrétiens et des musulmans, des nationaux, des étrangers et des sans-papiers, des chômeurs, des précaires et des bourgeois, des enseignants, des chercheurs et des activistes… c’est-à-dire des gens qui étaient toujours plus et autre que tout cela, des gens que réunissait la conscience d’un tort fait à l’égalité. Merveilleux communautarisme ! Le souligner ne revient du reste pas à faire l’impasse sur les ambiguïtés, les tensions et les contradictions qui traversaient et traversent encore ce mouvement, dont les membres sont d’ailleurs les premiers à débattre. La chose pourrait en revanche permettre aux esprits les plus rétifs de comprendre que l’abus de langage des Indigènes de la République n’en était pas tout à fait un.

Mais la police lexicale préconisée par Gérard Noiriel ne se préoccupe pas seulement des usages des multitudes turbulentes ; elle a aussi pour mission de régenter les usages langagiers de ceux qui prétendent accéder au statut d’"intellectuel". Sa mission première est même justement d’arracher le mot "intellectuel" à ses usages impropres. Il faut fixer le sens de ce mot et en clore l’histoire. Que la signification en soit flottante, qu’il fasse l’objet d’un travail polémique constant de resignification en relation avec les reconfigurations confuses et conflictuelles de la politique des savoirs, que ce mot dans son indétermination marque le caractère problématique de tout état des savoirs, ne peut que paraître scandaleux, dès lors que l’on a accepté les présupposés scientistes et positivistes de l’épistémologie de Gérard Noiriel. Il n’est pas acceptable que le mot "intellectuel" soit un mot en trop, un mot en excès par rapport à ses significations établies. Il faut que soit sacrifiée la vie politique du mot (qui manifeste que la production, la circulation et la politique des savoirs ne sont pas l’affaire des seuls "savants" et encore moins des professionnels de la gestion étatique) pour que soit mis un terme à ses usages abusifs, à son appropriation par les faux "intellectuels", les "intellectuels" médiatiques et les "intellectuels" de gouvernement. Il n’y a d’"intellectuels" proprement "intellectuels", selon Gérard Noiriel, que spécifiques, c’est-à-dire, chez lui, spécialisés, professionnels et patentés. Seuls peuvent prétendre au titre d'"intellectuel" les universitaires en tant qu’ils interviennent dans l’espace public pour verser aux débats les résultats de leurs recherches au sein du champ réputé autonome de la "science".

Cette opération de police lexicale et la défense conservatrice de l’ordre des savoirs qu’elle vient appuyer reposent sur la négation de la complexité de l’histoire de l’intellectualité et sur le déni du fonctionnement réel du champ universitaire et de la production des savoirs (l’Université est aussi le champ de bataille de toutes les ignorances, de tous les conservatismes, de toutes les réactions, de toutes les "maffias", "scientifiques" aussi bien que politiques). Elle implique de plus un abandon inavoué des expérimentations auxquelles se livrait Gérard Noiriel avant qu’il ne soit Gérard Noiriel, à l’époque où il publiait avec Benaceur Azzaoui Vivre et lutter à Longwy .

Ce livre s’inscrivait en effet dans le cadre du travail de l’Association pour la préservation et l’étude du patrimoine du bassin de Longwy, née dans le prolongement de la mobilisation des sidérurgistes lorrains contre les fermetures d’usines. Cette association, qui regroupait des militants, des syndicalistes ouvriers, des employés, des étudiants et des enseignants (dont Gérard Noiriel), s’est attachée pendant une dizaine d’années au recueil de récits de vie et à la réalisation d’enquêtes sociologiques et de recherches historiques, centrés sur le travail et l’immigration, inspirée en cela par les mouvements d’histoire alternative allemand et britannique (Alltagsgeschichte et history workshop). Nous sommes loin, avec ces expériences, de la défense de la forteresse universitaire à laquelle se livre aujourd’hui Gérard Noiriel. Il rappelait pourtant encore récemment, dans un entretien accordé à Joseph Confavreux, Carine Eff et Philippe Mangeot, à l’occasion de la parution des Fils maudits de la République: "Vous savez qu’aujourd’hui encore, la plus grande partie des recherches historiques sont réalisées au dehors de l’Université, par des "amateurs" travaillant dans un cadre associatif. C’est une façon concrète et réaliste de lutter contre la division du travail et l’enfermement des chercheurs dans leur tour d’ivoire. Mais c’est aussi un moyen de faire progresser la connaissance scientifique. L’histoire du monde ouvrier, l’histoire des femmes, l’histoire des persécutions antisémites sous Vichy ou l’histoire de l’immigration ont été d’abord développées par des militants associatifs, avant d’être prises en charge par l’historiographie officielle ." S’il est regrettable que cette inspiration n’ait pas trouvé son chemin dans Les Fils maudits de la République, il y a à cela une explication : elle en contredit purement et simplement la logique. On voit mal en effet comment il serait possible de réconcilier l’une et l’autre perspectives.

Là où Gérard Noiriel participait à la construction d’un intellectuel collectif qui ne réunissait pas exclusivement des "savants", qui présupposait donc que l’intellectualité n’a pas l’Université pour unique ancrage, il promeut aujourd’hui à travers sa réinterprétation de l’expression "intellectuel spécifique" une clôture de la démocratisation des savoirs, qui, symétriquement, vient transformer le sens de l’expression "intellectuel collectif" : un "intellectuel" collectif, ce n’est plus aujourd’hui pour Gérard Noiriel, si l’on s’en tient aux Fils maudits de la République, qu’un collectif d’"intellectuels" spécifiques, c’est-à-dire, dans son lexique, de chercheurs patentés qui interviennent dans l’espace public pour faire valoir le fruit de leurs recherches ou les intérêts de leur corporation – éventuellement avec l’appui de militants.

Il est donc assez curieux que Gérard Noiriel invoque Michel Foucault pour légitimer sa démarche, et qu’il trace une ligne sans solution de continuité entre la politique de l’intellectualité d’Émile Durkheim et celle de l’auteur de Surveiller et punir (et cofondateur du Groupe d’information sur les prisons), tant son usage de l’expression "intellectuel spécifique", assez conforme en effet aux vues d’Émile Durkheim, s’affirme en rupture avec celui que promouvait Michel Foucault. S’il affirmait bien que l’Université était un des lieux stratégiques de l’intellectualité, Michel Foucault ne confondait aucunement l’"intellectuel" spécifique et l’"intellectuel" spécialisé, c’est-à-dire l’universitaire adoubé par ses pairs, spécialiste d’un domaine de la connaissance universitaire. Du reste, selon Michel Foucault, les questions que pose l’"intellectuel" spécifique à partir d’un site particulier n’ont rien d’étroitement "locales", "spécialisées". L'"intellectuel " spécifique travaille au contraire à l’articulation de lieux apparemment disjoints de politisation et de production des savoirs (en posant, par exemple, comme Éric Fassin, la question de l’articulation de telle problématisation politique élaborée par le mouvement gai et de telle autre problématisation produite par le mouvement féministe). Il n’est donc pas tel de par son statut, il l’est de par sa position d’"échangeur" et de par sa pratique, laquelle vise, premièrement, à établir des liens transversaux de savoir à savoir, notamment de savoir autorisé, légitime, à "savoir assujetti", et inversement, et, deuxièmement, à participer à une politisation globale des savoirs, politisation qui, à distance du mythe de la "science" pure, vient établir le caractère (inconsciemment) toujours déjà politique des savoirs, autrement dit qui vise à mettre en évidence l’imbrication radicale des savoirs et des pouvoirs .

Ainsi, en lieu et place d’une réflexion stratégique sur l’ambivalence des pouvoirs et des savoirs, portée par le souci de leur problématisation, de leur politisation et de leur démocratisation, Gérard Noiriel voudrait réactiver la bonne vieille politique du savoir du fonctionnalisme durkheimien, sorte d’idéologie spontanée des sociologues et des historiens, bien faite pour leur renvoyer une image valorisante d’eux-mêmes : expertise institutionnalisée, organisation "démocratique" du champ universitaire, promotion d’un ethos désintéressé du service public "scientifique".

Tout cela est bel et bien. Mais, préférant la déploration à la compréhension, l’appel aux bonnes volontés à la mise en oeuvre d’une Realpolitik polémique de la raison, il ne lui vient pas à l’esprit de se demander pourquoi cette vision irénique de la cité "savante" est sociologiquement vouée à être déçue par le fonctionnement réel des univers "savants".


Jérôme Vidal


Jérôme Vidal est traducteur, éditeur et fondateur d’Éditions Amsterdam. Il a publié Lire et penser ensemble. Sur l’avenir de l’édition indépendante et la publicité de la pensée critique.

Silence, on vote : les «intellectuels» et le Parti socialiste

(Article publié dans le n° 1 (sept-oct 2007) de La Revue internationale des livres et des idées)


Le 24 avril 2002, quelques jours après le second tour de l’élection présidentielle qui vit s’affronter Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen, Serge Halimi et Loïc Wacquant publiaient dans The Guardian une tribune libre intitulée « The price of surrender » [La rançon de la capitulation], bientôt traduite et publiée en France sous le titre « Le prix du reniement ». Le titre de cette tribune a acquis récemment une ironie certaine : l’un de ses auteurs, Loïc Wacquant, a signé à la veille de la dernière élection présidentielle un appel à voter pour la candidate du Parti socialiste, Ségolène Royal, dont les termes représentent le reniement pur et simple de son inspiration centrale. Une capitulation en rase campagne, par laquelle le sociologue de Berkeley a rallié sans coup férir, et sans vraiment s’en expliquer, l’adversaire de naguère. Du moins n’était-il pas seul : avec lui, plusieurs dizaines d’« intellectuels et gens de culture », et non des moindres, qui auraient sans doute pu signer en 2002 sa tribune, faisaient acte d’allégeance à Ségolène Royal.

Que disaient Wacquant et Halimi à leurs lecteurs dans cet article dont la publication témoignait d’une audace dont peu firent montre au lendemain du « séisme prévisible » de l’élection présidentielle de 2002 ? Portons-nous directement à la conclusion du texte : « Tant qu’en France et en Europe, la gauche continuera à ignorer le développement de l’insécurité sociale engendrée par la dérégulation économique, elle méritera de perdre le pouvoir. Un « pouvoir » auquel elle a cessé de croire. » Traduisons : ce ne sont pas ceux et celles qui s’efforcent d’élaborer les termes d’une politique de gauche de gauche , ce ne sont pas ceux et celles qui ont refusé de porter au premier tour leurs voix sur Lionel Jospin, le candidat du Parti socialiste, ce ne sont pas les abstentionnistes vilipendés par les commentateurs politiques et médiatiques qui sont responsables de la défaite ; ce sont le Parti socialiste et le gouvernement de Lionel Jospin qui, en se soumettant à la logique néolibérale de dérégulation et de privatisation, en déclarant leur impuissance à conduire une politique de gauche et en accordant dans le débat public une place centrale à « la lutte contre la délinquance », ont situé à droite le terrain sur lequel a été disputée l’élection présidentielle de 2002, démobilisant de la sorte les électeurs de gauche et les classes populaires. Affirmer le contraire reviendrait à prendre en otage les électeurs de gauche, à procéder à une inversion absurde des responsabilités, à leur faire porter la responsabilité des conséquences (notamment la montée de l’extrême droite) d’une politique qu’ils rejettent. Autrement dit, conformément à la logique de marché qui est celle du champ de la politique institutionnelle, Halimi et Wacquant affirmaient en la circonstance (aveuglement et surdité du Parti socialiste, impossibilité de l’instauration d’un dialogue critique avec ce parti) le droit et la nécessité d’une défection à son égard.

Il n’est sans doute pas inutile de citer plus longuement la tribune en question : « En France, les électeurs de gauche et les fractions les plus prolétariennes de la société ont encore la possibilité de punir les candidats qui trahissent leurs engagements électoraux. Lionel Jospin avait pris l’engagement solennel de préserver le secteur public : « Je suis pour arrêter le programme de privatisation », promettait-il en 1995 lors du débat l’opposant à Jacques Chirac. Il est devenu le plus grand « privatiseur » de l’histoire de France, et il s’apprêtait à laisser basculer les chemins de fer, la Poste et EDF dans ce même système de la « concurrence » pour satisfaire les commissaires bruxellois chargés de faire régner l’ordre libéral. Jospin avait promis de renégocier le Pacte européen de stabilité qui oblige les membres signataires à mener des politiques fiscales et monétaires orthodoxes. Il l’a signé tel quel une semaine après son arrivée à Matignon. Jospin avait promis de défendre les salaires et les emplois à temps complet. Au lieu de cela, la loi sur les 35 heures s’est révélée une formidable machine à flexibiliser le travail de millions d’ouvriers et d’employés, les obligeant à travailler la nuit, les week-ends et à consentir à un gel de leur pouvoir d’achat. [...] Jospin est même devenu le premier chef d’un gouvernement de l’histoire de la gauche française à avoir réduit le niveau d’imposition des classes favorisées. »

Cette tribune peut sans doute susciter des réserves, mais le noyau argumentatif du « Prix du reniement » ne devrait pas moins convaincre aujourd’hui qu’il ne faisait hier. Comment donc expliquer le retournement (le « reniement ») en 2007 de Loïc Wacquant et de nombre de ceux qui partageaient sa conviction passée ? Le monde politique et le Parti socialiste sont-ils si différents que ces analyses aient été rendues caduques ? Intéressons-nous donc aux termes dans lesquels ce « reniement » a été formulé et « justifié ».

Le lundi 12 février 2007, Marc Abélès, Étienne Balibar, Robert Castel, Monique Chemillier-Gendreau, Yves Duroux, Françoise Héritier, Emmanuel Terray et Michel Tubiana publiaient dans Libération une longue tribune intitulée « Vaincre Sarkozy, maintenant ». Il s’agissait pour eux de définir « l’enjeu principal » et «l’adversaire principal » de l’élection présidentielle. Ils prétendaient, d’une part, fournir à leurs lecteurs égarés, à l’intelligence et au regard obscurcis par de viles considérations, la clé du chiffre de la situation électorale, et, d’autre part, dresser devant eux le portrait du péril qui les guettait et qu’ils ignoraient, et ainsi, par leur intervention, parer au désastre et unir la « gauche » divisée.

Quel était donc le visage de ce péril inaperçu, dont n’auraient pas pris la mesure les destinataires de cette tribune ? Un monstre hybride, « synthèse inédite de Thatcher et Berlusconi », associant le « libéralisme économique le plus offensif » et le détournement « sans vergogne de tous les moyens de l’État» à des fins privées, et « instituant un contrôle social de plus en plus étroit sur des catégories de plus en plus nombreuses de la population », avec la bénédiction « des grands groupes de l’audiovisuel et de la presse écrite» : Nicolas Sarkozy.

Face à cet « adversaire principal », il fallait que cessent les enfantillages (« les petits jeux délétères ») et les comportements irresponsables. Tels des pères et mères fouettards, les auteurs nous rappelaient au bon sens et à la décence : « la gauche et la droite ne peuvent pas être renvoyées dos à dos », « nous nous trouvons dans le même camp », « la victoire de Sarkozy, nous savons bien qui en paierait le prix fort : non pas tant les élus socialistes, les militants encartés de l’extrême gauche ou les experts autoproclamés, que, avant tout, les sans-papiers, les demandeurs d’asile, les sans-logis et l’immense armée des RMIstes, des précaires et des travailleurs pauvres ». Il était donc impératif « qu’à l’intérieur de la gauche la discussion et la critique demeurent fraternelles et préservent les chances du rassemblement final».

À la veille du premier tour de l’élection présidentielle, certains des signataires de cette tribune, accompagnés de nombreuses autres personnalités du monde universitaire et de la culture (faire nombre, faire bloc, semble avoir été un élément essentiel de la rhétorique déployée), dont Loïc Wacquant, publiaient dans Libération un nouvel appel au rassemblement, intitulé « Le 22 avril, assumer notre responsabilité » :

« Nous sommes des intellectuels et gens de culture, engagés à gauche de longue date sous des étiquettes diverses. Par-delà nos différences et nos divergences, qui subsisteront, nous appelons à voter dès le premier tour pour Ségolène Royal, seule candidature de gauche en mesure de remporter l’élection présidentielle. Aucune femme, aucun homme attaché aux idéaux républicains et aux valeurs de justice et de progrès social ne peut accepter que le 22 avril 2007 répète et aggrave les conséquences du 21 avril 2002. Une nouvelle défaite électorale de la gauche serait synonyme de graves menaces contre les libertés fondamentales et l’indépendance de la justice, de régression pour la recherche et d’asphyxie pour la création artistique, de domestication de l’information. Elle ouvrirait toutes grandes les portes à l’insécurité sociale et à la dérégulation économique, repoussant les forces progressistes et les mouvements sociaux en situation défensive et interdisant toute lutte efficace contre la dictature du marché dans l’Union européenne. Elle accentuerait la xénophobie et la criminalisation de l’immigration. Ce vote place donc chacune et chacun d’entre nous en face d’une responsabilité historique, pour la France et pour l’Europe. C’est pourquoi nous appelons tous les électeurs de la gauche, dans la diversité de ses composantes, à se rassembler dès le premier tour sur le nom de Ségolène Royal, pour barrer la route aux candidatures convergentes de Nicolas Sarkozy et Jean-Marie Le Pen, et déjouer le leurre que représente le projet de « grande coalition » de François Bayrou, mettant ainsi la gauche en position de gagner au second tour.»

L’accent était maintenant mis sur la nécessité d’éviter un second « 21 avril » et donc de voter dès le premier tour pour la candidature socialiste, seule candidature « de gauche » en mesure de remporter l’élection, et ainsi de faire barrage à la droite, et, élément inédit, évoqué sans plus de commentaires, « de déjouer le projet de « grande coalition » de François Bayrou ».

La logique de ces deux appels, réduite à sa plus simple expression, peut être aisément restituée : elle visait à refuser toute recevabilité à l’argument déployé par Halimi et Wacquant dans leur tribune d’avril 2002, à le rejeter hors du domaine du pensable et du praticable, à le repousser dans le domaine de l’« abject ». Nous basculons en effet avec ces appels dans le registre de la morale, invoquée au nom d’une réalité prétendument indiscutable, dépourvue d’ambiguïté, qui ne serait en rien problématique. Cette perspective, assortie de la menace d’une exclusion très « fraternelle » de la communauté des honnêtes gens («Aucunefemme,aucunhomme attaché aux idéaux républicains et aux valeurs de justice et de progrès social… »), avait pour objectif d’augmenter au maximum le coût entraîné par une insoumission à l’impératif catégorique énoncé. Autrement dit, ces appels visaient à interdire tout recours dans la situation à une stratégie de défection et, ce faisant, étaient conduits à restreindre radicalement la possibilité d’une prise de parole critique. C’était précisément, sur fond de dramatisation et de panique politiques et morales, la possibilité même d’une intervention critique dans la situation qui se trouvait ainsi exclue, à travers la construction d’une « alternative infernale ».

Que l’on partage ou non l’idée « qu’il fallait voter Ségolène Royal » (idée qu’il était d’ailleurs possible de défendre en adoptant une autre posture et en recourant à une autre rhétorique et à d’autres arguments), ce qui devrait frapper le plus dans ces deux appels successifs à la fraternité et au « rassemblement » de la « gauche » autour de la candidate du Parti socialiste à l’élection présidentielle, c’est leur déni des termes réels de la situation :

– les intentions de vote en faveur de Jean-Marie Le Pen, gonflées, de l’aveu même des sondeurs, pour tenir compte de leur sous-estimation en 2002, ne plaçant celui-ci qu’en quatrième position dans les sondages, il était improbable que se répétât un « 21 avril » ;

– l’attractivité des candidats de la gauche antilibérale étant réduite, pour de multiples raisons (division et concurrence internes, crainte d’une répétition du « 21 avril »), les risques de dispersions des voix de la gauche de gauche étaient de même peu élevés ;

– la dangerosité de Nicolas Sarkozy et la nécessité de lui faire barrage étant clairement établies dans tous les secteurs de la gauche, sans attendre les sermons d’Étienne Balibar, de Loïc Wacquant et de leurs amis, l’on se mobilisait activement en ce sens depuis longtemps déjà : aucun doute là-dessus, les miettes de la défunte gauche allaient voter « utile », « sans états d’âme » : la candidate socialiste, étonnamment épargnée par les candidats de la gauche de gauche, a en effet fait le plein de voix, sinon au premier tour, du moins au second, malgré une des campagnes les plus confuses jamais conduites par un candidat socialiste ;

– si Nicolas Sarkozy peut bien être présenté comme un hybride inquiétant de Ronald Reagan, George Bush (père et fils), Margaret Thatcher et Silvio Berlusconi, il emprunte aussi beaucoup, comme sa rivale, à William Clinton et Anthony Blair, à leur stratégie électorale et aux motifs idéologiques qu’ils ont développés : il est alors frappant qu’aucun des appels à soutenir la candidature de Ségolène Royal n’évoque la place centrale de la référence au New Labour d’Anthony Blair dans ses discours et ceux de son adversaire, New Labour que Loïc Wacquant vouait aux gémonies dans « Le prix du reniement » ; il n’est pas jusqu’à la manipulation du thème de la « participation » et du « déficit de représentation » – dont le diagnostic est porté, sans rire, au crédit de Ségolène Royal par Étienne Balibar – qui ne trouve là sa source : en France comme en Grande-Bretagne, ce thème a été l’un des instruments de la « présidentialisation » du parti, qui ne correspond en rien à sa démocratisation, et encore moins à celle de la société et des institutions politiques ;

– en raison d’un climat idéologique et d’un contexte politique beaucoup plus confus et contradictoire en France, le discours de Nicolas Sarkozy est lui aussi beaucoup plus flottant, et ne traduit pas une synthèse aussi apparemment unilatérale que celle élaborée en leur temps par Thatcher, Reagan, Bush ou Berlusconi ; il peut ainsi notamment, simultanément, emprunter aux leitmotive du lepénisme et avancer des propositions que l’on imagine scandaleuses d’un point de vue frontiste – propositions dont certaines ont de surcroît l’intérêt de couper en apparence l’herbe sous le pied de la gauche –, allant jusqu’à promouvoir un mixte paradoxal, que l’on pourrait désigner par l’expression de « communautarismes intégrés » ou de « communautarismes républicains » ; de ce point de vue, ceux qui identifient le discours de Nicolas Sarkozy au lepénisme (Sarkozy = Le Pen), comme les signataires de cet appel ou les membres d’Act Up-Paris, se trompent deux fois : Nicolas Sarkozy alimente lui-même délibérément cette confusion et cette réputation sulfureuse, pour son plus grand bénéfice, et c’est donc faire son jeu que de croire « l’enfermer » dans cette identification ; c’est de plus se condamner à ne pas pouvoir le combattre que d’ignorer sa complexité et son intelligence politiques en ne voyant dans son double langage que de purs « rideaux de fumée » ;

– la fracture béante ouverte à gauche par l’ascension du néolibéralisme étant irrésolue, l’idée d’une maison commune de la gauche, de la Ligue communiste révolutionnaire au Parti socialiste, est devenue à tout le moins éminemment problématique : les signataires des appels au rassemblement autour de la candidate du PS semblent les dernières personnes en France à n’avoir pas perçu ce sur quoi tout le monde, ou peu s’en faut, s’accorde, pour s’en réjouir ou le déplorer ; si les « éléphants » du Parti socialiste, dont Ségolène Royal, ne sont pas tout le Parti socialiste, si Ségolène Royal n’est pas Nicolas Sarkozy, si la « gauche » n’est pas la droite, si le Parti socialiste n’est pas l’UMP (on serait bien avisé cependant de se demander s’il ne faudrait pas prendre pour argent comptant les déclarations d’Éric Besson, et de tous ceux qui l’ont suivi, selon lesquelles leur « ralliement n’est pas un reniement »), il n’en est pas moins vrai, premièrement, que le PS constitue le « verrou » politique et idéologique de la situation présente, verrou qui empêche la recomposition d’une gauche de gauche, deuxièmement, qu’il a très largement contribué à légitimer les politiques et les leitmotive néolibéraux, tout en instrumentalisant la montée du Front national et, troisièmement, qu’un partage des rôles s’est mis en place dès les années 1980 entre la droite et le Parti socialiste, celui-ci préparant le terrain de celle-là, quand il ne la devançait pas, sous couvert de son étiquette « socialiste », en mettant en oeuvre les politiques qu’elle n’aurait jamais rêvé d’imposer elle-même ; le fait est que, s’il est pour le moins discutable que lasociétéfrançaise dans son ensemble a dérivé vers la droite, lechamp de la politique institutionnelleet ses acteurs, eux, dont en particulier le Parti socialiste et ses soutiens intellectuels, se sont assurément polarisé de ce côté;

– le Parti socialiste, se refusant absolument à prêter l’oreille à son électorat traditionnel et à la gauche de gauche, était déjà engagé de fait dans une stratégie de rapprochement avec François Bayrou : c’est le Parti socialiste qui, peu soucieux d’enrayer la dispersion progressive de ses électeurs, s’apprêtait à faire défection, selon la maxime brechtienne qui veut que, si le peuple vote mal, il faut en changer ; par ailleurs, la gauche de gauche étant décidément « irrécupérable » (Loïc Wacquant déclare ainsi dans un entretien que «le réservoir de voix à gagner à gauche du PS est quasiment vide ») et tout laissant penser que le candidat le plus à même de battre Nicolas Sarkozy au second tour était François Bayrou, le souci de préserver à la gauche réelle des marges de manoeuvre aurait dû conduire les signataires à ne pas fermer la possibilité d’une alliance des « centres », voire – puisqu’il s’agissait pour certains de faire un usage pragmatique et réaliste du vote – de soutenir le candidat du centre droit, plutôt que la candidate du centre gauche, pour que soit battu le candidat de l’UMP .

Face à ce déni de la réalité, face à ce refus de la complexité et du caractère problématique (« impossible ») de la situation, et comme de surcroît ils étaient implicitement qualifiés d’idiots, on comprend que beaucoup de citoyens et de non-citoyens lambda, d’activistes et de « militants encartés de l’extrême gauche », dont des sans-papiers, des demandeurs d’asile, des sans-logis, des RMIstes, des précaires et des travailleurs pauvres, aient pu être consternés et scandalisés par ces appels. 2007 aura été ainsi pour eux l’année où en France plus de deux cents « intellectuels de gauche », et non des moindres, auront adopté pour mot d’ordre

SILENCE, ON VOTE : PENDANT LES ELECTIONS, PAS DE CRITIQUE, PAS DE POLITIQUE

mobilisant, d’une forte voix (« Vous voulez donc un duel Sarkozy-Le Pen au second tour ? »), la peur et la culpabilité pour contraindre à se taire d’éventuels malentendants ou récalcitrants qui oseraient poser publiquement la question de savoir comment nous en sommes arrivés là, ou interroger le caractère flottant, contradictoire et, en un mot, désastreux de la campagne de Ségolène Royal (sa dénonciation de l’assistanat, son apologie obscène du « travail » à l’heure de sa précarisation structurelle – apologie qui constitue du reste, on ne l’a pas assez remarqué, le fond de ses attaques très blairistes contre les enseignants ; ses prises de position, sinon réactionnaires, du moins conservatrices sur la « famille », à la remorque même de son parti ; son invocation tonitruante de l’identité nationale et de la « patrie », son adhésion au discours sécuritaire de la loi et de l’ordre – par laquelle elle pensait pouvoir, comble du racisme de classe, mobiliser des classes populaires censément nationalistes et racistes).

Quel sens alors donner à l’apparent non-sens de ces appels, à cette étrange opération de police électorale, conduite par des « intellectuels » et formulée dans des termes dont on ne pouvait raisonnablement pas attendre qu’ils produisent l’objectif affiché, tant ils heurtaient le rejet de la langue de bois politicienne qui s’affirme dans la société ? Quel sens donner au psittacisme d’Étienne Balibar qui – un peu à la façon dont George W. Bush et Anthony Blair invoquaient encore et encore les armes de destruction massive supposément détenues par l’Irak pour convaincre de la fiction de leur existence – répétait de manière obsessionnelle l’expression « gauche de la gauche », comme si cette répétition avait le pouvoir de ramener à l’existence une gauche défunte dont le Parti socialiste aurait été une composante ?

Il y a derrière ces appels, à n’en pas douter, la peur panique, compréhensible, des conséquences d’une arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Il y a sans doute de plus, pour beaucoup de leurs signataires, une manière d’exorciser la culpabilité individuelle et collective, mal placée, de ne pas avoir voté pour Lionel Jospin en 2002, en la projetant en 2007 sur d’imaginaires irresponsables s’apprêtant à refuser, coûte que coûte et au risque de permettre l’élection du candidat de l’UMP, leurs voix à la candidate socialiste. Il y a sans doute aussi dans cette mise en scène, dans cette « performance » de l’« intellectuel », en tant que groupe social, comme « réaliste », « responsable », « bête à sang-froid » travaillée par la hantise du « gauchisme », une manière de se définir, de délimiter l’espace d’un entre soi de « la bonne société » et du « bon goût » des « intellectuels », de revendiquer pour celui-ci une place dans l’espace public et médiatique légitime, et de se donner ainsi l’illusion d’avoir encore une certaine prise sur le monde social.

Mais il y a peut-être surtout, pour certains de ses signataires, dans ce geste qui contredit radicalement tout ce pour quoi Pierre Bourdieu s’est battu au cours des dernières années de sa vie, une sorte d’acting-outdans leur travail de deuil, acting-out dans lequel se manifeste la part refoulée de leur attachement ambivalent au maître d’oeuvre de La Misère du monde et à l’inspirateur de Raisons d’agir. On imagine assez aisément que cet acting-out ait pu être facilité par l’apparition imprévue du fantôme de Pierre Bourdieu au cours de la campagne, par le truchement d’un enregistrement vidéo, vieux de quelques années, dans lequel il évoquait Ségolène Royal en des termes particulièrement peu flatteurs, particulièrement cinglants, qui prétendaient mettre en évidence son habitus de femme de droite .

De ce point de vue, la présence dans la liste des signataires de l’appel du 19 avril 2007 d’un nombre conséquent d’illustres « bourdieusiens » et de leurs adversaires non moins illustres de 1995 a de quoi laisser songeur et livre peut-être une des clés nécessaires à la compréhension de cet appel. En dépit de la dénégation par laquelle débute le texte (« Par-delà nos différences et nos divergences, qui subsisteront… »), cet appel peut être lu comme une sorte de danse macabre autour du cadavre de Pierre Bourdieu : une tentative de clôture du cycle ouvert par les grèves de novembre-décembre 1995 et de colmatage de la brèche que ces grèves avaient ouverte au sein de l’intelligentsia.

S’exprime en effet dans ces appels une sorte de mépris de classe à l’égard de ce qui, largement inspiré par les initiatives de Pierre Bourdieu et de ses amis et collaborateurs, sous le nom de « gauche antilibérale », à travers quelques revues, associations, organisations et partis, à travers divers réseaux plus ou moins homogènes, plus ou moins informels et étendus, reste de la gauche – sans même évoquer « l’extrême gauche » ou « la gauche révolutionnaire » dont, à rigoureusement parler, il n’est plus, dans ce pays, même de vestiges, sinon dans le monde fantasmagorique du personnel politique et journalistique qui s’agite sur nos écrans.

Sans doute cette gauche de gauche n’est-elle pas encore assez « civile », assez convenable, assez « intellectuelle » et respectueuse de l’autorité et de la majesté de la Philosophie, de la Science, de l’Université… et de l’ordre social. Pourtant, il faudra bien le reconnaître et s’y résoudre, aussi navrant soit-il, quelles que soient les fortes réserves que ce « reste » nous inspire, quels que soient ses manques et ses contradictions, qui ne sont que trop réels, en effet, la gauche, pour une part essentielle, c’est ça aujourd’hui, qui vaudra toujours mieux que le Parti socialiste de Ségolène Royal, de François Hollande, de Laurent Fabius ou de l’AMI Dominique Strauss-Kahn. Et il faudra bien faire avec. Sans en rabattre sur la critique et la polémique. Que la chose plaise ou non à nos intellectuels et gens de culture.

C’est en effet dès l’incipit de l’appel qu’ils ont publié le 19 avril 2007 dans Libération que ses signataires font naufrage : « Nous sommes des intellectuels et gens de culture… ». Nous sommes les kaloïkagathoï, auraient dit les membres de la bonne société de l’Athènes classique dans un langage à peine plus brutal : nous sommes les beaux-et-bons. Nous sommes des vaches sacrées. Nous sommes des esprits supérieurs. Nous sommes ceux qui comptent. Ceux auxquels leur fonction, leur statut ou leur nature confère un magistère, une autorité supérieure et légitime. Nous sommes les auctores, ceux qui possèdent l’art de déchiffrer le réel et d’en délivrer le sens, ceux qui dans la confusion restent capables de dire le bien et le mal. Nous sommes des gens de valeur, nous sommes la valeur incarnée. « Nous sommes des intellectuels et gens de culture ».

Non pas, donc, une définition de soi provocatrice et polémique, adressée à tous et susceptible d’être reprise ou contestée par tous, non pas une déclaration fondamentalement égalitaire portée par un « nous » universalisable, par un intellectuel collectif dont chacun peut en droit participer, mais un « nous » exclusif qui vient sanctionner la monopolisation de l’intellectualité et des savoirs légitimes. « Nous sommes de l’intelligentsia, nous sommes de la classe des intellectuels. »

Une telle politique de l’intellectualité et des savoirs ne pouvait que conduire ses promoteurs dans les eaux troubles de « l’ordre juste » de Ségolène Royal et du Parti socialiste. Souhaitons qu’ils ne s’y attardent pas trop.


Jérôme Vidal


Jérôme Vidal est traducteur, éditeur et fondateur d’Éditions Amsterdam. Il a publié Lire et penser ensemble. Sur l’avenir de l’édition indépendante et la publicité de la pensée critique.

lundi 23 juillet 2007

2007, l'année zéro de la gauche


Le Monde daté du 17 mai 2007

Comment ne pas voir que la "préférence nationale", qui, une fois encore, a hanté la campagne présidentielle, est un des principes au fondement de l'Etat social, et qu'ainsi la "lepénisation" des institutions, bien que toujours contestée, est en un sens originelle, qu'elle est inscrite dans la distinction "républicaine", opérée au sein de la population vivant dans ce pays, entre citoyens-nationaux et étrangers, ce qui donne toute sa force et son réalisme aux mots d'ordre frontistes ?

Comment ne pas entrevoir, de ce point de vue, que le racisme contemporain, loin d'être une regrettable pathologie des classes populaires, que suffirait à expliquer la concurrence accrue sur le marché du travail, est fondamentalement un racisme d'Etat, alimenté par ses élites, et indissociable de processus de "subjectivation" nationale des citoyens, c'est-à-dire de processus de production et d'inscription corporelle, affective, linguistique, intellectuelle de la "francéité" à travers ce que l'on appelait naguère des "appareils idéologiques d'Etat" tels que l'école ?

Comment ne pas voir, de surcroît, si l'on souhaite entrer dans une analyse plus précise de la conjoncture présente, que, comme l'ont démontré de façon définitive Simone Bonnafous dans L'Immigration prise aux mots (éd. Kimé, 1991) et Maxim Silverman dans Deconstructing the Nation - Déconstruire la nation - , le vocabulaire et les leitmotive du lepénisme ne sont que la reprise de thèmes d'opinion largement diffusés dès avant la première percée électorale du FN ?

Ce sont Valéry Giscard d'Estaing et Raymond Barre qui ont lancé le projet fantasmatique d'une politique du retour des travailleurs immigrés - supposés étrangers aux réalités sociales de la France, selon une formule employée plus tard par Pierre Mauroy à propos d'ouvriers en grève - et mis en circulation l'équation "tant de chômeurs = tant d'immigrés de trop". C'est le Parti communiste qui a acclimaté l'idée d'un "seuil de tolérance" au-delà duquel "l'intégration" - traduction contemporaine de "l'assimilation" coloniale - ne serait plus possible.

Comment ne pas voir de plus que le thème de la "lepénisation des esprits" a justement pour effet d'"invisibiliser" cette diffusion, certes complexe et modulée, du "lepénisme" au sein du champ politique et idéologique, comme s'il était circonscrit au FN et à son électorat prétendument "populaire" (le racisme de classe joue ici à plein régime), alors que celui-ci n'a fait que cristalliser des motifs idéologiques en circulation dans l'ensemble de l'espace social, notamment au sein des classes moyennes et supérieures, notamment au sein de larges sections de l'électorat socialiste, quand même sous des formes euphémisées et accompagné d'une bonne volonté antiraciste sincère (l'inconscient politique ignore la contradiction) ?

Comment ne pas voir que depuis trente ans, à l'heure de la crise de l'Etat national et social, le ressort de la "lepénisation des esprits", à droite comme à gauche, repose sur la nécessité de légitimer des politiques antisociales en agitant le drapeau national, en payant de monnaie de singe les classes populaires et moyennes ?

Comment ne pas voir, en particulier, que le PS - incapable de formuler et d'inventer les termes d'une réponse de gauche à la "crise", réduit à n'être qu'une machine électorale préoccupée de sa seule reproduction, se faisant en conséquence l'artisan par excellence de ladite "modernisation" (avec d'autant plus d'efficacité que, en raison de sa coloration passée, il était, du moins dans un premier temps, bien mieux placé pour neutraliser ou paralyser toute critique de gauche), naviguant au gré des sondages (ne pouvant donner le la à l'époque, il lui fallait bien suivre quelque ritournelle) - a trouvé dans la lutte contre le FN de quoi cimenter autour de lui un consensus négatif, par défaut, prenant ainsi l'électorat de gauche en otage, se présentant comme le seul rempart face à une droite et un FN qui ne tirent leur puissance que de son impuissance et de ses renoncements ? Et cela, alors même que ce parti contribuait à diffuser dans l'opinion l'idée d'un "problème de l'immigration" : Laurent Fabius affirmant que Jean-Marie Le Pen pose de vraies questions. Lionel Jospin s'accordant avec Jacques Chirac pour dire que "l'identité française" devait être défendue ; Michel Rocard déclarant, en une formule remise au goût du jour par Nicolas Sarkozy, que "la France ne peut accueillir toute la misère du monde" (ajoutant néanmoins qu'elle doit "savoir en prendre fidèlement sa part"), comme si toute cette "misère" souhaitait s'installer en France.

Comment ne pas voir qu'une telle logique, si elle pouvait être électoralement payante à court terme, ne pouvait à moyen terme qu'achever la dissolution du bloc historique, culturel et politique, du "peuple de gauche", déjà entamée par la transformation postfordiste de l'économie capitaliste et la réorganisation de celle-ci à l'échelle mondiale, et donc se miner elle-même ?

Comment ne pas voir aussi, à l'heure de sa précarisation structurelle, l'imposture que représente la reprise en choeur par la gauche de l'antienne de la "valeur travail" ? Comment ne pas voir que la réponse de la gauche de gauche à cette situation - critique du "néolibéralisme", défense des "acquis", défense du compromis social-démocrate qui soutenait l'Etat social et la société salariale (et leurs dispositifs de discipline et de contrôle social) -, si elle vaut mieux que celle du PS, quand elle ne se disqualifie pas par des accents "souverainistes" ou "républicaniste ", est insuffisante et impuissante, qu'elle trahit une incapacité à prendre toute la mesure des "temps nouveaux" ?

Comment ne pas voir, enfin, s'agissant du résultat de l'élection présidentielle, qu'il n'est que la traduction de la dissolution du bloc historique du peuple de gauche, du brouillage des identités de classe et du flottement des identités politiques qui s'ensuivent, ouvrant ainsi une période qui peut être caractérisée, selon une expression paradoxale empruntée à l'historien britannique E. P. Thompson par Etienne Balibar, de "lutte des classes sans classes" ?

Comment ne pas voir combien vains et même obscènes sont les commentaires proposés de cette élection. Ces commentaires ne visent qu'à déterminer la part de responsabilité des uns ou des autres dans la défaite - au regard de cette faillite dramatique des gauches et de leur toile de fond: le désastre global, social et écologique, qui ne cesse de s'approfondir, la mise à sac de la planète, l'intensification à un degré inconnu jusque-là de l'exploitation capitaliste à l'échelle mondiale.

A quoi s'ajoute l'emprise inégalée, partout, d'oligarchies qui peuvent bien, ici ou là, s'accommoder d'une dose de démocratie ou de libéralisme politique, mais qui toutes travaillent à la mise en place de sociétés de contrôle, de sociétés "sécuritaires", dont la nature relève, selon des expressions proposées dès 1977 par Gilles Deleuze, d'un "néofascisme", d'une constellation de "microfascismes" de forme inédite.

Nous avons la conviction que l'effort pour apporter des réponses à ces questions et à ces constats est aujourd'hui nécessaire si nous voulons briser le cercle de l'impuissance et retrouver une certaine puissance d'agir, si nous voulons déployer une politique effective visant à maximiser le contrôle collectif sur les institutions, nationales et transnationales, qui gouvernent nos vies et les possibilités concrètes d'une égale liberté de tous et de toutes.

Si nous nous montrons incapables de répondre à ces questions, aussi dramatique que soit l'élection de Nicolas Sarkozy, celle-ci risque fort de n'apparaître bientôt que comme une péripétie parmi d'autres de la course au désastre qui s'est engagée. Il nous faut donc bien prendre la mesure de l'urgence que nous persistons à ne pas reconnaître. There is no time, chantait déjà Lou Reed à la fin des années 1980.


Jérôme Vidal,
Editeur

Otages du parti socialiste ?


Libération : vendredi 2 mars 2007

Ça recommence ! On s'agite, on panique, on s'affole à l'approche des élections : après Etienne Balibar et ses amis ( Libération du 12 février), Jacques Julliard y va de ses imprécations dans une tribune publiée le 26 février.

Il s'agit dans les deux cas, sur un registre moralisateur, de dénoncer l'irresponsabilité des contempteurs de Ségolène Royal : militants d'extrême gauche, éléphants socialistes et FFA (fonctionnaires frondeurs anonymes). Cette petite musique est maintenant familière : la gauche n'est pas la droite, le PS et sa candidate sont de gauche, le principal candidat de la droite est un homme dangereux, la seule perspective sensée pour la gauche est de s'en tenir à une discussion et une critique «fraternelles», et de préparer son «rassemblement final» autour de la candidate du PS. En clair : tous ceux qui, un tant soit peu, nuisent aux chances de Ségolène Royal d'être présente au second tour de la présidentielle et d'être élue, tous ceux-là sont, sinon des salauds, du moins des idiots. On invoque bien entendu au passage le spectre du 21 avril 2002. Salauds, vous dis-je !

Que l'on ne se méprenne pas. Participation tactique au processus électoral et vote «utile» n'ont rien d'inconcevable pour nous. Il n'y a en effet pas à fétichiser le vote comme s'il en allait du salut de notre âme. Et il n'est certes pas déraisonnable d'envisager de voter pour la candidate du PS, ou plutôt contre celui de l'UMP. Et même d'appeler à le faire.

Non, là n'est pas vraiment le problème. Le problème avec cet appel (laissons de côté Julliard, qui voit en Ségolène Royal le moteur d'une rénovation «moderne et populaire» du PS, dont l'anticipation ne peut que réjouir l'homme de droite de gauche qu'il est), c'est qu'il se trompe de cibles. Comme si les orientations de Ségolène Royal, sa stratégie et son identification à une certaine image de la féminité (analysée avec perspicacité par Eric Fassin dans Libération le 13 février) n'avaient pas des conséquences plus néfastes que la bêtise des apparatchiks de son parti. Comme si plus de vingt ans d'une dérive libérale-sécuritaire de ce parti ne pesaient pas infiniment plus que les petits calculs des candidats de la gauche de gauche, et ne rendaient pas éminemment problématique ce « nous» dans lequel les signataires de cet appel voudraient réunir les scories d'une gauche défunte. Comme s'il était nécessaire de maintenir la fiction de ce «nous» pour justifier de voter Ségolène Royal. Comme s'il était parfaitement illégitime de se demander s'il n'est pas temps de refuser d'être pris en otage par le PS à chaque élection («Au secours, la droite revient !»).

Ce qu'il y a de particulièrement triste et rageant dans cet appel, étant donné ses signataires, c'est qu'il ne peut qu'alimenter la fabrique de l'impuissance et de la dépolitisation dont il est le produit. «Votez et circulez, y a rien à voir, y a rien à dire.» Y a vraiment de quoi se foutre en rogne !


Jérôme Vidal est éditeur et traducteur. Il a publié récemment Lire et penser ensemble. Sur l'avenir de l'édition indépendante et la publicité de la pensée critique, Paris, éditions Amsterdam, coll. Démocritique, 2006.

http://www.liberation.fr/actualite/politiques/238276.FR.php

"Lier activisme et travail intellectuel"


Entretien avec Christophe Kantcheff
Politis : 24 janvier 2007

1) Pourquoi êtes-vous devenu éditeur et pourquoi Editions Amsterdam ?

Mon point de départ, c'est le constat d'une coupure entre la vie intellectuelle et militante française et ce qui se pense et s'écrit ailleurs. A l'heure de la mondialisation et de l'altermondialisation, il me semblait particulièrement regrettable que ne soient pas traduits des théoriciens comme Paul Gilroy, Stuart Hall, Judith Butler, Eve Kosofski Sedgwick, Homi Bhabha, Dipesh Chakrabarty ou Slavoj Žižek, qui se sont attachés à penser à reformuler les termes d'une politique démocratique radicale pour notre temps. Il s'agissait donc d'introduire en France les outils les plus intéressants pour penser les transformations du capitalisme, l'émergence de la question postcoloniale, le développement des luttes minoritaires… La traduction s'est donc très évidemment retrouvée au coeur du projet d'Editions Amsterdam. C'est aussi sur ce terrain, entre autres choses, que notre partenariat avec les revues Vacarme et Multitudes s'est fondé. Par ailleurs, sur un plan plus personnel, le métier d’éditeur me permet de continuer à lire et à écrire, de découvrir des auteurs et des livres, de lier activisme et travail intellectuel au sein de ma vie professionnelle, et ainsi d’avoir le sentiment de ne pas être trop « aliéné » par la contrainte du travail.


2) Comment avez-vous organisé votre structure éditoriale et dans quel esprit ?

Editions Amsterdam est une SARL. Depuis le lancement de la maison, j’ai été rejoint par Yann Laporte et Aurélien Blanchard – qui vont bientôt entrer dans son capital –, puis par Alexandre Laumonier des éditions Kargo. Nous n'envisageons pas de changer de statut. Ce qui nous semble important, ce sont surtout les relations de pouvoir effectives au sein de la maison. Ma position de fondateur et mes compétences me donnent encore, surtout vis-à-vis de l'extérieur, une certaine « autorité ». Nous nous efforçons de la défaire, de partager cette autorité et ces compétences, de faire d'Editions Amsterdam un véritable collectif. Nos rémunérations sont identiques. Nous prenons les décisions importantes de manière collégiale. Nous évitons de trop spécialiser nos responsabilités respectives : nous faisons tous notre part de travail éditorial, de création graphique, de secrétariat, de comptabilité... C'est une affaire compliquée, mais nous progressons. Sur la réalité de cet effort et de ce progrès, mieux vaudrait cependant interroger mes associés !


3) Vous publiez un livre d’intervention, Lire et penser ensemble, sous-titré Sur l’avenir de l’édition indépendante et la publicité de la pensée critique. Pourquoi ce livre après seulement 3 ou 4 ans d’existence ?

Comme beaucoup de gens, j'ai été très marqué par le livre d'André Schiffrin, L'Edition sans éditeur, mais la lecture qu’en font certains me paraît discutable. Je n'ai aucun doute sur la réalité des phénomènes de concentration dans l'édition et leurs conséquences. Mais s'appuyer sur ce livre pour se tresser une couronne de laurier et poser l'équation « éditeur indépendant = éditeur résistant = éditeur de qualité » me semble relever d'un désir d'autolégitimation ignorant de la complexité de la situation actuelle. Pour ma part, je crois que la stratégie adoptée par les grands groupes et décrite par Schiffrin fait d'eux des géants aux pieds d'argile, qui de plus risquent de subir de plein fouet la révolution numérique à venir, laquelle va bouleverser les fondements de leur prospérité. Mais surtout je crois que la focalisation exclusive sur les processus de concentration vient occulter d'autres aspects des transformations en cours, en particulier le rôle de l'Ecole et de l'Université. Les manuels d'histoire en usage actuellement sont selon moi des non-livres, ou des anti-livres, qui produisent en masse des non-lecteurs. Les conséquences de l'usage de ces manuels me paraissent dramatiques. Un monopole n’est jamais total et peut se défaire ou être défait de diverses manières. Une génération de non-lecteurs est une génération perdue. C'est pourquoi j'ai souhaité intervenir dans les débats actuels pour mettre à l’ordre du jour d’autres questions.


4) Vous lancez bientôt La Revue internationale des livres et des idées, un mensuel consacrée à la critique de livres de sciences humaines, mais aussi d’œuvres littéraires, cinématographiques, etc., uniquement réalisée par des universitaires. Pourquoi ?

L'idée n'est pas de faire écrire des critiques de livres par des universitaires, mais par des personnes ayant une compétence spécifique appropriée. La critique généraliste a sa légitimité et est parfois de qualité. Cela dit, il me semble qu'il existe en France un fossé entre la critique généraliste des pages littéraires et les recensions qui paraissent dans les revues savantes spécialisées, fossé qu'il conviendrait, sur le modèle de la London ou de la New York Review of Books, de combler. L'objectif est d'offrir au public cultivé le plus large et aux professionnels du livre des critiques de taille conséquente, rédigées par des « spécialistes », sur les ouvrages récents les plus critiques, qui se situent aux points de transformation et de bouleversement des savoirs établis et qui viennent déstabiliser les imaginaires sociaux et politiques. Nous voulons favoriser la circulation et la traduction des savoirs émergents. Ce qui implique notamment de mettre l'accent sur la production intellectuelle non francophone, laquelle n'apparaît dans la presse généraliste que de manière très exceptionnelle.


5) Où vous situez-vous idéologiquement ?

Je ne suis pas le mieux placé pour répondre à cette question ! D'autant plus qu’inévitablement les effets de mon travail m'échappent en partie. Je pense ici à la réception par certains journalistes du livre de Charlotte Nordmann, Bourdieu/Rancière – La politique entre sociologie et philosophie. Ils s'en sont emparés comme d'une machine de guerre anti-Bourdieu, ce qu'il n'est aucunement. Charlotte Nordmann et moi-même pensons depuis des années avec Bourdieu, de manière critique, certes, mais c'est la moindre des choses. Il ne s'agit pas plus de penser contre Bourdieu que contre Rancière, et encore moins de les concilier. Bourdieu et Rancière sont comme des frères ennemis. Ils se situent l'un et l'autre aux bords opposés d'un même problème : d'un côté, une sociologie de la domination qui insiste sur la prégnance de ses structures et qui tend à présenter les pratiques politiques d'émancipation comme des miracles sociologiques ; de l'autre, une pragmatique de l'égalité qui pose qu'il faut partir de la déclaration de l'égalité et de ses effets, et que la considération des déterminismes sociaux ne peut aboutir qu'à leur reproduction. L'objectif n'est pas d'apporter à ce problème une solution théorique, mais de montrer son insistance et sa fécondité pour la pensée et la politique critiques aujourd’hui.

On a là un bon exemple de la démarche politique, théorique et éditoriale d'Editions Amsterdam. Travailler l'ambiguïté et les fragilités de nos propres positionnements, plutôt que tenir à tout prix des positions. Autrement dit, faire notre possible – ce n'est pas facile – pour sortir d'une logique schmittienne, d'une logique ami/ennemi, en politique et en théorie. Ajoutez à cela une attention soutenue prêtée aux questions minoritaires, le refus d'y voir le supplément d'âme de petits-bourgeois parfaitement inscrits dans le monde capitaliste, le refus aussi de penser les relations de pouvoir comme des relations saturées, sans jeu et sans équivoque, ainsi que le souci de penser la question de l'agency (de la puissance d'agir et de penser) collective et individuelle, et vous aurez une bonne idée de ce qui nous préoccupe. « Comment maximiser notre puissance d'agir et de penser, dans le sens d’une égale liberté de tous et de toutes, dans un monde ambigu, dans lequel les voies de l'émancipation peuvent devenir des instruments de domination, et dans lequel ces instruments peuvent constituer autant de ressources pour une politique démocratique ? », voilà la question que nous aimerions poser et à laquelle nous souhaiterions apporter des éléments de réponse.

Avec Stuart Hall, sur la brèche du contemporain




Extrait de Mark Alizart, Stuart Hall, Eric Macé et Eric Maigret, Stuart Hall,
Editions Amsterdam, coll. "Méthéoriques", Paris, 2007.


Anyone writing a novel about the British intellectual Left, who began by looking around for some exemplary fictional figure to link its various trends and phases, would find themselves spontaneously reinventing Stuart Hall.

Terry Eagleton, Figures of Dissent: Critical Essays on Fish, Spivak, Žižek and Others (Londres, Verso, 2003, p. 207; première publication: London Review of Books, 7 mars 1996)

Le choix d’inaugurer la collection Méthéoriques par une présentation du travail de Stuart Hall, et de publier conjointement, sous la direction de Maxime Cervulle, Identités et cultures. Politiques des cultural studies, un recueil d’essais parmi les plus marquants de celui qui fut l’un des fondateurs des cultural studies, ne doit rien au hasard.

Il s’agit en effet, avec Méthéoriques, d’offrir au public des activistes, des chercheurs, des étudiants et des curieux, sous la forme d’essais à plusieurs voix, un accès à l’œuvre des théoriciens – individus ou collectifs – qui nous semblent avoir le plus contribué à l’élaboration d’instruments critiques permettant de penser le monde contemporain.

Il faut dès à présent apporter quelques précisions en forme d’avertissement. Il n’est pas question de proposer aux lecteurs pressés une énième collection de manuels ou d’abrégés. Le soin de publier ce genre d’ouvrages, nous le laissons à d’autres. Non parce qu’ils seraient nécessairement vains ou que leur qualité laisserait toujours à désirer : bien que la chose ne se vérifie que trop souvent, nous avons à l’esprit quelques heureux exemples du contraire. Non, ce que nous visons avec Méthéoriques, c’est l’extension et l’intensification de la réception et de la traduction littéraires, culturelles et politiques de pensées qui, attentives à l’ambivalence des normes, des pouvoirs et des savoirs, s’efforcent de briser le monopole des instruments de la pensée et de sa diffusion, et cherchent les moyens de maximiser en pratique les possibilités concrètes d’une égale liberté de tous et d’un contrôle effectif sur les institutions qui gouvernent nos vies : en bref, des pensées qui éveillent et suscitent le désir de penser et de vivre mieux, plus et autrement.

C’est précisément dans la mesure où ils se veulent l’expression d’un travail de traduction critique que les volumes de la collection Méthéoriques ne pouvaient être de simples introductions à telle ou telle entreprise intellectuelle. Si ces volumes ont bien aussi pour but d’introduire à des constellations de textes rassemblés sous le nom de leurs différents auteurs, ils constituent surtout des essais et des interventions visant à mettre en perspective et à problématiser leur réception et leur traduction, notamment en en soulignant les effets critiques potentiels, dans la conjoncture intellectuelle et politique actuelle, par la mise en évidence de ses contradictions, de ses points aveugles, mais aussi de ses virtualités.

Il ne pouvait ainsi pas être question pour nous de publier, à propos de Stuart Hall, une synthèse du type de l’Introduction aux cultural studies d’Armand Mattelart et Erik Neveu (Paris, La Découverte, coll. Repères, 2003), synthèse du reste utile, et ce d’autant plus que, malheureusement, celle-ci vient se substituer dans le catalogue de son éditeur à la traduction des textes majeurs desdites cultural studies – qui pourtant y auraient assurément trouvé leur place. C’est pourquoi nous avons choisi de donner avant tout à lire et à « entendre » Stuart Hall « lui-même », à travers le recueil dont Maxime Cervulle a eu la gentillesse et la perspicacité de nous soumettre le projet, et à travers un entretien réalisé par Mark Alizart à l’occasion du colloque Africa Remix (organisé au Centre Georges Pompidou) et reproduit dans le présent volume ; c’est pourquoi aussi le texte de présentation qu’Éric Macé et Éric Maigret ont bien voulu rédiger pour l’accompagner devait être plus qu’une simple présentation de la trajectoire et des écrits de Stuart Hall : si cette présentation est nécessaire, dans la mesure où l’œuvre de ce penseur de conjonctures singulières a pris la forme d’une multitudes d’essais et de collaborations éparses, qui sont autant d’interventions, il fallait en outre analyser les raisons de l’apparemment inexplicable absence de traduction de ses écrits, décrire leur rencontre avec cette œuvre et le travail de celle-ci au sein de leurs propres travaux et, enfin, anticiper les effets de son introduction sur la scène française.

On jugera peut-être cette présentation partiale, voire partisane. C’est selon nous sa vertu, qui est la vertu de tout engagement, de toute prise de position, qui ne peut être que située et datée, faire débat et poser problème. Une présentation du type de celle qui a été tentée dans les pages qui précèdent serait de notre point de vue ratée si elle ne « faisait » justement pas problème. De deux choses l’une : ou bien cette absence de problème témoignerait de ce que l’entreprise théorique présentée est univoque, et donc peu intéressante, ou bien elle témoignerait de ce qu’un kidnapping sémantique – une tentative pour en fixer et en clôturer abusivement la signification – a été mené avec succès au-delà des espérances secrètes des « passeurs », ou « traducteurs », du texte, ce qui reviendrait au même.

On nous accordera sans doute que tout travail de réception et de traduction, tout travail de contextualisation et de recontextualisation, conformément d’ailleurs à la théorie de la communication et à la politique de la (re)signification développées par Hall, réarticule, transforme et même produit des significations de manière imprévisible. De ce point de vue, il y a des lectures qui, pour « rigoureuses » qu’elles soient, ne présentent pas beaucoup d’intérêt, ne sont pas très productives ; il y en a d’autres qui, pour « fautives », « discutables » ou « déplacées » qu’elles soient, sont grosses de possibilités et d’ouvertures théoriques et politiques. C’est dire que les gestes et les dispositifs théoriques sont intrinsèquement ambigus et ambivalents, et que leur traduction doit être appréciée contextuellement et pragmatiquement, à partir de ses effets, en situation.

On pourrait ainsi s’interroger sur l’insistance avec laquelle Mark Alizart voudrait que Stuart Hall réponde à des questions qui, sans lui être étrangères, ne sont pas exactement les siennes, et sont bien plutôt les nôtres : celles notamment du postcolonial et de la prégnance du « républicanisme » en France. On pourrait aussi se demander s’il n’y a pas à l’œuvre quelque « forçage » dans le fait qu’Éric Macé et Éric Maigret mobilisent Stuart Hall à leurs côtés dans la guerre de tranchées qu’ils ont engagée contre « la sociologie critique » et son éminent représentant, Pierre Bourdieu. Est-ce bien là l’affaire de Stuart Hall ? La chose est rendue d’autant plus problématique que leur dispositif théorique est, pour une part en tous cas, homogène à celui… de Pierre Bourdieu (ainsi, la thèse affirmée avec force par Éric Macé, et qui occupe une place centrale dans ses analyses, selon laquelle « l’analyse sociologique de n’importe quel matériau empirique est avant tout l’analyse des rapports sociaux et des conflits de définition qui le configurent » (Les Imaginaires médiatiques. Une sociologie postcritique des médias, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 25) se retrouve presque mot pour mot en de nombreux points des écrits de Bourdieu). Ainsi la logique « camp contre camp » qui est la leur est plus délicate à soutenir qu’il ne pourrait sembler au premier abord. Cette impression est d’ailleurs encore confirmée par la quasi-absence dans leur paysage théorique de personnages conceptuels tiers tels qu’Henri Lefebvre ou Michel Foucault – qui l’un et l’autre, comme l’auteur d’Esquisse d’une théorie de la pratique et de La Distinction, ont alimenté le champ des cultural studies –, comme si nous nous trouvions réduits à choisir l’un des membres, mutuellement exclusifs, de l’alternative Bourdieu ou Touraine.

Reste que ces questions, ce dispositif et cette lecture de Stuart Hall ont sans conteste leur légitimité. Si Mark Alizart ne pouvait pas ne pas interroger Stuart Hall sur le caractère particulièrement tardif de l’émergence per se du postcolonial comme question et problème en France, c’est non seulement que celle-ci se pose à nous avec une insistance et une acuité croissantes, mais aussi que Stuart Hall lui-même, pour ainsi dire, nous adresse cette question, qui est aussi, comme le suggère judicieusement Alizart, la question de sa non-traduction, et qu’il nous fournit, dans la distance et « l’étrangeté » relatives de son travail, certains des instruments qui devraient nous permettre de la faire nôtre, aussi intelligemment que possible. à nous de reformuler cette question pour notre compte et de nous efforcer d’y apporter des éléments de réponse, avec Stuart Hall notamment, engageant de la sorte le « patriarche » des cultural studies dans un devenir français – qui sera nécessairement pour une part inattendu.

Les 2éM (Éric Macé et Éric Maigret) peuvent de même incontestablement se prévaloir des écrits de Stuart Hall pour, si besoin était, justifier l’« alliance » privilégiée qu’ils prétendent nouer avec lui, au risque d’ailleurs de limiter sa réception par des publics qui ne seraient pas en sympathie avec leur engagement dans la polémique qui les oppose à « la sociologie critique ». Ils ont sans doute en partage avec lui, au-delà de la distance géographique et culturelle et de la différence des générations – et des « couleurs » (comment Stuart Hall recevra-t-il le titre de leur article ?) –, une éthique théorique et politique similaire, autrement dit une certaine sensibilité ou, comme disait Bourdieu, un certain « ethos », qui les amène à prendre pour cible l’orthodoxie « marxiste » qui fut longtemps hégémonique et qui, selon eux, perdure à travers divers avatars ou formes dégradées, orthodoxie qui s’est en effet montré assez incapable de penser, en raison de son économisme et de son déterminisme étroits, l’autonomie de la culture et l’agency, ou puissance d’agir, individuelle et collective, s’enfermant ainsi dans ce que l’on pourrait appeler « un positivisme historique », condamné au moralisme et à l’impuissance, à la déploration de l’ignorance coupable du sens de l’histoire dont feraient montre les masses, et enfermé dans un discours de la dénonciation incapable de voir autre chose que des mystifications dans les formes de la culture contemporaines.

Force est de constater qu’aujourd’hui encore l’état de la critique de la culture et des médias, au sein de l’Université et ailleurs, manifeste l’actualité des analyses développées par Stuart Hall, l’urgence de leur traduction, et l’utilité de la sociologie « postcritique » (c’est-à-dire, suggèrent-ils, critique au carré, critique à la puissance deux) proposée par Macé et Maigret. Si, peut-être, ces derniers ne prennent pas la mesure de ce qu’il peut y avoir de « juste » dans la critique courante des médias, notamment la critique d’inspiration bourdieusienne, c’est qu’il est sans doute nécessaire, tactiquement, de tordre le bâton de la sociologie dans un autre sens pour mettre à jour certains impensés qui nuisent à l’élaboration d’une politique et d’une critique des médias qui ne se complaisent pas dans une dénonciation impuissante, ancrée dans une compréhension trop réductrice et sommaire de son objet, motivée qu’elle est par une compréhensible exaspération et le souci de délégitimer le consensus que traduisent et contribuent à produire les grands médias plutôt que par le souci de développer une analyse fine des logiques sociologiques des « médiacultures » – de leur ambivalence, de leur « porosité » aux mouvements critiques qui traversent la société, de la façon dont l’instabilité des points de vue légitimes sur le monde social les affecte et des conformismes provisoires qu’elles doivent en conséquence constamment élaborer et négocier. Une telle analyse pourrait du reste tout à fait intégrer les acquis de la sociologie critique des médias en s’attachant à saisir les logiques micro- et macro-sociologiques qui aboutissent à une porosité réduite, à une « surdité » (partielle) des médiacultures, autrement dit à leur imperméabilité relative à certains mouvements et discours produits et diffusés dans le monde social.

On l’aura compris, le présent ouvrage, préoccupé avant tout des conditions et des effets possibles de la réception de l’œuvre de Stuart Hall en France, doit être lu comme tel, c’est-à-dire comme une intervention à apprécier dans sa dimension tactique. Et c’est sans doute là ce qui justifie le plus évidemment le choix de proposer aux lecteurs un premier volume de la collection Méthéoriques consacré à Stuart Hall. Le fait que, par son parcours et ses écrits, Stuart Hall se trouve au carrefour de nombre des débats et des œuvres qui se sont développés en Grande-Bretagne et plus généralement dans le monde anglophone depuis près de cinquante ans, débats et œuvres dont Éditions Amsterdam s’efforce de promouvoir la traduction en France, suffirait déjà à le justifier. Mais ce fait lui-même ne peut être véritablement compris qu’à condition de saisir que Stuart Hall est avant tout, précisément, un intellectuel stratégique.

*

Peu soucieux des partages disciplinaires hérités de l’histoire institutionnelle des savoirs, conscient de ce que savoirs et pouvoirs sont intimement mêlés, Stuart Hall est avant tout un penseur critique, politique, démocratique, préoccupé par le sens de ses interventions dans telle ou telle conjoncture singulière – indissociablement idéologique, intellectuelle, théorique et politique – du point de vue d’une politique antiautoritaire, visant à maximiser la puissance d’agir et de penser individuelle et collective. C’est là ce qui selon nous permet de comprendre la cohérence des différents mouvements et moments de son œuvre (si l’on en croit l’énumération baroque proposée par Terry Eagleton dans l’article cité en exergue, l’orientation du Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmigham est passée, sous la présidence de Stuart Hall, à partir d’un engagement initial leavisien de gauche, par l’ethnométhodologie, un flirt sans enthousiasme avec la sociologie phénoménologique, une brève rencontre avec le structuralisme lévi-straussien, Louis Althusser, Gramsci, le post-marxisme, la théorie du discours [discourse theory] et les franges du postmodernisme). C’est là aussi ce qui nous permet de saisir la façon dont sont essentiellement liés ses travaux sur l’identité, sa théorie de la communication et de la signification – développée notamment dans son célèbre article « Encoding/Decoding » [Encodage/décodage], le seul qu’un public point trop confidentiel connaisse en France, article devenu, selon l’expression de Molière, une véritable tarte à la crème des media studies – et sa pratique d’intellectuel : que la signification ne soit pas initialement donnée, qu’elle soit incertaine et ambivalente, qu’elle soit produite, articulée ou réarticulée à travers la trajectoire qui est la sienne, qu’elle soit fondamentalement une resignification dépendante des prismes de sa réception, de sa contextualisation ou recontextualisation, c’est-à-dire de son articulation à de nouvelles significations, voilà en effet ce qui fonde la pratique de Stuart Hall en tant qu’intellectuel, pratique qui est avant tout un art de la resignification et de la réarticulation (terme emprunté à Gramsci), de l’interprétation et de la production des significations, qui, contre tout déterminisme, vise à rouvrir la signification des discours et des conjonctures historiques pour que ne soit pas toujours déjà forclose la puissance d’agir et de penser de tous et de chacun.

Art de l’ambivalence des significations, attentif à la dimension problématique des situations, qui prend en particulier acte du fait que l’intellectuel démocratique est pris dans la contradiction existant entre, d’une part, l’autorité, le partage inégal du droit à la parole dans l’espace public et la monopolisation des savoirs qui conditionnent son existence comme intellectuel et, d’autre part, sa visée démocratique, laquelle consiste précisément à défaire les conditions symboliques, institutionnelles et matérielles de ces privilèges. Art surtout pratique, qui relève du bricolage plus que d’autre chose (Stuart Hall cite volontiers le mot de Gilles Deleuze selon lequel les théories doivent être utilisées comme des boîtes à outils) et qui s’exerce plus fructueusement, et assez logiquement, dans un cadre collectif (l’œuvre de Stuart Hall réside au moins autant dans les multiples collaborations qui furent toujours le cadre de son travail que dans l’ensemble de ses écrits pris isolément, donnant ainsi corps, s’il était possible, à la figure gramscienne de l’intellectuel organique).

Mais aussi, nécessairement, art périlleux : art qui consiste souvent à « tirer contre son propre camp » pour le renforcer, pour lui permettre de saisir la singularité d’une nouvelle conjoncture, pour le conduire à redéployer des significations d’un autre temps, à penser à hauteur du présent, à penser le contemporain ; art qui suppose aussi parfois, en des liaisons dangereuses, d’emprunter à l’intelligence que ses adversaires peuvent, précisément, avoir des temps nouveaux.

On a pu reprocher à Hall un certain éclectisme, voire un certain opportunisme. On est allé jusqu’à l’accuser de fourvoiement ou de trahison, en raison de son engagement dans le projet hétéroclite des New Times [Temps nouveaux], lancé dans le mensuel Marxism Today en 1988. Marxism Today et les New Times auraient été le creuset idéologique du blairisme et de tous les renoncements de la gauche travailliste en Grande-Bretagne. Les principales pièces à conviction qui ont servi à lancer une telle condamnation sont bien connues : un article de Stuart Hall publié dans le numéro d’octobre 1988 de Marxism Today (p. 24 à 28) sous le titre « Brave New World », sorte de manifeste des New Times ; un article d’Eric Hobsbawm publié dans le numéro de septembre 1978, intitulé « The Forward March of Labour Halted? » (p. 279 à 286) ; un article de Stuart Hall publié en janvier 1979 sous le titre « The Great Moving Right Show » (p. 14 à 20) – ces deux derniers articles, qui prennent acte de la transformation de la structure de classe de la société britannique et qui tentent de comprendre son virage à droite et l’impuissance corrélative du Labour à la veille de l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher, offrent une première formulation de ce qui, dix ans plus tard, aboutira au projet des New Times – ; « The Big Picture. The Death of Neo-Liberalism », un autre article d’Eric Hobsbawm, publié en octobre 1998 (p. 4 à 8), et « The Great Moving Nowhere Show », un article de Stuart Hall publié dans le même numéro de Marxism Today, ressuscité pour l’occasion (p. 9 à 14) – ces deux derniers articles proposent un bilan des New Times et des premières années du thatcherisme (terme forgé par Hall) à la mode Labour du gouvernement d’Anthony Blair.

(À cette liste doit être ajouté l’ouvrage collectif Policing The Crisis, publié en collaboration par Stuart Hall en 1978, qui constitue un effort remarquablement précoce et perspicace pour comprendre le devenir hégémonique en Grande-Bretagne d’un « populisme autoritaire » – populisme autoritaire associant la célébration de l’Englishness, l’appel au « peuple », la dénonciation de l’impéritie de l’État social et de son caractère envahissant, la dénonciation du corporatisme et du conservatisme des syndicats, la mise en place de politiques sécuritaires (law and order), la fabrication d’un supposé « problème » de l’immigration, ainsi que l’apologie du « travail », du « mérite » et de « l’initiative individuelle » –, la capacité de la droite à imposer ce nouvel agenda à la gauche et l’incapacité de cette dernière, et tout particulièrement de ses fractions les plus radicales, à défaire l’étau idéologique dans lequel elle se trouvait prise. – Toute ressemblance avec un autre contexte national est fortuite.)

À lire aujourd’hui ces articles (qui, comme l’ensemble des articles publiés par Marxism Today depuis sa création jusqu’à sa disparition, sont disponibles sur l’Internet), il est difficile de ne pas se demander si cette condamnation n’est pas le signe de ce qu’une partie de la gauche britannique n’est toujours pas parvenue à entendre et à répondre aux questions, certes difficultueuses, qui lui étaient ainsi posées. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que le chemin d’Anthony Blair et celui de Stuart Hall se soient, pour ainsi dire, croisés au sein du projet des New Times : l’un et l’autre, le premier selon une logique de conquête du pouvoir, le second selon une logique de redéploiement de la puissance d’agir et de penser des « multitudes » dans une conjoncture historique inédite, nécessitaient de saisir la singularité des temps nouveaux, de prendre la mesure de ce que l’on a pris coutume de désigner par les termes de « postfordisme » et de « postmodernité », pour comprendre comment a) se réapproprier la réponse apportée par le thatcherisme à la crise du compromis social de l’après-guerre (Blair) ou b) réarticuler les termes de celle-ci afin d’en transformer le sens du point de vue d’une politique démocratique radicale (Hall).

Quoi qu’il en soit (la question reste ouverte, et nous ne prétendons pas l’avoir tranchée : nous ignorons trop de cette histoire pour cela), du point de vue qui est le nôtre, celui de la traduction du travail de Stuart Hall en France, l’intérêt de ces débats et des prises de position de Stuart Hall à leur occasion est qu’ils sont à peu près sans équivalents en France.

*

Si un historien comme Gérard Noiriel, en liant histoire de l’industrialisation, histoire de l’immigration et histoire de la nationalisation de la société française, s’est efforcé de dégager les conditions de possibilité historiques et la particularité de la réémergence d’un prétendu « problème » de l’immigration en France au cours des dernières décennies du xxe siècle ; si un sociologue comme Luc Boltanski (avec Ève Chiapello) s’est attaché à comprendre la façon dont le capitalisme français s’est transformé pour « encaisser » ou « capter » ce que l’on a coutume de subsumer sous l’étiquette réductrice de « Mai 1968 » ; si un autre sociologue, Robert Castel, s’est penché sur la brève histoire de la société salariale et de l’État social pour analyser le délitement accéléré du compromis sur lequel ils reposaient ; si un Pierre Bourdieu a souligné avec habileté le caractère de self-fulfilling prophecy du discours de « la nécessaire modernisation néo-libérale » – sans cependant vraiment rendre compte de son efficacité performative – ; si Étienne Balibar a produit l’une des très rares analyses du racisme contemporain, pensé dans son rapport à la crise de « l’État national-social », à avoir quelque prise sur son objet – à la différence de celle d’un Michel Wieviorka, dont la vacuité, bien faite pour ne déranger personne et surtout pas les commanditaires de ses « interventions sociologiques », est confondante – ; bref, si diverses enquêtes ont été menées pour éclairer le présent, pour mieux comprendre son inscription socio-historique, ces enquêtes n’ont jamais fait véritablement l’objet d’une évaluation et d’une articulation critiques (comment expliquer, par exemple, l’absence presque totale de l’histoire coloniale dans le grand récit de Gérard Noiriel, ou celle de l’immigration dans celui de Robert Castel, et comment expliquer, chez l’un et l’autre, l’absence de références un tant soit peu élaborées à l’histoire des rapports sociaux de genre ?).

Plus encore : non seulement l’articulation de ces enquêtes n’a été au mieux qu’ébauchée, mais leurs auteurs et leurs lecteurs s’en sont généralement tenus à elles, c’est-à-dire à la mise à jour des conditions « structurelles » des transformations de la scène politique, sociale, culturelle et idéologique française, sans jamais s’abaisser à « mettre la main à la pâte » du présent, sans jamais les articuler à une analyse suffisamment élaborée, problématique et fine des transformations et des dynamiques du champ politique et idéologique, abandonnant cet espace d’investigation et d’intervention décisif à la médiocrité des faiseurs de consensus, des petites mains de la « modernisation » idéologique et économique, des vains commentateurs et politologues qui occupent antennes et radios, des éditorialistes et autres piliers de comptoir qui produisent l’irritant bruit de fond que nous devons supporter quotidiennement.

On pourra ainsi se demander comment il se fait qu’un thème, pourtant essentiel, des commentaires courants, de « droite », de « gauche » ou d’« extrême gauche », sur l’ère du temps, celui de la « lepénisation des esprits », n’a jamais fait l’objet d’une critique en règle par les analystes mentionnés ci-dessus, alors même que leurs travaux offrent tous les outils nécessaires de cette critique. Comment ne pas voir en effet que « la préférence nationale » chère à Jean-Marie Le Pen est un principe et une réalité institutionnels et constitutionnels, au fondement de l’État social, et qu’ainsi la « lepénisation » des institutions est en un sens originelle, qu’elle est inscrite dans la distinction « républicaine », opérée au sein de la population vivant dans ce pays, des citoyens et des étrangers, ce qui donne toute sa force et son réalisme aux mots d’ordre frontistes ? Comment ne pas voir, de même, que les institutions politiques sont des institutions fondamentalement nationales, qui présupposent, encore une fois, le partage entre citoyens, c’est-à-dire nationaux, et étrangers, et qu’ainsi le personnel politique est lui-même fondamentalement national, sinon nationaliste ? Comment ne pas voir de surcroît que le vocabulaire et les leitmotivs du lepénisme ne sont que la reprise de thèmes d’opinions largement popularisées dès avant la première percée électorale du Front national (ce sont Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre qui ont lancé le projet d’une politique du retour des travailleurs immigrés – supposés « étrangers aux réalités sociales de la France », selon une formule employée plus tard par Pierre Mauroy, alors premier ministre, à propos d’ouvriers en grève – et mis en circulation l’équation « tant de chômeurs = tant d’immigrés de trop » ; c’est le Parti communiste français qui a acclimaté l’idée d’« un seuil de tolérance » au-delà duquel « l’intégration » – traduction contemporaine, sociologisante, de « l’assimilation » coloniale – ne serait plus possible) ? Comment ne pas voir de plus que le thème de « la lepénisation des esprits » a justement pour visée et pour effet d’invisibiliser cette diffusion, certes complexe et modulée, du « lepénisme » au sein du champ politique et idéologique, comme s’il était circonscrit, du moins initialement, au Front national et à son électorat prétendument « populaire » (le racisme de classe joue ici à plein régime), alors que celui-ci n’a fait que cristalliser des motifs idéologiques en circulation dans l’ensemble du champ politique et de l’espace social, notamment au sein des classes moyennes et supérieures, notamment au sein de larges sections de l’électorat socialiste, quand même sous des formes euphémisées et accompagné d’une bonne volonté antiraciste sincère (l’inconscient politique ignore la contradiction) ? Comment ne pas voir enfin que le Parti socialiste, incapable de formuler et d’inventer les termes d’une réponse de gauche à la « crise », vidé de toute capacité et de toute substance politiques, réduit à n’être qu’une machine électorale préoccupée de sa seule reproduction, se faisant en conséquence l’artisan par excellence de la « modernisation » (avec d’autant plus d’efficacité que, en raison de sa coloration passée, il était, du moins dans un premier temps, bien mieux placé que la droite pour neutraliser ou paralyser toute critique de gauche), naviguant au gré des sondages (ne pouvant donner le la à l’époque, il lui fallait bien suivre quelque ritournelle), comment ne pas voir, donc, que le Parti socialiste a trouvé dans la lutte contre le Front national et la prétendue « lepénisation des esprits » – alors même qu’il contribuait à diffuser dans l’opinion l’idée d’un défaut d’intégration des « immigrés » (Fabius affirmant que Le Pen pose de vrais problèmes) et d’une menace pesant sur « l’identité française » (Lionel Jospin s’accordant avec Jacques Chirac lors d’un débat télévisé pour dire que cette identité devait être défendue), alors même qu’il alimentait la panique sécuritaire et entretenait les fantasmes les plus nauséabonds (Michel Rocard déclarant que « la France ne peut accueillir toute la misère du monde », comme si toute ladite « misère » souhaitait s’installer à Conflans-Sainte-Honorine) – de quoi cimenter autour de lui un consensus négatif, par défaut, prenant ainsi l’électorat de gauche en otage, verrouillant l’espace politique et empêchant toute reconfiguration politique et idéologique à gauche, se présentant comme le seul rempart face à une droite et un Front national qui, pour une bonne part, ne tirent leur puissance que de son impuissance et de ses renoncements et collusions ?

Du point de vue de ces questions, rhétoriques, on l’aura compris, il est possible d’affirmer que le Parti socialiste et son rôle central dans la conjoncture actuelle sont l’un des points aveugles, l’un des grands impensés des « intellectuels » de gauche, de la théorie critique, des sciences sociales et de l’histoire sociale et politique du contemporain. La misère des intellectuels (de gauche) en France est ainsi d’avoir le nez dans cette conjoncture sans pouvoir rien en dire, rien y faire, et d’être en conséquence poussés, pour les uns, à plier armes et bagages pour rejoindre le camp adverse, pour les autres, à dénoncer vainement l’apostasie des précédents (c’est là le passe-temps favori des gardiens du temple de la gauche critique) et, pour d’autres encore, à cumuler le confort d’une critique de surplomb des temps nouveaux et le rôle inconfortable de police électorale du Parti socialiste (rôle tenu avec d’autant plus d’aplomb qu’il est inconfortable).

Les théoriciens dont nous avons évoqué à grands traits les travaux appartiennent sans discussion possible à ce troisième groupe. à l’exception bien sûr du regretté Bourdieu qui, paix à son âme, ne se serait très probablement pas égaré de la sorte, tous sont signataires, avec d’autres, dont d’ailleurs éric Macé, de l’un ou l’autre de deux appels successifs à la « fraternité » et au « rassemblement » de la « gauche » autour de la candidate du Parti socialiste à l’élection présidentielle (comme si l’idée d’une maison commune de la gauche, de la Ligue communiste révolutionnaire au Parti socialiste, n’était pas devenue éminemment problématique), et cela 1) pour prévenir une répétition du 21 avril 2002 – alors même que les intentions de vote en faveur de Jean-Marie Le Pen, gonflées pour tenir compte de leur sous-estimation en 2002, ne plaçaient celui-ci qu’en quatrième position dans les sondages –, 2) pour écarter le « leurre » du vote centriste – alors que point n’était besoin d’être grand manitou pour voir que François Bayrou était d’avance, présent ou non au second tour, le grand vainqueur des élections, puisqu’aucune majorité, de droite comme de « gauche », n’est maintenant possible sans lui et que le Parti socialiste était déjà engagé dans des négociations avec lui –, 3) pour prévenir une dispersion des voix de la gauche du côté des candidats de la gauche antilibérale – alors que l’attractivité de ceux-ci était de toute évidence très réduite – et, surtout, 4) pour alerter l’opinion du danger représenté par Nicolas Sarkozy et de la nécessité de lui faire barrage – alors que dans tous les secteurs de la gauche la chose était entendue et que, sans attendre ces appels, l’on se mobilisait activement en ce sens depuis longtemps déjà : aucun doute là-dessus, les miettes éparses de la défunte gauche allaient voter « utile », « sans états d’âme », pour la plus pitoyable des candidats que le Parti socialiste ait présentés à une élection présidentielle.

L’année 2007 aura ainsi été l’année où en France plus de deux cents « intellectuels », et non des moindres, auront adopté pour mot d’ordre

Silence, on vote : pendant les élections,

pas de critique, pas de politique

mobilisant, d’une forte voix (« Vous voulez donc un duel Sarkozy-Le Pen au second tour ? »), la peur et la culpabilité pour contraindre à se taire d’éventuels malentendants ou récalcitrants qui oseraient poser publiquement la question de savoir comment nous en sommes arrivés là, ou interroger le caractère désastreux des thèmes de campagne de la candidate Ségolène Royal (son apologie obscène du « travail » à l’heure de sa précarisation structurelle – apologie qui constitue du reste, on ne l’a pas assez remarqué, le fond de ses attaques contre les enseignants – ; ses prises de position, sinon réactionnaires, du moins conservatrices sur la « famille » ; son invocation tonitruante de l’identité nationale et de la « patrie », son adhésion au discours sécuritaire de la loi et de l’ordre).

Quel sens alors donner à l’apparent non-sens de ces appels ?

Il y a sans doute pour beaucoup dans ces appels une manière d’exorciser la culpabilité individuelle et collective mal placée de ne pas avoir voté pour Lionel Jospin en 2002 en la projetant sur d’imaginaires irresponsables s’apprêtant à refuser, coûte que coûte, au risque de permettre l’élection du candidat de l’UMP, leurs voix à la candidate socialiste.

Il y a sans doute aussi dans cette mise en scène, dans cette « performance » de l’intellectuel, en tant que membre d’un groupe social, comme « réaliste », « responsable », « bête à sang-froid », travaillée par la hantise du « gauchisme », une manière de se définir, de délimiter l’espace d’un entre-soi de « la bonne société » et du « bon goût » des intellectuels, de revendiquer pour celui-ci une place dans l’espace public et médiatique légitime, et de se donner ainsi l’illusion d’avoir encore une certaine prise sur le monde social.

C’est là aussi, selon nous, le sens de « L’autre campagne », lancée par certains des signataires de ces appels, « autre campagne » qui consistait à demander à quelques intellectuels (toujours eux !) d’avancer, par écrit ou devant une caméra, une proposition pour « une autre politique ». Si l’initiative méritait à première vue d’éveiller l’attention, c’est-à-dire compte non tenu de l’intérêt, très variable, des contributions effectivement apportées, son principal objectif résidait en réalité du point de vue de ses promoteurs dans la prétention à accaparer l’espace de cette « autre politique », en se parant des prestiges de la politique « alter » et en évitant soigneusement de faire écho, pour mieux les effacer du débat public, aux discussions pourtant assez similaires engagées du côté des organisations de la gauche dite antilibérale. Et cela, tout en faisant l’économie de toute analyse sérieuse de la conjoncture, de ses impasses et du rôle qu’y joue le Parti socialiste. Comme si « voter utile », « sans états d’âme », tout en s’efforçant de formuler les termes d’une « autre politique », impliquait nécessairement de remiser au placard toute critique véritable de cette conjoncture. On ne s’étonnera donc pas de ce que les animateurs de « l’autre campagne » aient choisi pour vitrine le site Internet de Libération, organe bien connu, comme on sait, de « l’autre politique ».

Mais, surtout, s’exprime dans ces appels une sorte de mépris de classe à l’égard de ce qui, sous le nom de « gauche antilibérale », à travers quelques partis groupusculaires, à travers divers réseaux plus ou moins homogènes, plus ou moins informels et étendus, reste de la gauche (sans même évoquer « l’extrême gauche » ou « la gauche révolutionnaire » dont, à rigoureusement parler, il n’est plus, dans ce pays, même de vestiges, sinon dans le monde fantasmagorique du personnel politique et journalistique qui s’agite inlassablement sur nos écrans). Sans doute cette gauche de gauche n’est-elle pas encore assez « civile », assez convenable, assez « intellectuelle » et respectueuse de l’autorité et de la majesté de la Philosophie, de la Science, de l’Université… et de l’ordre social.

Pourtant, il faudra bien le reconnaître et s’y résoudre, aussi navrant soit-il, quelles que soient les fortes réserves que ce « reste » nous inspire, quels que soient ses manques et ses contradictions, qui ne sont que trop réels, en effet, la gauche, pour une part essentielle, c’est ça aujourd’hui, qui vaudra toujours mieux que le Parti socialiste. Et il faut faire avec. Sans en rabattre sur la critique et la polémique. Que la chose plaise ou non à nos intellectuels.

*

Il devrait maintenant être tout à fait clair, si ce n’était pas déjà le cas, qu’il ne s’agira pas avec la collection Méthéoriques de proposer des introductions lénifiantes, pontifiantes ou sacralisantes. C’eut été d’ailleurs faire injure à Stuart Hall que de le « traduire » ainsi, lui qui a toujours joué de son autorité pour simultanément la défaire, lui qui a travaillé à problématiser autant que possible le statut impossible d’intellectuel. C’est là le travail qu’avec Méthéoriques nous voudrions à notre tour entreprendre. C’est là ce qui justifiait le choix de Stuart Hall pour ce premier volume de la collection. C’est là ce qui explique l’exercice pratique de traduction culturelle et politique que nous nous sommes imposé dans les paragraphes qui précèdent, en nous efforçant, à notre manière, d’appliquer au contexte contemporain français l’art de Stuart Hall.

Nous n’en resterons évidemment pas là. Le travail de traduction entrepris ne fait que commencer. La problématisation de la figure de l’intellectuel que nous appelons de nos vœux et, en particulier, la problématisation de la traduction française de Stuart Hall n’en sont qu’à leurs débuts. Il faudra même pour que ce travail soit véritablement engagé que d’autres traductions soient entamées. Il faudra sans doute notamment que l’œuvre de Fredric Jameson commence à circuler de ce côté-ci de l’Atlantique et de la Manche. D’un style très différent, souvent plus ardu, théoriquement plus élaborée, exigeant donc davantage de ses lecteurs, l’œuvre de ce dernier pourrait venir troubler autant sinon plus que celle de Hall le paysage intellectuel et politique français. Car, si le refus exprimé par Hall du réductionnisme, de l’essentialisme, du naturalisme, ainsi que son refus de toute téléologie et de toute totalisation, sa critique d’un marxisme ossifié et son attention aux mouvements minoritaires font écho à une humeur intellectuelle qui a déjà largement cours ici, le cas de Jameson est très différent : avec lui, si l’on suit la lecture qu’en propose l’un de ses introducteurs français, Nicolas Vieillecaze, c’est à un effort pour produire une analyse totalisante, autrement dit très peu postmoderne, de la postmodernité que nous avons affaire. Il se pourrait qu’à travers cette analyse et sa traduction dans l’espace intellectuel français une chose curieuse et aujourd’hui méconnue fasse retour de manière inattendue et sous un jour imprévu : le marxisme. Méthéoriques en témoignera.


Paris, mai 2007.

(Les analyses développées dans cette postface n’engagent, bien entendu, que leur auteur.)