vendredi 30 novembre 2007

Gérard Noiriel et la République des "intellectuels"

(Article publié dans le n° 2 (nov-déc 2007) de La Revue internationale des livres et des idées)


A propos du livre de Gérard Noiriel, Les Fils maudits de la République. L’avenir des intellectuels en France


Gérard Noiriel est, sans conteste, pour autant que nous puissions en juger, l’un des historiens qui ont contribué de la façon la plus décisive qui soit à l’histoire de la France contemporaine, à l’histoire de la constitution nationale/sociale de la société, tant à travers les recherches originales qu’il a menées (Longwy. Immigrés et prolétaires (1880-1980); La Tyrannie du national. Le droit d’asile en Europe (1793-1993); Les Origines républicaines de Vichy) qu’à travers ses fortes synthèses, non moins originales, de ses propres travaux et des travaux de nombreux historiens et sociologues (Les Ouvriers dans la société française (XIXe-XXe siècle); Le Creuset français. Histoire de l’immigration (XIXe-XXe siècle) . Il ne s’agit certes pas d’affirmer que ces livres contiennent des vues définitives et indiscutables, qu’ils ont épuisé leurs objets ou qu’ils avancent un modèle de compréhension ou d’explication sans reste. Le Creuset français a ainsi ses points aveugles : l’histoire de la forme-nation et de l’immigration y est à peu près totalement déconnectée de l’histoire du genre et des sexualités et de l’histoire coloniale, comme si ces histoires pouvaient être dissociées, comme si elles n’étaient pas intimement mêlées, et ce dès avant le développement de l’immigration (post)coloniale en direction de la métropole. Mais ces manques eux-mêmes permettent de faire ressortir toute la force et l’intérêt de l’entreprise conduite par Gérard Noiriel : proposer l’intégration d’histoires analytiquement disjointes (l’histoire de l’immigration, l’histoire de l’industrialisation, l’histoire ouvrière, l’histoire de l’État et de sa démocratisation relative, l’histoire de la nationalisation de la société) afin de ressaisir le processus d’intégration qui a abouti à la constitution nationale/sociale de la société française. Autrement dit, il s’agissait pour l’historien de proposer un modèle du processus d’intégration de la société – modèle qui n’est pas l’expression d’une passion totalisatrice, mais la traduction d’un effort pour décrire les processus qui ont effectivement produit la société française comme réalité intégrée et, avec elle, de nécessité, son cortège de "problèmes d’intégration".

Cette démarche ne pouvait qu’aller contre le refus des grandes synthèses dont font souvent montre les historiens professionnels en France. Ce refus, qui peut être méthodologiquement justifié s’agissant d’histoires qui, étant donné les objets qui sont les leurs et les contraintes matérielles qui s’imposent à elles, rendent de telles synthèses toujours prématurées, ne pouvait plus tenir s’agissant de l’histoire de la France contemporaine, une fois reconnu, à la suite d’Émile Durkheim, que la caractéristique fondamentale de celle-ci est précisément le processus d’intégration nationale/sociale de la société. À la primauté de l’étude des cas, il fallait donc substituer un mouvement circulaire : des études de cas et des histoires particulières aux tentatives de synthèses, et de celles-ci à celles-là. Il fallait de plus revenir, au moment où l’histoire se fait histoire de la production de la société, sur le partage disciplinaire trop net entre histoire et sociologie. Fondée en réalité, la démarche socio-historienne de Gérard Noiriel peut ainsi fonctionner comme un véritable programme de recherche visant à prolonger, compliquer et critiquer ses premiers résultats.

Étant donné l’impressionnante cohérence et la puissance de description de ce modèle, étant donné son immense productivité potentielle en tant que programme de recherche, étant donné tout ce qu’il doit aux connaissances et aux savoirs cumulés de ses prédécesseurs et de ses contemporains (Gérard Noiriel n’est pas et ne se présente pas comme un titan de la pensée historienne, mais comme un extraordinaire accumulateur), son oeuvre semble constituer une sorte de démonstration en acte du bien-fondé de sa vision de la cité "savante". Cette vision, ainsi que la conception du rôle de l’"intellectuel" et les interventions publiques récentes de Gérard Noiriel, ont cependant de quoi susciter un certain étonnement. Examinons donc l’essai qu’il a consacré à ces questions et à l’histoire de l’intellectualité en France.

Le titre même de cet essai devrait alerter ses lecteurs . Que suggère en effet la désignation de "fils maudits de la République", et comment peut-on l’interpréter à la lumière de l’ouvrage ? Prenons, comme il se doit, ce titre et cette métaphore au sérieux. Elle traduit en termes de filiation et donc de parenté le lien existant entre, d’une part, l’établissement du parlementarisme et du suffrage dit universel, et, d’autre part, l’autonomisation des disciplines universitaires et la promotion historique de la figure et du rôle de l’"intellectuel" – la République occupant ici le rôle de mère protectrice et à protéger. Elle fusionne les figures du poète maudit et du fils prodigue au sein de celle, romantique et idéalisée, du fils maudit. Elle genre la figure de l’intellectuel : les fils maudits de la République ne sont pas ses enfants, ne sont pas ses fils et ses filles ; ils sont de sexe masculin. Elle mobilise une morale de la reconnaissance familiale : la République a négligé ses fils, et ses fils, pour leur part, n’ont pas pris soin d’elle comme ils auraient dû ; les rejetons de la République doivent se préoccuper de leur génitrice, et celle-ci doit les reconnaître à leur juste valeur et leur faire la place qui leur revient dans son giron ; et, puisqu’elle y rechigne, ils doivent faire taire leurs divergences et s’unir pour forcer cette reconnaissance. Tout un programme – que Gérard Noiriel développe effectivement dans son ouvrage.

Citons les pages conclusives de cet essai, dans lesquelles l’auteur livre la signification et les conséquences politiques de ce curieux tableau des "intellectuels" à la manière de Jean-Baptiste Greuze :

La question décisive est de savoir quelles sont aujourd’hui les véritables lignes de fracture qui traversent la vie publique de ce pays, de façon à dégager les points communs autour desquels pourrait se construire une nouvelle alliance entre tous ceux qui veulent maintenir un lien entre le savant et le politique, pour défendre sur la place publique les idéaux progressistes de la République, attaqués de toute part . (p. 258)
[…] les intellectuels ne se sont jamais interrogés sur les effets réels des discours qu’ils tiennent dans l’espace public. Pour alimenter leurs disputes, ils ont même préféré maintenir hors du champ de leur réflexion ce qui faisait leur raison d’être. Toutes les polémiques qui les ont opposés entre eux depuis un siècle reposent sur le même argument. Le héros de la pensée dit la vérité au pouvoir au nom des opprimés, en combattant les traîtres qui font le malheur du peuple. Cette logique dite "stalinienne" structure en réalité l’identité des intellectuels depuis le XIXe siècle. (p. 259)
De même qu’ils admettent aujourd’hui l’idée que la démocratie constitue leur seul horizon d’attente, de même les intellectuels acceptent, désormais, la séparation des fonctions et compétences. (p. 264)

Les connaissances que les chercheurs produisent sur la société ne peuvent pas être communiquées telles quelles au grand public. Elles doivent être traduites dans un langage qui « touche « les citoyens, qui leur "parle" suffisamment pour qu’ils puissent se les approprier et les utiliser dans leur vie quotidienne. (p. 265)

Trois fonctions, en partie contradictoires mais complémentaires, caractérisent les intellectuels : la critique, l’expertise et la compréhension. Obnubilés par leurs divergences, ils ont fini par perdre de vue le fait que, par définition, ils faisaient partie du camp progressiste. Aujourd’hui encore, ils ont donc le même adversaire. Ils s’opposent aux conservateurs, dont la fonction propre est de diffuser une vision du monde qui inverse la relation dominants-dominés, afin de présenter à l’opinion les victimes de la société capitaliste comme des agresseurs. Un intellectuel se reconnaît donc, avant tout, au fait qu’il refuse cette permutation des rôles, parce qu’elle alimente les représentations négatives qui stigmatisent des individus n’ayant pas la possibilité de s’exprimer sur la place publique. À la fin du XIXe siècle, les intellectuels français avaient réussi à tous se rassembler pour défendre la dignité des personnes qui, à l’instar du capitaine Dreyfus, étaient rejetées en raison de leur origine, de leur nationalité ou de leur religion. (p. 266)

Nous pouvons avoir des opinions différentes sur la "mondialisation", sur la réforme de la Sécurité sociale, sur le réchauffement de la planète. Mais nous devons être capables, au-delà de ces différences de nous retrouver afin de protester et d’agir collectivement contre les formes de discrimination et de stigmatisation qui sévissent dans le monde actuel. (p. 266-267)

La plupart des citoyens n’ont pas d’autre choix, en effet, que de nommer leurs problèmes à l’aide du langage que leur fournissent ceux qui détiennent le privilège de parler en public. (p. 267)

Les intellectuels ont toujours combattu la xénophobie et le racisme parce qu’il s’agit là du problème par excellence où ils peuvent dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés. (p. 268)


Comment caractériser la rhétorique à l’oeuvre dans ces extraits ? On remarquera d’abord les généralisations hâtives et les affirmations sans nuance qui les ponctuent : "les idéaux de la République [sont] attaqués detoutesparts ", "les intellectuels ne se sontjamaisinterrogés sur les effets de leurs discours", "la démocratie [la dimension élective de certaines fonctions au sein de l’Etat national/social en France] constitue leurseulhorizon d’attente", "La plupart des citoyens n’ont pasd’autrechoix", "Les intellectuels ont toujourscombattu la xénophobie et le racisme", généralisations et affirmations qui ont toutes les chances d’être abusives, qui le sont effectivement, et qui s’inscrivent dans une stratégie de dramatisation visant à exclure toute autre problématisation et interprétation des questions et faits considérés.

L’effet de cette dramatisation est renforcé par le recours à des arguments ad hominem : "Le héros de la pensée [la formule est ironique] dit la vérité au pouvoir au nom des opprimés, en combattant les traîtres qui font le malheur du peuple. Cette logique dite "stalinienne" structure en réalité l’identité des intellectuels depuis le XIXe siècle." L’adjectif "dite" et les guillemets qui encadrent "stalinienne" fonctionnent ici comme une prétérition qui permet à Gérard Noirel, sans assumer son geste, d’écraser sous une typologie grossière la multiplicité historique des pratiques et des modes d’intervention des intellectuels subsumés sous ce qualificatif infamant. Mais peut-être, au vrai, ne faut-il pas considérer cet adjectif comme une insulte dans la bouche de l’auteur puisque, sans apparemment y voir de contradiction, il endosse quelques paragraphes plus loin les habits mêmes du «héros de la pensée« que, croyions-nous, il fustigeait ("il s’agit là du problème par excellence où [les intellectuels] peuvent dire la vérité au pouvoir au nom des opprimés"), à cette différence près, non négligeable, que les "traîtres" ont été entre temps transmués en "adversaires".

On remarquera ensuite le recours à des définitions normatives là où des définitions descriptives étaient attendues, là où la description des usages et des conflits d’usage lexicaux semblerait, de la part d’un socio-historien, plus appropriée : "par définition, [les intellectuels] faisaient partie du camp progressiste. Aujourd’hui encore, ils ontdoncle même adversaire", "Un intellectuel se reconnaîtdonc, avant tout, au fait qu’il refuse cette permutation des rôles [entre dominants et dominés] ."

Situons maintenant cette rhétorique dans le cadre plus général de l’argumentation de Gérard Noiriel. Sa visée est double. D’un côté, l’important est de préserver l’autonomie de l’Université, d’optimiser le caractère collaboratif et cumulatif de la recherche universitaire et de contrecarrer les forces fractionnelles et centrifuges qui viennent les miner (atomisation des chercheurs et intériorisation non critique de problématiques imposées par les champs politiques et médiatiques par l’entremise des "intellectuels" de gouvernement, qui subordonnent la logique du champ de la recherche professionnelle aux impératifs idéologiques de la gestion étatique). De l’autre, il faut assurer la circulation et la diffusion dans le monde social des résultats de la recherche universitaire afin, d’une part, de fournir aux dominés des savoirs leur permettant de résister à l’imposition de représentations aliénantes par les détenteurs du droit à la parole dans l’espace public légitime dominant ("intellectuels" de gouvernement, politiciens et journalistes) et, d’autre part, de fournir aux professionnels de la gestion étatique des instruments critiques ("scientifiques") de compréhension du monde social, qui leur permettent de se défaire des représentations biaisées qu’ils produisent eux-mêmes. L’objectif est ainsi et de permettre à la recherche universitaire de "faire science" et, son autorité et sa valeur étant de la sorte assurées, de parvenir à la démocratisation non de la production des savoirs, mais de leur diffusion dans l’espace social, tout en obtenant pour les chercheurs le statut d’informateurs éclairés du prince.

Cette théodicée du champ "scientifique", qui prétend cumuler les bénéfices du discours descriptif et du discours prescriptif, associe un point de vue misérabiliste et victimiste sur les subalternes ("La plupart des citoyens n’ont pas d’autre choix, en effet, que de nommer leurs problèmes à l’aide du langage que leur fournissent ceux qui détiennent le privilège de parler en public") et une image idéalisée des "intellectuels" ("par définition, [les intellectuels] [font] partie du camp progressiste", "Les intellectuels ont toujours combattu la xénophobie et le racisme"). Cette association permet à Gérard Noiriel de justifier l’imperium qu’il réclame pour les "intellectuels" : puisque "la plupart des citoyens" sont privés de toute capacité intellectuelle et langagière propre, puisque la frontière entre ceux qui sont doués de la capacité de penser et de parler, les "intellectuels", et ceux qui sont pensés et parlés plus qu’ils ne pensent et parlent, la masse des gens, est si clairement délimitée et étanche, il faut que les "intellectuels", par définition vertueux, parlent et pensent pour les autres, et traduisent leur bonne parole dans un "langage" adapté, dans un langage sensible, qui les "touche", eux qui sont plus du corps que de l’intellect. La politique des « intellectuels «, définie par la recherche d’un plus petit commun dénominateur, par la recherche, au-delà de leurs différences ("Nous pouvons avoir des opinions différentes sur la "mondialisation", sur la réforme de la Sécurité sociale, sur le réchauffement de la planète"), d’un consensus par recoupements, aura pour objectif de "protester et d’agir collectivement contre les formes de discrimination et de stigmatisation" qui frappent les infants dominés, ces êtres non de la parole, mais du corps, ces pré-humains. Les "intellectuels" ont donc pour devoir de travailler à leur "Union sucrée" ("Intellectuels de toutes les chapelles, unissez-vous !") et de taire les divisions ouvertes en novembre-décembre 1995 par les projets de réforme de la Sécurité sociale, c’est-à-dire aussi par des politiques distinctes de la "mondialisation", qui n’ont bien entendu rien à voir avec les formes de discrimination et de stigmatisation qui doivent être combattues. Nous retrouvons là les principes qui commandent l’appel des "intellectuels et gens de culture" à voter Ségolène Royal. L’émancipation des discriminés et des stigmatisés sera l’oeuvre des "intellectuels" eux-mêmes !

C’est là la formule vertueuse, républicaine, idéale, que propose Gérard Noiriel pour surmonter ce qu’il présente comme des dysfonctionnements dans l’économie des savoirs de la constitution nationale/sociale de la société, censément indiscutable et indépassable ("la démocratie constitue leur seul horizon d’attente"), formule qui pourra être résumée au moyen d’un oxymoron, celui de "police démocratique" des savoirs.

Police démocratique des savoirs, qu’est-ce à dire ? Il s’agit pour Gérard Noiriel, en une sorte de politique aristotélicienne des savoirs et de la division du travail, que chacun reste à sa place, occupe son lieu naturel, et que la circulation des savoirs soit réglée de manière à ce que cette distribution des places et des fonctions soit respectée, pour le plus grand bien de tous. Il s’agit que le sens de la circulation des savoirs soit effectivement défini conformément à leur finalité et à la finalité de chacun des lieux de l’espace social. Les chercheurs doivent chercher, les médias médiatiser, les gestionnaires gérer et les citoyens sanctionner civiquement (sans débordements) le fonctionnement (ou les dysfonctionnements) du système. Il s’agit, en bref, que soit honorée une démocratie conservatrice et que soit comblé l’écart qui sépare la réalité présente de la démocratie de sa destination – cet écart étant bien sûr purement accidentel.

Cette police rêvée des savoirs est redoublée d’une police lexicale. L’historien intervient ainsi publiquement pour condamner vigoureusement l’abus de langage intolérable que représenterait le nom que se sont donné les Indigènes de la République . Le temps des colonies est fini, rappelle-t-il avec bon sens. Le régime juridique de l’indigénat n’est plus. La situation des minorités discriminées et stigmatisées dans la France actuelle n’est pas celle de colonisés. Une telle confusion des lieux et des époques, insiste-t-il, repose sur la méconnaissance des acquis de la recherche "scientifique". "Nous n’avons pas été consultés [nous, les intellectuels et gens de culture]", proteste-t-il, non sans humour. Le tort des Indigènes de la République serait ainsi double : ils porteraient atteinte à la majesté de la République, qui ne tolère maintenant en son sein – et bien malgré elle – que des "discriminations", et ils étaleraient une ignorance coupable de l’autorité de la Science. Mais leur véritable tort, leur tort fondamental, serait surtout d’enfermer "les gens dans une forme de particularisme", de leur imposer une "assignation identitaire". Ces propos, de la bouche d’un historien dont l’oeuvre a superbement ignoré l’histoire coloniale, d’un historien dont l’histoire de la colonisation n’est pas le domaine de spécialisation, qui donc n’a pas particulièrement étudié le passé colonial, c’est-à-dire aussi les formes de la présence de ce passé (bien que l’auteur des Origines républicaines de Vichy n’eût pas été tout à fait démuni s’il avait bien voulu s’attacher à penser dans une perspective socio-historique le passé continué du colonialisme, autrement dit les origines coloniales de la "République"), méritent d’être reçus avec circonspection. Cette circonspection devrait être d’autant plus grande que, dans ces propos et d’autres de l’auteur, sont repris tels quels, sans la moindre réserve, les leitmotive et les lieux communs du national-républicanisme aujourd’hui en vogue, républicanisme qui perçoit dans toutes les luttes minoritaires pour l’égalité des coups portés contre l’universel ("les idéaux de la République sont attaqués de toutes parts", " [l’appel des Indigènes de la République] enferme les gens dans une forme de particularisme"). Peut-on concevoir, de la part d’un historien qui affirme que son oeuvre vise à restituer aux opprimés la parole dont ils ont été dépossédés, indifférence plus grande aux stratégies langagières par lesquelles les subalternes ont toujours retourné les stigmates qui leur étaient imposés ? Peut-on imaginer ignorance plus manifeste de leur aptitude à utiliser des noms impropres, mais propres à choquer le bon goût de la bonne société "savante", pour forcer l’espace de la parole ? Que l’abus de langage dont les Indigènes de la République se sont rendus collectivement coupables ait été un abus délibéré, une provocation, et que personne n’était dupe de ce forçage de la langue, cela devait-il nécessairement échapper à l’entendement scolastique et républicain de Gérard Noiriel ? Cet entendement, d’habitude si soucieux de l’empirie, était-il condamné de plus à ignorer la réalité, composite, du mouvement des Indigènes de la République ? Drôle d’assignation identitaire, drôle d’enfermement dans un particularisme que celui-ci, qui, de manière assez improbable, réunit dans un même mouvement des descendants d’esclaves, de colonisés, de colons et de métropolitains, des athées, des juifs, des chrétiens et des musulmans, des nationaux, des étrangers et des sans-papiers, des chômeurs, des précaires et des bourgeois, des enseignants, des chercheurs et des activistes… c’est-à-dire des gens qui étaient toujours plus et autre que tout cela, des gens que réunissait la conscience d’un tort fait à l’égalité. Merveilleux communautarisme ! Le souligner ne revient du reste pas à faire l’impasse sur les ambiguïtés, les tensions et les contradictions qui traversaient et traversent encore ce mouvement, dont les membres sont d’ailleurs les premiers à débattre. La chose pourrait en revanche permettre aux esprits les plus rétifs de comprendre que l’abus de langage des Indigènes de la République n’en était pas tout à fait un.

Mais la police lexicale préconisée par Gérard Noiriel ne se préoccupe pas seulement des usages des multitudes turbulentes ; elle a aussi pour mission de régenter les usages langagiers de ceux qui prétendent accéder au statut d’"intellectuel". Sa mission première est même justement d’arracher le mot "intellectuel" à ses usages impropres. Il faut fixer le sens de ce mot et en clore l’histoire. Que la signification en soit flottante, qu’il fasse l’objet d’un travail polémique constant de resignification en relation avec les reconfigurations confuses et conflictuelles de la politique des savoirs, que ce mot dans son indétermination marque le caractère problématique de tout état des savoirs, ne peut que paraître scandaleux, dès lors que l’on a accepté les présupposés scientistes et positivistes de l’épistémologie de Gérard Noiriel. Il n’est pas acceptable que le mot "intellectuel" soit un mot en trop, un mot en excès par rapport à ses significations établies. Il faut que soit sacrifiée la vie politique du mot (qui manifeste que la production, la circulation et la politique des savoirs ne sont pas l’affaire des seuls "savants" et encore moins des professionnels de la gestion étatique) pour que soit mis un terme à ses usages abusifs, à son appropriation par les faux "intellectuels", les "intellectuels" médiatiques et les "intellectuels" de gouvernement. Il n’y a d’"intellectuels" proprement "intellectuels", selon Gérard Noiriel, que spécifiques, c’est-à-dire, chez lui, spécialisés, professionnels et patentés. Seuls peuvent prétendre au titre d'"intellectuel" les universitaires en tant qu’ils interviennent dans l’espace public pour verser aux débats les résultats de leurs recherches au sein du champ réputé autonome de la "science".

Cette opération de police lexicale et la défense conservatrice de l’ordre des savoirs qu’elle vient appuyer reposent sur la négation de la complexité de l’histoire de l’intellectualité et sur le déni du fonctionnement réel du champ universitaire et de la production des savoirs (l’Université est aussi le champ de bataille de toutes les ignorances, de tous les conservatismes, de toutes les réactions, de toutes les "maffias", "scientifiques" aussi bien que politiques). Elle implique de plus un abandon inavoué des expérimentations auxquelles se livrait Gérard Noiriel avant qu’il ne soit Gérard Noiriel, à l’époque où il publiait avec Benaceur Azzaoui Vivre et lutter à Longwy .

Ce livre s’inscrivait en effet dans le cadre du travail de l’Association pour la préservation et l’étude du patrimoine du bassin de Longwy, née dans le prolongement de la mobilisation des sidérurgistes lorrains contre les fermetures d’usines. Cette association, qui regroupait des militants, des syndicalistes ouvriers, des employés, des étudiants et des enseignants (dont Gérard Noiriel), s’est attachée pendant une dizaine d’années au recueil de récits de vie et à la réalisation d’enquêtes sociologiques et de recherches historiques, centrés sur le travail et l’immigration, inspirée en cela par les mouvements d’histoire alternative allemand et britannique (Alltagsgeschichte et history workshop). Nous sommes loin, avec ces expériences, de la défense de la forteresse universitaire à laquelle se livre aujourd’hui Gérard Noiriel. Il rappelait pourtant encore récemment, dans un entretien accordé à Joseph Confavreux, Carine Eff et Philippe Mangeot, à l’occasion de la parution des Fils maudits de la République: "Vous savez qu’aujourd’hui encore, la plus grande partie des recherches historiques sont réalisées au dehors de l’Université, par des "amateurs" travaillant dans un cadre associatif. C’est une façon concrète et réaliste de lutter contre la division du travail et l’enfermement des chercheurs dans leur tour d’ivoire. Mais c’est aussi un moyen de faire progresser la connaissance scientifique. L’histoire du monde ouvrier, l’histoire des femmes, l’histoire des persécutions antisémites sous Vichy ou l’histoire de l’immigration ont été d’abord développées par des militants associatifs, avant d’être prises en charge par l’historiographie officielle ." S’il est regrettable que cette inspiration n’ait pas trouvé son chemin dans Les Fils maudits de la République, il y a à cela une explication : elle en contredit purement et simplement la logique. On voit mal en effet comment il serait possible de réconcilier l’une et l’autre perspectives.

Là où Gérard Noiriel participait à la construction d’un intellectuel collectif qui ne réunissait pas exclusivement des "savants", qui présupposait donc que l’intellectualité n’a pas l’Université pour unique ancrage, il promeut aujourd’hui à travers sa réinterprétation de l’expression "intellectuel spécifique" une clôture de la démocratisation des savoirs, qui, symétriquement, vient transformer le sens de l’expression "intellectuel collectif" : un "intellectuel" collectif, ce n’est plus aujourd’hui pour Gérard Noiriel, si l’on s’en tient aux Fils maudits de la République, qu’un collectif d’"intellectuels" spécifiques, c’est-à-dire, dans son lexique, de chercheurs patentés qui interviennent dans l’espace public pour faire valoir le fruit de leurs recherches ou les intérêts de leur corporation – éventuellement avec l’appui de militants.

Il est donc assez curieux que Gérard Noiriel invoque Michel Foucault pour légitimer sa démarche, et qu’il trace une ligne sans solution de continuité entre la politique de l’intellectualité d’Émile Durkheim et celle de l’auteur de Surveiller et punir (et cofondateur du Groupe d’information sur les prisons), tant son usage de l’expression "intellectuel spécifique", assez conforme en effet aux vues d’Émile Durkheim, s’affirme en rupture avec celui que promouvait Michel Foucault. S’il affirmait bien que l’Université était un des lieux stratégiques de l’intellectualité, Michel Foucault ne confondait aucunement l’"intellectuel" spécifique et l’"intellectuel" spécialisé, c’est-à-dire l’universitaire adoubé par ses pairs, spécialiste d’un domaine de la connaissance universitaire. Du reste, selon Michel Foucault, les questions que pose l’"intellectuel" spécifique à partir d’un site particulier n’ont rien d’étroitement "locales", "spécialisées". L'"intellectuel " spécifique travaille au contraire à l’articulation de lieux apparemment disjoints de politisation et de production des savoirs (en posant, par exemple, comme Éric Fassin, la question de l’articulation de telle problématisation politique élaborée par le mouvement gai et de telle autre problématisation produite par le mouvement féministe). Il n’est donc pas tel de par son statut, il l’est de par sa position d’"échangeur" et de par sa pratique, laquelle vise, premièrement, à établir des liens transversaux de savoir à savoir, notamment de savoir autorisé, légitime, à "savoir assujetti", et inversement, et, deuxièmement, à participer à une politisation globale des savoirs, politisation qui, à distance du mythe de la "science" pure, vient établir le caractère (inconsciemment) toujours déjà politique des savoirs, autrement dit qui vise à mettre en évidence l’imbrication radicale des savoirs et des pouvoirs .

Ainsi, en lieu et place d’une réflexion stratégique sur l’ambivalence des pouvoirs et des savoirs, portée par le souci de leur problématisation, de leur politisation et de leur démocratisation, Gérard Noiriel voudrait réactiver la bonne vieille politique du savoir du fonctionnalisme durkheimien, sorte d’idéologie spontanée des sociologues et des historiens, bien faite pour leur renvoyer une image valorisante d’eux-mêmes : expertise institutionnalisée, organisation "démocratique" du champ universitaire, promotion d’un ethos désintéressé du service public "scientifique".

Tout cela est bel et bien. Mais, préférant la déploration à la compréhension, l’appel aux bonnes volontés à la mise en oeuvre d’une Realpolitik polémique de la raison, il ne lui vient pas à l’esprit de se demander pourquoi cette vision irénique de la cité "savante" est sociologiquement vouée à être déçue par le fonctionnement réel des univers "savants".


Jérôme Vidal


Jérôme Vidal est traducteur, éditeur et fondateur d’Éditions Amsterdam. Il a publié Lire et penser ensemble. Sur l’avenir de l’édition indépendante et la publicité de la pensée critique.