vendredi 30 novembre 2007

Silence, on vote : les «intellectuels» et le Parti socialiste

(Article publié dans le n° 1 (sept-oct 2007) de La Revue internationale des livres et des idées)


Le 24 avril 2002, quelques jours après le second tour de l’élection présidentielle qui vit s’affronter Jacques Chirac et Jean-Marie Le Pen, Serge Halimi et Loïc Wacquant publiaient dans The Guardian une tribune libre intitulée « The price of surrender » [La rançon de la capitulation], bientôt traduite et publiée en France sous le titre « Le prix du reniement ». Le titre de cette tribune a acquis récemment une ironie certaine : l’un de ses auteurs, Loïc Wacquant, a signé à la veille de la dernière élection présidentielle un appel à voter pour la candidate du Parti socialiste, Ségolène Royal, dont les termes représentent le reniement pur et simple de son inspiration centrale. Une capitulation en rase campagne, par laquelle le sociologue de Berkeley a rallié sans coup férir, et sans vraiment s’en expliquer, l’adversaire de naguère. Du moins n’était-il pas seul : avec lui, plusieurs dizaines d’« intellectuels et gens de culture », et non des moindres, qui auraient sans doute pu signer en 2002 sa tribune, faisaient acte d’allégeance à Ségolène Royal.

Que disaient Wacquant et Halimi à leurs lecteurs dans cet article dont la publication témoignait d’une audace dont peu firent montre au lendemain du « séisme prévisible » de l’élection présidentielle de 2002 ? Portons-nous directement à la conclusion du texte : « Tant qu’en France et en Europe, la gauche continuera à ignorer le développement de l’insécurité sociale engendrée par la dérégulation économique, elle méritera de perdre le pouvoir. Un « pouvoir » auquel elle a cessé de croire. » Traduisons : ce ne sont pas ceux et celles qui s’efforcent d’élaborer les termes d’une politique de gauche de gauche , ce ne sont pas ceux et celles qui ont refusé de porter au premier tour leurs voix sur Lionel Jospin, le candidat du Parti socialiste, ce ne sont pas les abstentionnistes vilipendés par les commentateurs politiques et médiatiques qui sont responsables de la défaite ; ce sont le Parti socialiste et le gouvernement de Lionel Jospin qui, en se soumettant à la logique néolibérale de dérégulation et de privatisation, en déclarant leur impuissance à conduire une politique de gauche et en accordant dans le débat public une place centrale à « la lutte contre la délinquance », ont situé à droite le terrain sur lequel a été disputée l’élection présidentielle de 2002, démobilisant de la sorte les électeurs de gauche et les classes populaires. Affirmer le contraire reviendrait à prendre en otage les électeurs de gauche, à procéder à une inversion absurde des responsabilités, à leur faire porter la responsabilité des conséquences (notamment la montée de l’extrême droite) d’une politique qu’ils rejettent. Autrement dit, conformément à la logique de marché qui est celle du champ de la politique institutionnelle, Halimi et Wacquant affirmaient en la circonstance (aveuglement et surdité du Parti socialiste, impossibilité de l’instauration d’un dialogue critique avec ce parti) le droit et la nécessité d’une défection à son égard.

Il n’est sans doute pas inutile de citer plus longuement la tribune en question : « En France, les électeurs de gauche et les fractions les plus prolétariennes de la société ont encore la possibilité de punir les candidats qui trahissent leurs engagements électoraux. Lionel Jospin avait pris l’engagement solennel de préserver le secteur public : « Je suis pour arrêter le programme de privatisation », promettait-il en 1995 lors du débat l’opposant à Jacques Chirac. Il est devenu le plus grand « privatiseur » de l’histoire de France, et il s’apprêtait à laisser basculer les chemins de fer, la Poste et EDF dans ce même système de la « concurrence » pour satisfaire les commissaires bruxellois chargés de faire régner l’ordre libéral. Jospin avait promis de renégocier le Pacte européen de stabilité qui oblige les membres signataires à mener des politiques fiscales et monétaires orthodoxes. Il l’a signé tel quel une semaine après son arrivée à Matignon. Jospin avait promis de défendre les salaires et les emplois à temps complet. Au lieu de cela, la loi sur les 35 heures s’est révélée une formidable machine à flexibiliser le travail de millions d’ouvriers et d’employés, les obligeant à travailler la nuit, les week-ends et à consentir à un gel de leur pouvoir d’achat. [...] Jospin est même devenu le premier chef d’un gouvernement de l’histoire de la gauche française à avoir réduit le niveau d’imposition des classes favorisées. »

Cette tribune peut sans doute susciter des réserves, mais le noyau argumentatif du « Prix du reniement » ne devrait pas moins convaincre aujourd’hui qu’il ne faisait hier. Comment donc expliquer le retournement (le « reniement ») en 2007 de Loïc Wacquant et de nombre de ceux qui partageaient sa conviction passée ? Le monde politique et le Parti socialiste sont-ils si différents que ces analyses aient été rendues caduques ? Intéressons-nous donc aux termes dans lesquels ce « reniement » a été formulé et « justifié ».

Le lundi 12 février 2007, Marc Abélès, Étienne Balibar, Robert Castel, Monique Chemillier-Gendreau, Yves Duroux, Françoise Héritier, Emmanuel Terray et Michel Tubiana publiaient dans Libération une longue tribune intitulée « Vaincre Sarkozy, maintenant ». Il s’agissait pour eux de définir « l’enjeu principal » et «l’adversaire principal » de l’élection présidentielle. Ils prétendaient, d’une part, fournir à leurs lecteurs égarés, à l’intelligence et au regard obscurcis par de viles considérations, la clé du chiffre de la situation électorale, et, d’autre part, dresser devant eux le portrait du péril qui les guettait et qu’ils ignoraient, et ainsi, par leur intervention, parer au désastre et unir la « gauche » divisée.

Quel était donc le visage de ce péril inaperçu, dont n’auraient pas pris la mesure les destinataires de cette tribune ? Un monstre hybride, « synthèse inédite de Thatcher et Berlusconi », associant le « libéralisme économique le plus offensif » et le détournement « sans vergogne de tous les moyens de l’État» à des fins privées, et « instituant un contrôle social de plus en plus étroit sur des catégories de plus en plus nombreuses de la population », avec la bénédiction « des grands groupes de l’audiovisuel et de la presse écrite» : Nicolas Sarkozy.

Face à cet « adversaire principal », il fallait que cessent les enfantillages (« les petits jeux délétères ») et les comportements irresponsables. Tels des pères et mères fouettards, les auteurs nous rappelaient au bon sens et à la décence : « la gauche et la droite ne peuvent pas être renvoyées dos à dos », « nous nous trouvons dans le même camp », « la victoire de Sarkozy, nous savons bien qui en paierait le prix fort : non pas tant les élus socialistes, les militants encartés de l’extrême gauche ou les experts autoproclamés, que, avant tout, les sans-papiers, les demandeurs d’asile, les sans-logis et l’immense armée des RMIstes, des précaires et des travailleurs pauvres ». Il était donc impératif « qu’à l’intérieur de la gauche la discussion et la critique demeurent fraternelles et préservent les chances du rassemblement final».

À la veille du premier tour de l’élection présidentielle, certains des signataires de cette tribune, accompagnés de nombreuses autres personnalités du monde universitaire et de la culture (faire nombre, faire bloc, semble avoir été un élément essentiel de la rhétorique déployée), dont Loïc Wacquant, publiaient dans Libération un nouvel appel au rassemblement, intitulé « Le 22 avril, assumer notre responsabilité » :

« Nous sommes des intellectuels et gens de culture, engagés à gauche de longue date sous des étiquettes diverses. Par-delà nos différences et nos divergences, qui subsisteront, nous appelons à voter dès le premier tour pour Ségolène Royal, seule candidature de gauche en mesure de remporter l’élection présidentielle. Aucune femme, aucun homme attaché aux idéaux républicains et aux valeurs de justice et de progrès social ne peut accepter que le 22 avril 2007 répète et aggrave les conséquences du 21 avril 2002. Une nouvelle défaite électorale de la gauche serait synonyme de graves menaces contre les libertés fondamentales et l’indépendance de la justice, de régression pour la recherche et d’asphyxie pour la création artistique, de domestication de l’information. Elle ouvrirait toutes grandes les portes à l’insécurité sociale et à la dérégulation économique, repoussant les forces progressistes et les mouvements sociaux en situation défensive et interdisant toute lutte efficace contre la dictature du marché dans l’Union européenne. Elle accentuerait la xénophobie et la criminalisation de l’immigration. Ce vote place donc chacune et chacun d’entre nous en face d’une responsabilité historique, pour la France et pour l’Europe. C’est pourquoi nous appelons tous les électeurs de la gauche, dans la diversité de ses composantes, à se rassembler dès le premier tour sur le nom de Ségolène Royal, pour barrer la route aux candidatures convergentes de Nicolas Sarkozy et Jean-Marie Le Pen, et déjouer le leurre que représente le projet de « grande coalition » de François Bayrou, mettant ainsi la gauche en position de gagner au second tour.»

L’accent était maintenant mis sur la nécessité d’éviter un second « 21 avril » et donc de voter dès le premier tour pour la candidature socialiste, seule candidature « de gauche » en mesure de remporter l’élection, et ainsi de faire barrage à la droite, et, élément inédit, évoqué sans plus de commentaires, « de déjouer le projet de « grande coalition » de François Bayrou ».

La logique de ces deux appels, réduite à sa plus simple expression, peut être aisément restituée : elle visait à refuser toute recevabilité à l’argument déployé par Halimi et Wacquant dans leur tribune d’avril 2002, à le rejeter hors du domaine du pensable et du praticable, à le repousser dans le domaine de l’« abject ». Nous basculons en effet avec ces appels dans le registre de la morale, invoquée au nom d’une réalité prétendument indiscutable, dépourvue d’ambiguïté, qui ne serait en rien problématique. Cette perspective, assortie de la menace d’une exclusion très « fraternelle » de la communauté des honnêtes gens («Aucunefemme,aucunhomme attaché aux idéaux républicains et aux valeurs de justice et de progrès social… »), avait pour objectif d’augmenter au maximum le coût entraîné par une insoumission à l’impératif catégorique énoncé. Autrement dit, ces appels visaient à interdire tout recours dans la situation à une stratégie de défection et, ce faisant, étaient conduits à restreindre radicalement la possibilité d’une prise de parole critique. C’était précisément, sur fond de dramatisation et de panique politiques et morales, la possibilité même d’une intervention critique dans la situation qui se trouvait ainsi exclue, à travers la construction d’une « alternative infernale ».

Que l’on partage ou non l’idée « qu’il fallait voter Ségolène Royal » (idée qu’il était d’ailleurs possible de défendre en adoptant une autre posture et en recourant à une autre rhétorique et à d’autres arguments), ce qui devrait frapper le plus dans ces deux appels successifs à la fraternité et au « rassemblement » de la « gauche » autour de la candidate du Parti socialiste à l’élection présidentielle, c’est leur déni des termes réels de la situation :

– les intentions de vote en faveur de Jean-Marie Le Pen, gonflées, de l’aveu même des sondeurs, pour tenir compte de leur sous-estimation en 2002, ne plaçant celui-ci qu’en quatrième position dans les sondages, il était improbable que se répétât un « 21 avril » ;

– l’attractivité des candidats de la gauche antilibérale étant réduite, pour de multiples raisons (division et concurrence internes, crainte d’une répétition du « 21 avril »), les risques de dispersions des voix de la gauche de gauche étaient de même peu élevés ;

– la dangerosité de Nicolas Sarkozy et la nécessité de lui faire barrage étant clairement établies dans tous les secteurs de la gauche, sans attendre les sermons d’Étienne Balibar, de Loïc Wacquant et de leurs amis, l’on se mobilisait activement en ce sens depuis longtemps déjà : aucun doute là-dessus, les miettes de la défunte gauche allaient voter « utile », « sans états d’âme » : la candidate socialiste, étonnamment épargnée par les candidats de la gauche de gauche, a en effet fait le plein de voix, sinon au premier tour, du moins au second, malgré une des campagnes les plus confuses jamais conduites par un candidat socialiste ;

– si Nicolas Sarkozy peut bien être présenté comme un hybride inquiétant de Ronald Reagan, George Bush (père et fils), Margaret Thatcher et Silvio Berlusconi, il emprunte aussi beaucoup, comme sa rivale, à William Clinton et Anthony Blair, à leur stratégie électorale et aux motifs idéologiques qu’ils ont développés : il est alors frappant qu’aucun des appels à soutenir la candidature de Ségolène Royal n’évoque la place centrale de la référence au New Labour d’Anthony Blair dans ses discours et ceux de son adversaire, New Labour que Loïc Wacquant vouait aux gémonies dans « Le prix du reniement » ; il n’est pas jusqu’à la manipulation du thème de la « participation » et du « déficit de représentation » – dont le diagnostic est porté, sans rire, au crédit de Ségolène Royal par Étienne Balibar – qui ne trouve là sa source : en France comme en Grande-Bretagne, ce thème a été l’un des instruments de la « présidentialisation » du parti, qui ne correspond en rien à sa démocratisation, et encore moins à celle de la société et des institutions politiques ;

– en raison d’un climat idéologique et d’un contexte politique beaucoup plus confus et contradictoire en France, le discours de Nicolas Sarkozy est lui aussi beaucoup plus flottant, et ne traduit pas une synthèse aussi apparemment unilatérale que celle élaborée en leur temps par Thatcher, Reagan, Bush ou Berlusconi ; il peut ainsi notamment, simultanément, emprunter aux leitmotive du lepénisme et avancer des propositions que l’on imagine scandaleuses d’un point de vue frontiste – propositions dont certaines ont de surcroît l’intérêt de couper en apparence l’herbe sous le pied de la gauche –, allant jusqu’à promouvoir un mixte paradoxal, que l’on pourrait désigner par l’expression de « communautarismes intégrés » ou de « communautarismes républicains » ; de ce point de vue, ceux qui identifient le discours de Nicolas Sarkozy au lepénisme (Sarkozy = Le Pen), comme les signataires de cet appel ou les membres d’Act Up-Paris, se trompent deux fois : Nicolas Sarkozy alimente lui-même délibérément cette confusion et cette réputation sulfureuse, pour son plus grand bénéfice, et c’est donc faire son jeu que de croire « l’enfermer » dans cette identification ; c’est de plus se condamner à ne pas pouvoir le combattre que d’ignorer sa complexité et son intelligence politiques en ne voyant dans son double langage que de purs « rideaux de fumée » ;

– la fracture béante ouverte à gauche par l’ascension du néolibéralisme étant irrésolue, l’idée d’une maison commune de la gauche, de la Ligue communiste révolutionnaire au Parti socialiste, est devenue à tout le moins éminemment problématique : les signataires des appels au rassemblement autour de la candidate du PS semblent les dernières personnes en France à n’avoir pas perçu ce sur quoi tout le monde, ou peu s’en faut, s’accorde, pour s’en réjouir ou le déplorer ; si les « éléphants » du Parti socialiste, dont Ségolène Royal, ne sont pas tout le Parti socialiste, si Ségolène Royal n’est pas Nicolas Sarkozy, si la « gauche » n’est pas la droite, si le Parti socialiste n’est pas l’UMP (on serait bien avisé cependant de se demander s’il ne faudrait pas prendre pour argent comptant les déclarations d’Éric Besson, et de tous ceux qui l’ont suivi, selon lesquelles leur « ralliement n’est pas un reniement »), il n’en est pas moins vrai, premièrement, que le PS constitue le « verrou » politique et idéologique de la situation présente, verrou qui empêche la recomposition d’une gauche de gauche, deuxièmement, qu’il a très largement contribué à légitimer les politiques et les leitmotive néolibéraux, tout en instrumentalisant la montée du Front national et, troisièmement, qu’un partage des rôles s’est mis en place dès les années 1980 entre la droite et le Parti socialiste, celui-ci préparant le terrain de celle-là, quand il ne la devançait pas, sous couvert de son étiquette « socialiste », en mettant en oeuvre les politiques qu’elle n’aurait jamais rêvé d’imposer elle-même ; le fait est que, s’il est pour le moins discutable que lasociétéfrançaise dans son ensemble a dérivé vers la droite, lechamp de la politique institutionnelleet ses acteurs, eux, dont en particulier le Parti socialiste et ses soutiens intellectuels, se sont assurément polarisé de ce côté;

– le Parti socialiste, se refusant absolument à prêter l’oreille à son électorat traditionnel et à la gauche de gauche, était déjà engagé de fait dans une stratégie de rapprochement avec François Bayrou : c’est le Parti socialiste qui, peu soucieux d’enrayer la dispersion progressive de ses électeurs, s’apprêtait à faire défection, selon la maxime brechtienne qui veut que, si le peuple vote mal, il faut en changer ; par ailleurs, la gauche de gauche étant décidément « irrécupérable » (Loïc Wacquant déclare ainsi dans un entretien que «le réservoir de voix à gagner à gauche du PS est quasiment vide ») et tout laissant penser que le candidat le plus à même de battre Nicolas Sarkozy au second tour était François Bayrou, le souci de préserver à la gauche réelle des marges de manoeuvre aurait dû conduire les signataires à ne pas fermer la possibilité d’une alliance des « centres », voire – puisqu’il s’agissait pour certains de faire un usage pragmatique et réaliste du vote – de soutenir le candidat du centre droit, plutôt que la candidate du centre gauche, pour que soit battu le candidat de l’UMP .

Face à ce déni de la réalité, face à ce refus de la complexité et du caractère problématique (« impossible ») de la situation, et comme de surcroît ils étaient implicitement qualifiés d’idiots, on comprend que beaucoup de citoyens et de non-citoyens lambda, d’activistes et de « militants encartés de l’extrême gauche », dont des sans-papiers, des demandeurs d’asile, des sans-logis, des RMIstes, des précaires et des travailleurs pauvres, aient pu être consternés et scandalisés par ces appels. 2007 aura été ainsi pour eux l’année où en France plus de deux cents « intellectuels de gauche », et non des moindres, auront adopté pour mot d’ordre

SILENCE, ON VOTE : PENDANT LES ELECTIONS, PAS DE CRITIQUE, PAS DE POLITIQUE

mobilisant, d’une forte voix (« Vous voulez donc un duel Sarkozy-Le Pen au second tour ? »), la peur et la culpabilité pour contraindre à se taire d’éventuels malentendants ou récalcitrants qui oseraient poser publiquement la question de savoir comment nous en sommes arrivés là, ou interroger le caractère flottant, contradictoire et, en un mot, désastreux de la campagne de Ségolène Royal (sa dénonciation de l’assistanat, son apologie obscène du « travail » à l’heure de sa précarisation structurelle – apologie qui constitue du reste, on ne l’a pas assez remarqué, le fond de ses attaques très blairistes contre les enseignants ; ses prises de position, sinon réactionnaires, du moins conservatrices sur la « famille », à la remorque même de son parti ; son invocation tonitruante de l’identité nationale et de la « patrie », son adhésion au discours sécuritaire de la loi et de l’ordre – par laquelle elle pensait pouvoir, comble du racisme de classe, mobiliser des classes populaires censément nationalistes et racistes).

Quel sens alors donner à l’apparent non-sens de ces appels, à cette étrange opération de police électorale, conduite par des « intellectuels » et formulée dans des termes dont on ne pouvait raisonnablement pas attendre qu’ils produisent l’objectif affiché, tant ils heurtaient le rejet de la langue de bois politicienne qui s’affirme dans la société ? Quel sens donner au psittacisme d’Étienne Balibar qui – un peu à la façon dont George W. Bush et Anthony Blair invoquaient encore et encore les armes de destruction massive supposément détenues par l’Irak pour convaincre de la fiction de leur existence – répétait de manière obsessionnelle l’expression « gauche de la gauche », comme si cette répétition avait le pouvoir de ramener à l’existence une gauche défunte dont le Parti socialiste aurait été une composante ?

Il y a derrière ces appels, à n’en pas douter, la peur panique, compréhensible, des conséquences d’une arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy. Il y a sans doute de plus, pour beaucoup de leurs signataires, une manière d’exorciser la culpabilité individuelle et collective, mal placée, de ne pas avoir voté pour Lionel Jospin en 2002, en la projetant en 2007 sur d’imaginaires irresponsables s’apprêtant à refuser, coûte que coûte et au risque de permettre l’élection du candidat de l’UMP, leurs voix à la candidate socialiste. Il y a sans doute aussi dans cette mise en scène, dans cette « performance » de l’« intellectuel », en tant que groupe social, comme « réaliste », « responsable », « bête à sang-froid » travaillée par la hantise du « gauchisme », une manière de se définir, de délimiter l’espace d’un entre soi de « la bonne société » et du « bon goût » des « intellectuels », de revendiquer pour celui-ci une place dans l’espace public et médiatique légitime, et de se donner ainsi l’illusion d’avoir encore une certaine prise sur le monde social.

Mais il y a peut-être surtout, pour certains de ses signataires, dans ce geste qui contredit radicalement tout ce pour quoi Pierre Bourdieu s’est battu au cours des dernières années de sa vie, une sorte d’acting-outdans leur travail de deuil, acting-out dans lequel se manifeste la part refoulée de leur attachement ambivalent au maître d’oeuvre de La Misère du monde et à l’inspirateur de Raisons d’agir. On imagine assez aisément que cet acting-out ait pu être facilité par l’apparition imprévue du fantôme de Pierre Bourdieu au cours de la campagne, par le truchement d’un enregistrement vidéo, vieux de quelques années, dans lequel il évoquait Ségolène Royal en des termes particulièrement peu flatteurs, particulièrement cinglants, qui prétendaient mettre en évidence son habitus de femme de droite .

De ce point de vue, la présence dans la liste des signataires de l’appel du 19 avril 2007 d’un nombre conséquent d’illustres « bourdieusiens » et de leurs adversaires non moins illustres de 1995 a de quoi laisser songeur et livre peut-être une des clés nécessaires à la compréhension de cet appel. En dépit de la dénégation par laquelle débute le texte (« Par-delà nos différences et nos divergences, qui subsisteront… »), cet appel peut être lu comme une sorte de danse macabre autour du cadavre de Pierre Bourdieu : une tentative de clôture du cycle ouvert par les grèves de novembre-décembre 1995 et de colmatage de la brèche que ces grèves avaient ouverte au sein de l’intelligentsia.

S’exprime en effet dans ces appels une sorte de mépris de classe à l’égard de ce qui, largement inspiré par les initiatives de Pierre Bourdieu et de ses amis et collaborateurs, sous le nom de « gauche antilibérale », à travers quelques revues, associations, organisations et partis, à travers divers réseaux plus ou moins homogènes, plus ou moins informels et étendus, reste de la gauche – sans même évoquer « l’extrême gauche » ou « la gauche révolutionnaire » dont, à rigoureusement parler, il n’est plus, dans ce pays, même de vestiges, sinon dans le monde fantasmagorique du personnel politique et journalistique qui s’agite sur nos écrans.

Sans doute cette gauche de gauche n’est-elle pas encore assez « civile », assez convenable, assez « intellectuelle » et respectueuse de l’autorité et de la majesté de la Philosophie, de la Science, de l’Université… et de l’ordre social. Pourtant, il faudra bien le reconnaître et s’y résoudre, aussi navrant soit-il, quelles que soient les fortes réserves que ce « reste » nous inspire, quels que soient ses manques et ses contradictions, qui ne sont que trop réels, en effet, la gauche, pour une part essentielle, c’est ça aujourd’hui, qui vaudra toujours mieux que le Parti socialiste de Ségolène Royal, de François Hollande, de Laurent Fabius ou de l’AMI Dominique Strauss-Kahn. Et il faudra bien faire avec. Sans en rabattre sur la critique et la polémique. Que la chose plaise ou non à nos intellectuels et gens de culture.

C’est en effet dès l’incipit de l’appel qu’ils ont publié le 19 avril 2007 dans Libération que ses signataires font naufrage : « Nous sommes des intellectuels et gens de culture… ». Nous sommes les kaloïkagathoï, auraient dit les membres de la bonne société de l’Athènes classique dans un langage à peine plus brutal : nous sommes les beaux-et-bons. Nous sommes des vaches sacrées. Nous sommes des esprits supérieurs. Nous sommes ceux qui comptent. Ceux auxquels leur fonction, leur statut ou leur nature confère un magistère, une autorité supérieure et légitime. Nous sommes les auctores, ceux qui possèdent l’art de déchiffrer le réel et d’en délivrer le sens, ceux qui dans la confusion restent capables de dire le bien et le mal. Nous sommes des gens de valeur, nous sommes la valeur incarnée. « Nous sommes des intellectuels et gens de culture ».

Non pas, donc, une définition de soi provocatrice et polémique, adressée à tous et susceptible d’être reprise ou contestée par tous, non pas une déclaration fondamentalement égalitaire portée par un « nous » universalisable, par un intellectuel collectif dont chacun peut en droit participer, mais un « nous » exclusif qui vient sanctionner la monopolisation de l’intellectualité et des savoirs légitimes. « Nous sommes de l’intelligentsia, nous sommes de la classe des intellectuels. »

Une telle politique de l’intellectualité et des savoirs ne pouvait que conduire ses promoteurs dans les eaux troubles de « l’ordre juste » de Ségolène Royal et du Parti socialiste. Souhaitons qu’ils ne s’y attardent pas trop.


Jérôme Vidal


Jérôme Vidal est traducteur, éditeur et fondateur d’Éditions Amsterdam. Il a publié Lire et penser ensemble. Sur l’avenir de l’édition indépendante et la publicité de la pensée critique.