lundi 23 juillet 2007

"Lier activisme et travail intellectuel"


Entretien avec Christophe Kantcheff
Politis : 24 janvier 2007

1) Pourquoi êtes-vous devenu éditeur et pourquoi Editions Amsterdam ?

Mon point de départ, c'est le constat d'une coupure entre la vie intellectuelle et militante française et ce qui se pense et s'écrit ailleurs. A l'heure de la mondialisation et de l'altermondialisation, il me semblait particulièrement regrettable que ne soient pas traduits des théoriciens comme Paul Gilroy, Stuart Hall, Judith Butler, Eve Kosofski Sedgwick, Homi Bhabha, Dipesh Chakrabarty ou Slavoj Žižek, qui se sont attachés à penser à reformuler les termes d'une politique démocratique radicale pour notre temps. Il s'agissait donc d'introduire en France les outils les plus intéressants pour penser les transformations du capitalisme, l'émergence de la question postcoloniale, le développement des luttes minoritaires… La traduction s'est donc très évidemment retrouvée au coeur du projet d'Editions Amsterdam. C'est aussi sur ce terrain, entre autres choses, que notre partenariat avec les revues Vacarme et Multitudes s'est fondé. Par ailleurs, sur un plan plus personnel, le métier d’éditeur me permet de continuer à lire et à écrire, de découvrir des auteurs et des livres, de lier activisme et travail intellectuel au sein de ma vie professionnelle, et ainsi d’avoir le sentiment de ne pas être trop « aliéné » par la contrainte du travail.


2) Comment avez-vous organisé votre structure éditoriale et dans quel esprit ?

Editions Amsterdam est une SARL. Depuis le lancement de la maison, j’ai été rejoint par Yann Laporte et Aurélien Blanchard – qui vont bientôt entrer dans son capital –, puis par Alexandre Laumonier des éditions Kargo. Nous n'envisageons pas de changer de statut. Ce qui nous semble important, ce sont surtout les relations de pouvoir effectives au sein de la maison. Ma position de fondateur et mes compétences me donnent encore, surtout vis-à-vis de l'extérieur, une certaine « autorité ». Nous nous efforçons de la défaire, de partager cette autorité et ces compétences, de faire d'Editions Amsterdam un véritable collectif. Nos rémunérations sont identiques. Nous prenons les décisions importantes de manière collégiale. Nous évitons de trop spécialiser nos responsabilités respectives : nous faisons tous notre part de travail éditorial, de création graphique, de secrétariat, de comptabilité... C'est une affaire compliquée, mais nous progressons. Sur la réalité de cet effort et de ce progrès, mieux vaudrait cependant interroger mes associés !


3) Vous publiez un livre d’intervention, Lire et penser ensemble, sous-titré Sur l’avenir de l’édition indépendante et la publicité de la pensée critique. Pourquoi ce livre après seulement 3 ou 4 ans d’existence ?

Comme beaucoup de gens, j'ai été très marqué par le livre d'André Schiffrin, L'Edition sans éditeur, mais la lecture qu’en font certains me paraît discutable. Je n'ai aucun doute sur la réalité des phénomènes de concentration dans l'édition et leurs conséquences. Mais s'appuyer sur ce livre pour se tresser une couronne de laurier et poser l'équation « éditeur indépendant = éditeur résistant = éditeur de qualité » me semble relever d'un désir d'autolégitimation ignorant de la complexité de la situation actuelle. Pour ma part, je crois que la stratégie adoptée par les grands groupes et décrite par Schiffrin fait d'eux des géants aux pieds d'argile, qui de plus risquent de subir de plein fouet la révolution numérique à venir, laquelle va bouleverser les fondements de leur prospérité. Mais surtout je crois que la focalisation exclusive sur les processus de concentration vient occulter d'autres aspects des transformations en cours, en particulier le rôle de l'Ecole et de l'Université. Les manuels d'histoire en usage actuellement sont selon moi des non-livres, ou des anti-livres, qui produisent en masse des non-lecteurs. Les conséquences de l'usage de ces manuels me paraissent dramatiques. Un monopole n’est jamais total et peut se défaire ou être défait de diverses manières. Une génération de non-lecteurs est une génération perdue. C'est pourquoi j'ai souhaité intervenir dans les débats actuels pour mettre à l’ordre du jour d’autres questions.


4) Vous lancez bientôt La Revue internationale des livres et des idées, un mensuel consacrée à la critique de livres de sciences humaines, mais aussi d’œuvres littéraires, cinématographiques, etc., uniquement réalisée par des universitaires. Pourquoi ?

L'idée n'est pas de faire écrire des critiques de livres par des universitaires, mais par des personnes ayant une compétence spécifique appropriée. La critique généraliste a sa légitimité et est parfois de qualité. Cela dit, il me semble qu'il existe en France un fossé entre la critique généraliste des pages littéraires et les recensions qui paraissent dans les revues savantes spécialisées, fossé qu'il conviendrait, sur le modèle de la London ou de la New York Review of Books, de combler. L'objectif est d'offrir au public cultivé le plus large et aux professionnels du livre des critiques de taille conséquente, rédigées par des « spécialistes », sur les ouvrages récents les plus critiques, qui se situent aux points de transformation et de bouleversement des savoirs établis et qui viennent déstabiliser les imaginaires sociaux et politiques. Nous voulons favoriser la circulation et la traduction des savoirs émergents. Ce qui implique notamment de mettre l'accent sur la production intellectuelle non francophone, laquelle n'apparaît dans la presse généraliste que de manière très exceptionnelle.


5) Où vous situez-vous idéologiquement ?

Je ne suis pas le mieux placé pour répondre à cette question ! D'autant plus qu’inévitablement les effets de mon travail m'échappent en partie. Je pense ici à la réception par certains journalistes du livre de Charlotte Nordmann, Bourdieu/Rancière – La politique entre sociologie et philosophie. Ils s'en sont emparés comme d'une machine de guerre anti-Bourdieu, ce qu'il n'est aucunement. Charlotte Nordmann et moi-même pensons depuis des années avec Bourdieu, de manière critique, certes, mais c'est la moindre des choses. Il ne s'agit pas plus de penser contre Bourdieu que contre Rancière, et encore moins de les concilier. Bourdieu et Rancière sont comme des frères ennemis. Ils se situent l'un et l'autre aux bords opposés d'un même problème : d'un côté, une sociologie de la domination qui insiste sur la prégnance de ses structures et qui tend à présenter les pratiques politiques d'émancipation comme des miracles sociologiques ; de l'autre, une pragmatique de l'égalité qui pose qu'il faut partir de la déclaration de l'égalité et de ses effets, et que la considération des déterminismes sociaux ne peut aboutir qu'à leur reproduction. L'objectif n'est pas d'apporter à ce problème une solution théorique, mais de montrer son insistance et sa fécondité pour la pensée et la politique critiques aujourd’hui.

On a là un bon exemple de la démarche politique, théorique et éditoriale d'Editions Amsterdam. Travailler l'ambiguïté et les fragilités de nos propres positionnements, plutôt que tenir à tout prix des positions. Autrement dit, faire notre possible – ce n'est pas facile – pour sortir d'une logique schmittienne, d'une logique ami/ennemi, en politique et en théorie. Ajoutez à cela une attention soutenue prêtée aux questions minoritaires, le refus d'y voir le supplément d'âme de petits-bourgeois parfaitement inscrits dans le monde capitaliste, le refus aussi de penser les relations de pouvoir comme des relations saturées, sans jeu et sans équivoque, ainsi que le souci de penser la question de l'agency (de la puissance d'agir et de penser) collective et individuelle, et vous aurez une bonne idée de ce qui nous préoccupe. « Comment maximiser notre puissance d'agir et de penser, dans le sens d’une égale liberté de tous et de toutes, dans un monde ambigu, dans lequel les voies de l'émancipation peuvent devenir des instruments de domination, et dans lequel ces instruments peuvent constituer autant de ressources pour une politique démocratique ? », voilà la question que nous aimerions poser et à laquelle nous souhaiterions apporter des éléments de réponse.