lundi 23 juillet 2007

Une élection présidentielle sans éditeurs et sans lecteurs ?

L'Humanité : 30 novembre 2006 (version originale)



La campagne des élections présidentielles de 2007 est aujourd'hui clairement engagée. Il est très improbable qu'éditeurs et libraires, du moins les plus gros d'entre eux, soient, en tant que tels, partie prenante des débats dont elle sera l'occasion, sinon comme promoteurs et diffuseurs d'une avalanche de livres rédigés par les différents candidats ou à leur propos. Dans la mesure où le monde de l'édition et de la librairie indépendantes traverse aujourd'hui d'importantes difficultés, notamment en raison de la constitution d'un « oligopole en réseau de l'édition » (Janine et Greg Brémond, L'Édition sous influence, Paris, Liris, 2002) et d'une « édition sans éditeurs » (André Schiffrin, L'Édition sans éditeurs, Paris, La Fabrique, 1999), il serait pourtant heureux que tous les acteurs de la chaîne du livre s'invitent dans ces débats pour faire entendre leur voix. Il en va du maintien, de la production et de la diffusion d'une culture publique critique nécessaire au débat démocratique, dont éditeurs et libraires, en particulier ceux qui travaillent en « indépendants », sont des vecteurs essentiels.

Éditeurs et libraires pourraient mettre en avant des objectifs et des revendications comme celles-ci, inspirés des propositions formulées par les auteurs précédemment cités et par l'association l'autre LIVRE: limitation stricte, par la loi, de la concentration, portant non seulement sur le contrôle des marchés de l’édition, mais aussi sur la diffusion et la distribution ; renforcement des dispositifs législatifs de limitation de la concentration dans les médias ; création d’un statut de maison d’édition à but non lucratif ou à bénéfices limités ; redéfinition de l’aide publique, aujourd’hui particulièrement favorable aux majors de l’édition ; financement public de fondations destinées à favoriser la création de médias indépendants et à garantir l’indépendance de certaines entreprises d’édition et de diffusion, et de certains médias ; soumission des ouvrages tombés dans le domaine public à un « droit d’auteur » de 1à 3 % destiné à alimenter un fonds d’aide aux éditeurs et aux libraires indépendants ; allègement des charges fiscales des librairies indépendantes et mise en place de dispositifs permettant de préserver ces librairies des pressions exercées par les grands diffuseurs ; création par la poste d’un tarif préférentiel pour les éditeurs et les libraires... Ces derniers pourraient en outre proposer d’assurer la mise en place d’une véritable politique du livre et de la lecture dans l’enseignement secondaire et universitaire, politique qui s’opposerait à l’utilisation du manuel comme support quasi exclusif de l’enseignement de disciplines comme l'histoire.

Parce que les indépendants, quand ils interviennent dans le débat public, se focalisent le plus souvent sur les processus de monopolisation à l'oeuvre dans l'édition et négligent à tort d'autres phénomènes tout aussi déterminants pour l'avenir du livre et de la pensée critique, nous n'insisterons ici que sur la proposition relative à la place et aux usages du livre dans l’enseignement secondaire et universitaire. Ces derniers déterminent en effet en grande partie le rapport aux savoirs et les désirs et les pratiques de lecture ultérieures des élèves et des étudiants. Or, les manuels scolaires utilisés – nous nous en tiendrons ici à l’exemple des manuels d’histoire du secondaire – fonctionnent de plus en plus, nous semble-t-il, comme des « non-livres », autrement dit comme des livres qui occultent, et pour cause, leurs sources bibliographiques et le travail de la pensée qui les a précédés, en particulier la dimension conjecturale et polémique de celui-ci, et qui ne suscitent pas chez leurs utilisateurs (plutôt que leurs lecteurs) le désir de circuler de livre en livre, mais qui ont pour effet au contraire de dispenser de toute lecture. Leur contenu est ainsi coupé du travail vivant des historiens, notamment dans ses aspects les plus critiques (il ignore par exemple les travaux qui lient les histoires de l’État national/social, de la nationalisation de la société, de la colonisation, de l’immigration, du monde ouvrier, de la sexualité, etc.). Cette évacuation se fait au profit d’une histoire à haute teneur idéologique, écrite du point de vue d’un État dont la fonction semble être de dompter les « masses », histoire qui vise à célébrer la « démocratie libérale », laquelle, après avoir triomphé de ses maladies infantiles, le communisme et le fascisme, et après avoir surmonté l’accident historique que serait son engagement colonial – comme si cette histoire lui était extérieure et ne l’avait pas façonnée de part en part – serait aujourd’hui confrontée au péril de la montée d’un islam radicalisé. De tels manuels ne peuvent que jouer le rôle d’éteignoir intellectuel pour les élèves.

L’usage de ces manuels, en raison de leur forme et de la pauvreté de leur contenu, risque de détourner leurs utilisateurs de la lecture d’essais et de les empêcher de développer une pratique active de la lecture, autrement dit d’en faire des non-lecteurs. Une politique démocratique des savoirs, soucieuse de la diffusion de la pensée critique et de l’avenir du livre, devrait donc considérer comme l’une de ses priorités de transformer le contenu et l’usage de ces manuels et d’intégrer à l’enseignement un apprentissage et une pratique de la lecture d’ouvrages dans lesquels s’expose l’histoire en train de s’écrire, l’histoire vivante.

Il y aurait bien entendu beaucoup d'autres choses à dire sur les voies possibles d’une réforme de l’Enseignement et de la sortie de ses impasses actuelles. Le système de notation, c’est-à-dire de classification, de hiérarchisation et, en dernière analyse, de sélection des élèves, qui vient produire, reproduire et légitimer (naturaliser) les inégalités en prétendant sanctionner les « talents » relatifs des élèves, autrement dit leurs aptitudes ou leurs inaptitudes supposées – les analyses de Pierre Bourdieu sur ce point conservent toute leur force, leur pertinence et leur valeur critique –, devrait aussi être l’une des premières cibles d’une politique démocratique des savoirs et du livre qui se donnerait pour objectif de maximiser la puissance de penser et d’agir des élèves et de favoriser la production et la diffusion d’une pensée critique publique.

Ces questions ne concernent certes pas seulement les éditeurs, les libraires ou même les enseignants : c’est tout un chacun, c’est-à-dire l’ensemble de la société, qui doit travailler à la critique et à la transformation des institutions qui, comme l'École, gouvernent nos vies et conditionnent la production et la diffusion des savoirs, enjeu essentiel s’il en est des luttes et des débats actuels ; mais éditeurs et libraires indépendants devraient être parmi les fers de lance de ces débats. Et ce d'autant plus que les candidats des deux partis électoralement les plus importants ont fait à propos de la réforme de l'École des déclarations des plus inquiétantes, déclarations qui font écho à celles, aussi tonitruantes qu'imbéciles et démagogiques, d'un ministre qui naguère appela à « dégraisser le mammouth » de l'Éducation nationale. Pour l'avenir du livre et de la pensée critique, il conviendrait que les acteurs de l'édition indépendante et leurs amis s'unissent et s'opposent à ceux qui voudraient entraîner le monde de l'édition et l’École dans une logique de marchandisation, logique qui oriente toujours plus l’École vers une mission de discipline et de police idéologiques et sociales qui s’accommode fort bien de l’évidement des programmes et des manuels scolaires de toute pensée et de toute dimension critique.