(Seconde esquisse de "Les Encantadas, ou Îles enchantées" in Herman Melville, Billy Budd, matelot et autres récits, Editions Amsterdam, coll. "Amsterdam Poches", Paris, 2007, trad. de Jérôme Vidal)
Ce sont hideux aspects et formes très horribles
Tels que Dame Nature est sans doute à leur vue prise de peur
Ou de honte, que des défauts si odieux
Aient pu à ses mains habiles échapper,
Tous affreuses peintures de la difformité.
Rien d’étonnant à ce que les hommes en soient épouvantés.
Car tous les objets qu’ici nous tenons pour affreux
Ne sont que des insectes qui effraient les enfants
Comparés aux créatures qui hantent ces îles.
Ne craignez rien, dit alors le pèlerin avisé,
Car ces monstres ne sont pas réellement là
Mais sont en ces formes effrayantes déguisés.
Et il lève haut sa lance vertueuse,
Aussitôt l’horrible armée se disperse
Et fuit dans le sein puissant de Téthys, où tous se tiennent
cachés [1].
Au vu de la description précédente, peut-on être joyeux sur les Encantadas ? Oui : pourvu qu’on trouve la joie, on sera joyeux. En effet, aussi sac et cendre que soient ces îles, elles ne sont peut-être pas pure désolation. Car si nul spectateur ne peut contester leurs titres à une considération très solennelle et superstitieuse, de même que mes plus fermes résolutions ne peuvent m’empêcher de voir la tortue-spectre émerger de son antre ténébreux, cependant la tortue, aussi sombre et mélancolique que soit son dos, possède une face brillante - son calipee, ou plastron, étant parfois d’une teinte dorée ou tirant vers le jaune pâle. De plus, tout le monde sait qu’aussi bien les tortues terrestres que les tortues marines sont ainsi faites que, si vous les mettez sur le dos, vous révélez leur face brillante sans qu’elles puissent se rétablir et donner à voir leur autre face. Mais après l’avoir fait, et parce que vous l’avez fait, ne jurez pas que la tortue n’a pas de face sombre. Appréciez sa face brillante, maintenez-la retournée si vous le pouvez, mais soyez honnête et ne niez pas la réalité de l’obscure. De même, celui qui ne peut pas retourner la tortue et la priver de sa position naturelle, afin de cacher son côté sombre et de révéler le plus vif, comme on ferait d’une énorme citrouille d’octobre au soleil, ne devrait pas déclarer pour autant que cette créature n’est rien qu’une tache noire comme l’encre. La tortue est à la fois obscure et brillante. Mais venons-en aux faits.
Quelques mois avant que je ne prenne terre pour la première fois sur l’archipel, mon navire croisait dans son voisinage immédiat. Un midi, nous nous trouvâmes au large de la pointe sud d’Albemarle, assez près de la terre. En partie par caprice, en partie pour explorer un pays si étrange, une chaloupe fut envoyée à terre, avec mission pour l’équipage d’observer tout ce qu’il pourrait et, en outre, de ramener toutes les tortues qu’il pourrait commodément transporter. Le soleil était déjà couché lorsque les aventuriers revinrent. Je regardais en contrebas par-dessus le bastingage, comme par-dessus la margelle d’un puits, et vis indistinctement l’humide chaloupe, enfoncée dans la mer, chargée d’un poids inaccoutumé. Des cordes furent lancées, et bientôt trois énormes tortues à l’aspect antédiluvien furent hissées avec peine sur le pont. Elles ne semblaient guère issues du sein de la terre. Nous étions au large depuis cinq longs mois, une période amplement suffisante pour parer tout objet terrestre d’une teinte fabuleuse aux yeux d’un rêveur. Si trois officiers des douanes espagnoles étaient alors montés à bord, il est assez probable que je les aurais fixés avec curiosité, palpés et touchés, tout comme font les sauvages avec leurs hôtes civilisés. Mais au lieu de trois officiers des douanes, voici ces tortues vraiment merveilleuses - sans rien de commun avec vos tortues bourbeuses d’écoliers, mais aussi noires que les habits d’un veuf, lourdes comme des coffres métalliques, avec des carapaces médaillonnées et arrondies comme des boucliers, cabossées et boursouflées comme des boucliers ayant affronté une bataille, hérissées ici et là d’une mousse vert sombre et rendues visqueuses par l’écume marine. Ces créatures mystiques, brusquement transférées dans la nuit depuis d’indicibles solitudes jusque sur notre pont populeux, m’émeuvaient d’une façon difficile à expliquer. Elles semblaient émergées depuis peu de dessous les fondations du monde. Oui, elles semblaient ces tortues sur lesquelles l’Hindou fait reposer cette sphère parfaite. Muni d’une lanterne, je les inspectais plus minutieusement. Cet air d’honorable antiquité ! Cette fourrure de verdure recouvrant les rudes écaillements et cicatrisant les fissures de leur carapace brisée ! Je ne voyais plus trois tortues. Elles s’étendaient - se transfiguraient. Je croyais voir trois colisées romains dans un superbe état de délabrement.
« Ô vous, très anciennes habitantes de cette île ou de toute autre île, dis-je, de grâce, accordez-moi la citoyenneté de vos villes trois fois ceintes de murs ! »
Le principal sentiment inspiré par ces créatures était celui de l’âge : sans date, d’une résistance infinie. Et, de fait, je ne croirais pas aisément qu’une autre créature puisse vivre et respirer aussi longtemps que la tortue des Encantadas. Sans même évoquer leur capacité reconnue à survivre sans manger pendant une année entière, considérez l’imprenable armure que constituent leurs vivantes mailles. Quel autre être corporel possède une telle citadelle à l’intérieur de laquelle résister aux assauts du Temps ?
Comme, lanterne en main, je fourrageais dans la mousse et apercevais les cicatrices anciennes de meurtrissures reçues à l’occasion de mauvaises chutes dans les montagnes marneuses de l’île - cicatrices étrangement élargies, enflées, à moitié effacées et déformées comme celles trouvées dans l’écorce d’arbres vénérables - je ressemblais à un géologue amateur d’antiquités, étudiant des empreintes d’oiseaux et des chiffres sur des ardoises exhumées, foulées jadis par d’incroyables créatures dont même les fantômes sont à présent défunts. Cette nuit-là, couché dans mon hamac, j’entendais au-dessus de ma tête la lente et épuisante reptation des trois lourdes étrangères sur le pont encombré. Leur bêtise ou leur résolution était si grande qu’elles ne contournaient jamais aucun obstacle. L’une d’entre elles cessa tout à fait de se mouvoir peu avant le quart de minuit. Au lever du jour, je la trouvai butée comme un bélier contre le pied inamovible du mât de misaine et s’efforçant toujours, bec et ongles, de forcer l’impossible passage. Que ces tortues soient les victimes d’un enchanteur justicier, malfaisant ou peut-être franchement diabolique, ne paraît jamais plus probable que lors de cette étrange folie d’un labeur sans espoir qui si souvent les possède. Je les ai vues au cours de leurs voyages se heurter héroïquement contre des rocs et demeurer ainsi longtemps poussant, remuant, forçant, afin de les déplacer et de maintenir leur inflexible route. Leur suprême malédiction est leur ingrate impulsion à la rectitude dans un monde désordonné.
Ne rencontrant pas d’obstacles semblables à celui de leur camarade, les autres tortues butaient simplement contre de petites pierres d’achoppement - seaux, poulies et glènes - et, par moments, en se hissant au-dessus, retombaient sur le pont dans un fracas ahurissant. Alors que j’écoutais ces reptations et ces ébranlements, je me représentais le repaire d’où elles provenaient : une île pleine de ravins métalliques et de crevasses, enfoncés profondément au cœur de montagnes brisées, et couverte sur des kilomètres d’inextricables fourrés. J’imaginai alors ces trois monstres inflexibles se contorsionnant, siècle après siècle, au travers des ombres, sinistres comme des forgerons, rampant avec une telle lenteur et si pesamment que non seulement des champignons et toutes sortes de moisissures poussaient sous leurs pattes, mais qu’une mousse fuligineuse se développait sur leur dos. Avec elles, je me perdis dans des labyrinthes volcaniques, j’écartai les branchages sans fin de fourrés pourrissants, jusqu’à ce que, dans un rêve, je me retrouve assis les jambes croisées sur la première d’entre elles, un brahmane pareillement monté de chaque côté, formant un trépied de fronts soutenant la voûte universelle. Tel fut le cauchemar extravagant occasionné par ma première impression de la tortue des Encantadas. Mais, le lendemain soir, aussi étrange que cela puisse paraître, je m’assis avec mes compagnons de bord et fis un joyeux repas de steaks de tortue et de ragoût de tortue et, le souper achevé, mon couteau sorti, j’aidai à transformer les trois formidables carapaces concaves en trois soupières fantasques, et je polis les trois calipees jaune pâle pour en faire trois splendides plateaux.
[1] Edmund Spenser, La Reine des fées, II, XII, 23, 25 et 33. (N.d.T.)