lundi 23 juillet 2007

Anatomie d'un pamphlet prohibitionniste

A propos de Bas les voiles ! de Chahdortt Djavann (Gallimard, Paris, 2003)

(octobre 2003)


I. Présentation du livre

Ce livre ne comporte ni chapitres, ni table des matières. Il ne comporte pas non plus de notes ou d’index, et ne fait à aucun moment référence à des travaux d’anthropologie, de sociologie ou d’histoire ou aux témoignages de femmes voilées. Chahdortt Djavann ne cite même jamais les "intellectuels" qu’elle dénonce. *Le cercle* de Jafar Panahi (p. 10), *Chaos* de Coline Serreau (p. 28) et le dernier livre de Michel Houellebecq (p. 31) constituent les seules références du livre.

Il ne s’agit pas d’un témoignage, bien que l’auteure fonde la légitimité de son discours sur son expérience vécue. Il ne s’agit pas non plus d’un essai sociologique s’appuyant sur des enquêtes de terrain. Il s’agit d’un pamphlet, d’un " coup de gueule " qui vise moins à susciter une discussion rationnelle et informée sur la question du foulard qu’à défendre le point de vue de l’auteure (en faveur d’une loi d’interdiction) au moyen d’arguments passionnels.

Sur la quatrième de couverture figure en citation la première phrase du livre : "J’ai porté dix ans le voile. C’était le voile ou la mort. Je sais de quoi je parle" ; ainsi qu’une notule sur l’auteure : "Chahdortt Djavann est née en Iran. Romancière, elle vit depuis dix ans à Paris où elle a étudié l’anthropologie", ces indications visant sans doute à renforcer ’l’autorité’ de l’auteure et à appuyer la citation : iranienne et anthropologue de formation, elle sait de quoi elle parle.

Visées du livre

(1) établir une police du discours légitime sur le foulard ; autrement dit, répondre à la question "qui a le droit d’en parler ?" (p. 8 et p. 17) ; réponse : elle seule : "Qui a le droit d’en parler ? Celles, peut-être, qui ont vécu dès avant leur adolescence les effets traumatisants des dogmes islamiques. Mais celles-là justement [...] n’ont ni le droit ni la force d’en parler" (p. 17). Chahdortt Djavann va donc parler pour elles toutes.

(2) persuader (et non pas convaincre) de la nécessité d’une loi interdisant le port du foulard à l’école et hors de l’école : "je demande que tous ensemble [...] nous exigions du gouvernement de la République qu’il légifère pour interdire le port du voile aux mineures, à l’école et hors de l’école" (p. 46).

Argument central

Chahdortt Djavann établit une équivalence (non métaphorique ou analogique) entre le foulard, le viol, la prostitution et l’excision ; cette équivalence lui permet d’exiger l’interdiction du port du foulard par les mineures ; il s’agit de protéger des *enfants* : "Imposer le voile à une mineure, c’est, au sens strict, abuser d’elle, disposer de son corps, le définir comme objet sexuel destiné aux hommes. La loi française, qui n’interdit rien aux majeurs consentants, protège les mineurs contre tout abus de ce genre. Toutes les formes de pression directe ou indirecte qui visent à imposer le voile à des mineures leur confèrent par là même un statut d’objet sexuel assimilable à celui de la prostitution. Elles doivent être interdites par la loi. Les mutilations psychologiques et morales sont des mutilations sexuelles ; tout comme les mutilations sexuelles sont également des mutilations psychologiques et morales." (p. 22)

Stratégie rhétorique

(1) dramatisation à outrance (le foulard ou la mort ; le foulard est un viol ; le foulard est une mutilation) qui va de pair avec un certain nombre de confusions et de généralisations abusives (le foulard a partout et toujours une seule et unique signification, en Iran comme en France ou ailleurs ; le foulard et la burka sont assimilés l’un à l’autre) ;

(2) disqualification des contradicteurs possibles au moyen d’arguments *ad hominem*, qui mettent en cause leur probité et leur autorité plutôt que la valeur et la rigueur de leurs arguments (il ne peut s’agir que de personnes de mauvaise foi, ignorantes, manipulées, dépourvues de bon sens ou travaillées par une forme de mauvaise conscience liée au passé/présent colonial de la France). Jamais Chahdortt Djavann ne discute sérieusement les arguments de ses adversaires implicites (jamais nommés, jamais cités), et à aucun moment elle ne semble considérer ce qui peut être problématique dans sa propre argumentation.

Public du livre

Public peu informé sur le sujet, perméable à une argumentation qui fait moins appel à la raison qu’au sentiment, et qui est sensible aux inquiétudes entretenues sur la supposée montée de l’islamisme intégriste en France et ailleurs.

Organisation du livre

(il s’agit ici d’une reconstitution du cheminement général du livre qui, en réalité, est assez sinueux) :

La première partie s’attache à établir la signification du foulard telle que l’auteure prétend la comprendre, mais aussi à mettre à plat l’’économie affective’ du foulard, de même que son ’économie sociale’ :

"Cela signifie en faire des objets sexuels : des objets puisque le voile leur est imposé et que sa matérialité fait désormais partie de leur être, de leur apparence, de leur être social ; et des objets sexuels : non seulement parce que la chevelure dérobée est un symbole sexuel et que ce symbole est à double sens (ce que l’on cache, on le montre, l’interdit est l’envers du désir), mais parce que le port du voile met l’enfant ou la jeune adolescente sur le marché du sexe et du mariage, la définit essentiellement par et pour le regard des hommes, par et pour le sexe et le mariage." (p. 12)

"La mère au voile. Le voile que la mère garde sur elle. Ce *doudou* qu’elle ne laisse jamais à son enfant, à son fils. Le voile porte l’odeur du péché, l’odeur de la mère interdite. La mère objet du désir, le désir coupable, réprimé par les lois ancestrales. L’image de la mère aimée, désirée, chez l’homme musulman, est symbolisée par le voile. Comme si ce voile qui a caché les cheveux de la mère dérobait du même coup la mère à son fils. C’est pourquoi les femmes voilées attirent davantage le regard des hommes musulmans." (pp. 15 & 16)

"Le voile, c’est en même temps un refuge pour dissimuler l’exclusion sociale. [...] La société n’a pas assez fait pour leur intégration. Comment s’étonner que certaines d’entre elles se réfugient sous le voile et essaient de trouver un mari qui les nourrira pour le prix de leur virginité ? [...] Ces femmes n’échappent à l’exclusion que par l’aliénation." (p. 24)

La seconde partie s’attache (1) à mettre en évidence la responsabilité des "intellectuels musulmans", tous coupables de complaisance avec les régimes dictatoriaux du "monde musulman" et qui n’hésitent par pour faire carrière dans les universités occidentales à défendre une image modérée de l’islam (cette partie s’attache à décrire "l’homme musulman", le "monde musulman", les "pays musulmans" et l’"Islam" comme des réalités homogènes : avec ces catégories d’amalgame se pose la question pour le lecteur de savoir s’il n’a pas affaire à un discours qui frise une forme d’essentialisation racisante) ; (2) à mettre en accusation les "intellectuels français", qui, en défendant le droit de porter le foulard à l’école, se font les alliés objectifs des théocraties islamiques.

"Il faudrait que les intellectuels français qui se déclarent hostiles à une école laïque qui ne tolère par les mineures voilées prennent conscience du fait que leur engagement sera un appui aux dictatures islamiques." (p. 35)

La dernière partie exige l’établissement d’un enseignement obligatoire du français et des cours d’instruction civique pour les immigrés, ainsi que le vote d’une loi interdisant le port du foulard à l’école.

II. Ce qui fait problème dans ce livre

Le livre est truffé de généralisations abusives : "le monde musulman" et "les pays musulmans" forment un bloc homogène (dans lequel la pédophilie est une pratique courante, tous pays confondus (p. 17)) ; les "intellectuels musulmans" ne se distinguent les uns des autres que par des nuances sans importance (la défense d’un islam laïc par certains est considérée par Chahdortt Djavann comme un subterfuge (p. 26 et suivantes)) ; le foulard (que l’auteure appelle "voile" puisque, selon elle il, est censé recouvrir tout le corps (p. 36)) est assimilé sans autre forme de procès à la burka portée à Kaboul (p. 30) ; aucune distinction n’est opérée entre les lieux (la France, l’Algérie, l’Iran) et les temps (la signification du foulard est invariable et immuable ; il s’agit donc nécessairement d’un archaïsme contraire à la modernité).

Chahdortt Djavann ignore aussi manifestement tout de la sociologie de l’immigration : l’économie sociale du voile qu’elle décrit repose sur une méconnaissance manifeste de la situation des personnes concernées : non, les jeunes femmes immigrées qui se voilent ne se voilent pas toutes pour trouver un mari qui leur garantira une relative sécurité économique ; c’est peut-être le cas de certaines, mais il n’est pas possible de généraliser : nombre de femmes voilées appartiennent aux classes moyennes, et poursuivent des études et une carrière professionnelle ; de plus, de façon générale, il n’est pas du tout assuré que les femmes issues de l’immigration réussissent moins bien leur intégration professionnelle que les hommes.

Par ailleurs, en présentant le port du foulard comme un phénomène concernant essentiellement des immigrées (cf. la dernière partie du livre), Djavann contribue à présenter le foulard comme un élément prétendument étranger à la communauté nationale, à construire une opposition fictive entre eux (les musulmans archaïques étrangers) et nous (les bon français, modernes et démocrates), alors que bien souvent les jeunes filles voilées et les parents de ces jeunes filles sont des citoyen-ne-s français-es. Son parti pris interdit à Chahdortt Djavann de prendre en compte la réalité, de prêter attention à la parole des jeunes femmes concernées et de considérer la possibilité que le foulard puisse être l’objet de significations et de réappropriations multiples et contradictoires.

Comme la plupart des textes des ’prohibitionnistes’, de ceux et celles qui veulent interdire le port du foulard, le livre de Djavann est outré et excessif ; il rompt le cadre du débat démocratique en disqualifiant radicalement tous ceux et toutes celles qui ne partageraient pas son point de vue ; son discours se présente comme absolument vrai et indiscutable, et rejette dans l’enfer de la déraison ses contradicteurs. Ainsi se trouve oblitérée la parole des jeunes femmes concernées, réduite à des " minauderies " de " midinettes " et de " perverses ".

Ainsi encore sont disqualifiés d’un simple trait de plume les travaux et les témoignages (qui ne sont pas même cités ou évoqués) de Fariba Adelkhah, Françoise Gaspard, Nilüfer Göle, Nacira Guénif, Farhad Khosrokavar et de nombreux autres, qui montrent la complexité et l’ambiguïté de la signification du port du foulard, sans pour autant négliger que le foulard matérialise et sert d’instrument à la domination masculine, parfois, comme en Iran, dans le cadre d’une violence d’Etat inouïe.

Car il ne s’agit pas, bien entendu, de nier le caractère problématique du foulard, d’ignorer que le foulard est aussi un symbole sexiste, un instrument de la domination masculine, et qu’il est parfois le moyen d’une violence destructrice dont on peut dire, métaphoriquement, qu’elle brise, viole ou mutile la personne voilée ; mais lire ces auteurs, prêter attention à la parole des jeunes voilées permet de comprendre que le foulard, du reste souvent porté contre l’avis de la famille et de l’entourage, constitue parfois le fruit d’une négociation, une sorte de gage qui permet aux jeunes voilées d’acquérir de l’autonomie, de sortir, de faire des études, et donc de ne pas être enfermées dans le rôle de la fille à marier ou de l’épouse ; qu’il s’agit avec le foulard peut-être aussi de neutraliser, certes de façon très ambiguë, la violence de la construction du rôle féminin dans notre société ; qu’il s’agit de réagir au déni de la place qu’occupe l’immigration d’Afrique du Nord dans l’histoire de France, de refuser le refoulement du fait que les musulmans qui habitent ce pays en sont partie intégrante ; que ces filles, loin de se refermer sur elle-même, souhaitent précisément rester au sein de l’école publique (et qu’elles ne refusent, pour l’immense majorité d’entre elles, aucune des contraintes de la vie scolaire) et fréquentent sans problème leurs camarades non voilées ; enfin, que dans bien des cas le port du foulard n’est qu’une étape, un moment dans un processus de construction de soi, et que beaucoup de jeunes filles voilées finissent par ôter leur foulard. Du reste, comme Djavann le souligne elle-même, "les débats sur le voile à l’école concernent un fait absolument minoritaire" (p. 38).

C’est sans doute parce qu’elle perçoit la faiblesse de son argumentation que Chahdortt Djavann est obligée de dramatiser son propos et d’assimiler sans discussion le port du foulard à un viol, à la prostitution, et même à l’excision.

C’est sans doute parce qu’elle ne se soucie pas véritablement des jeunes femmes voilées dont elle prétend défendre la cause, mais qu’elle vise à travers elles un Islam haï, que Chahdortt Djavann rejette la solution de bon sens - solution du reste conforme à la laïcité telle qu’elle a historiquement été définie, solution de plus qui s’imposerait quand bien même le foulard ne serait effectivement qu’un instrument de la domination masculine : laisser ces jeunes filles bénéficier de l’enseignement laïc et obligatoire que la République se doit d’offrir à toutes et à tous, et faire confiance au pouvoir émancipateur de l’école. De toute évidence, on n’émancipe pas à coup d’exclusion.