lundi 23 juillet 2007

Librairie indépendante : chronique d'une mort annoncée ?

Le Monde des livres : 16 février 2007



Les débats sur l'avenir du livre et la révolution numérique sont bien mal engagés. Nombre de libraires s'inquiètent de ce que certains éditeurs, mettant en péril l'existence même des librairies auxquelles ils doivent tant, se sont d'ores et déjà lancés sur la voie de « la dématérialisation du livre ». Les éditeurs incriminés protestent : le numérique ne menacerait aucunement la librairie ; le livre papier serait pour longtemps encore l'avenir du livre, et la librairie son mode de diffusion privilégié.

Le fait est, croyons-nous, que le développement du livre numérique et de la vente en ligne est inévitable, et que ses effets sur la librairie vont être considérables. Le scénario le plus catastrophique est celui de la disparition d'une grande partie des librairies indépendantes, à l'instar de ce qui s'est passé il y a déjà quelques années pour les disquaires. Les libraires ne seront pas les seules victimes. Les éditeurs dont l'activité dépendra encore de l'existence d’un dense réseau de librairies paieront eux aussi le prix fort. Ce scénario n'a rien d'invraisemblable. C'est même sans doute à l'heure actuelle le plus plausible. Son économie étant depuis longtemps fragilisée, la concurrence des « librairies » en ligne comme Amazon ou la FNAC a déjà un coût élevé pour la librairie traditionnelle, coût qui va très certainement aller augmentant. Mais une fois que la technologie du livre numérique, sous ses différentes déclinaisons (cd-rom, fichiers PDF ou Flash lisibles sur les écrans de micro-ordinateurs ou de PDA), sera suffisamment développée et diffusée, ce sont des pans essentiels de la production de livres (les manuels, les livres pratiques) qui vont dans un premier temps échapper aux librairies traditionnelles et, pour ainsi dire, réduire à néant les bases actuelles de l'économie du livre et de la librairie. Cette évolution sera de plus aggravée, pour ce qui est du livre papier, par le développement des services d'impression à la commande et par celui du papier électronique – qui associe les avantages respectifs du papier et du numérique.

Le seul frein qui subsiste encore à ce bouleversement, ce sont les intérêts des majors de l'édition, dont on sait que les profits proviennent pour une bonne part de leur activité de diffuseur et de distributeur, profits qui sont donc menacés par le livre numérique. Dès qu'Editis, Hachette, Gallimard et Flammarion-Rizzoli auront résolu cette équation et trouvé comment tirer plus de bénéfices du numérique que du papier, une grande partie de l'édition basculera en peu de temps dans l'âge du numérique. Et assurément, son sacrifice leur permettant de maintenir ou d'augmenter leurs profits, ces groupes ne verseront pas de larmes, sinon de crocodile, sur la librairie, dont ils ont déjà considérablement réduit l'indépendance par leurs pratiques commerciales.

Les perspectives des libraires ne sont donc effectivement pas réjouissantes. Et si le numérique est loin de n'être qu'une menace pour les libraires, comme l'attestent les lybers des éditions de l'Eclat (ces livres, disponibles en accès libre sur Internet, sont parmi ceux qui se vendent le mieux en librairie dans le catalogue de cet éditeur), il est dans ces conditions assez indécent de les exhorter à « positiver », comme si les difficultés qui sont déjà les leurs n'existaient pas, comme si les menaces qui pèsent sur eux n'étaient pas réelles, comme s'il suffisait pour les affronter de faire preuve d'une volonté d'adaptation aux temps nouveaux. Nous comprenons donc parfaitement la colère de Christian Thorel, Jean-Marie Sevestre et Mathieu de Montchalin (Le Monde, 15 décembre 2006), et ce d'autant plus qu'il n'y a pour les éditeurs aucune urgence à rejoindre des initiatives comme Search Inside d'Amazon (qui permet de consulter en ligne des extraits de livres). Mais que faire ? Il convient, pour préserver et même développer la librairie indépendante, d’élaborer une stratégie réaliste, à la mesure de la « puissance » du numérique et susceptible de détourner une partie de celle-ci au bénéfice des librairies. Car si l'Internet et le livre numérique ont le pouvoir de transformer radicalement le monde du livre, les habitudes de lecture, les comportements des acheteurs de livres, c'est bien qu'ils sont doués d'une certaine puissance, d'une certaine attractivité ; c'est bien qu'ils ont leurs intérêts et avantages, capables de rencontrer ou de susciter les besoins et les désirs des lecteurs. Les sites déjà développés par quelques librairies et les projets de plateformes de vente en ligne communes à plusieurs librairies indépendantes sont des premiers pas encourageants, mais ils ne constituent certainement pas une réponse à la mesure des transformations en cours. Seuls quelques-uns tireront peut-être à ce compte leur épingle du jeu. De ce point de vue, le choix de certains libraires de rejoindre le programme Amazon Marketplace, qui leur permet de vendre des livres par l'intermédiaire d'Amazon, n'est pas irréaliste – à court terme. A plus long terme, Joël Faucilhon, le fondateur de lekti-ecriture.com, a souligné récemment (Le Monde, 30 novembre 2006) combien une telle stratégie augmentait la dépendance des librairies, transformées en stocks externalisés d'Amazon. Il est de plus à peu près certain que, comme aux Etats-Unis, Amazon profitera de son hégémonie pour diminuer la part du bénéfice des ventes revenant aux libraires associés.

Deux réponses complémentaires peuvent être apportées : d'une part, la création d'outils appropriés permettant aux libraires de créer et de gérer, aisément et à moindre coût, leurs propres sites de vente en ligne ; d'autre part, la création d'une plateforme mutualisée, ouverte à tous les libraires qui souhaiteraient la rejoindre, offrant les mêmes services que les grandes libraires en ligne existantes, et plus encore. Mais ces projets nécessitent une expertise technologique et des investissements initiaux non négligeables. La communauté des promoteurs du logiciel libre aurait ici à jouer un rôle essentiel. Les libraires pourraient peut-être aussi trouver en Google un soutien inattendu. Enfin, la politique d’aide à la librairie de l'Etat, fondée sur une économie du livre vouée à disparaître, devrait être radicalement réorientée pour tenir compte du défi que représente le numérique. Les deniers publics seraient en effet sans doute mieux employés à soutenir les initiatives visant à aider les libraires à entrer dans l'âge du numérique qu'à maintenir l'illusion qu'il est possible, avec un petit coup de pouce, de continuer comme si de rien n'était. La Poste, en tant qu'intermédiaire principal du commerce en ligne, aurait aussi son rôle à jouer, en proposant aux libraires des tarifs raisonnables, sinon avantageux. C'est à ces conditions que l'inscription du livre dans la ville et que le rôle fondamental de passeurs et de promoteurs d'une édition indépendante et exigeante que tiennent les meilleurs des libraires pourront être préservés.

Les libraires vont devoir redéfinir et réinventer leur métier. Les accompagner sur cette voie, c'est nous aider nous-mêmes, nous éditeurs qui ne considérons pas que le livre est une marchandise comme les autres. C'est aussi aider l'ensemble de la société, qui pâtirait grandement d'une réduction de la diversité des supports et des réseaux de diffusion et de circulation de la pensée et des idées.